Dans notre précédent travail, nous nous étions intéressés au dégoût tel que n’importe qui peut le ressentir. Avec ce livre, nous avons voulu nous intéresser aux professionnels qui sont confrontés à ces corps que nous qualifions de « dysphoriques » (par opposition à euphoriques), c’est-à-dire peu ou pas valorisés dans l’espace social. Ce sont les corps des malades, des mourants, des morts, des vieux, des pauvres… Ils n’évoquent pas des sensations agréables ou positives comme les corps jeunes et beaux tels qu’ils apparaissent, par exemple, dans les salles de sport. Nous souhaitions comprendre comment les professionnels qui sont à leur contact réagissaient à l’égard de ces corps.
L’objectif était d’enquêter auprès de professionnels faisant face à ces corps « dysphoriques » : pompiers, infirmiers, aides-soignants, brancardiers, personnels des pompes funèbres, travailleurs sociaux. La consigne était d’abord de vérifier s’ils étaient effectivement affectés par le dégoût dans le cadre de leur métier. Il s’agissait aussi de déterminer quelle est la part de l’aveu, du déni ou de la dénégation – ce qui n’est pas pareil – liée à ce sentiment de dégoût. Enfin, nous souhaitions mettre en lumière les tactiques défensives déployées par les professionnels. Il faut noter que plusieurs des chercheurs ayant collaboré à cet ouvrage ont eux-mêmes été sur le terrain. Celui qui a écrit sur les pompiers a ainsi été pompier pendant dix ans. D’autres ont fait de l’observation participante. Ils ont donc pu écrire sur le dégoût observé chez les professionnels, mais également sur celui qu’ils ont eux-mêmes ressenti.
Le dégoût est l’affect le plus somatisé qui soit. Il suscite de manière quasi automatique une réaction somatique violente (des haut-le-cœur, le retrait du corps…). Dans notre travail précédent, nous avions démontré que le dégoût est provoqué par des objets, des situations ou des personnes qui ont un rapport avec la notion de « bas », le bas social ou le bas corporel. Un bon exemple est la limace, qui est un animal mou, lent, sans puissance. Elle symbolise l’animalité basse et faible. Ce qui provoque le dégoût, c’est le bas corporel de l’autre, ses humeurs comme le sang des règles, le sperme, l’urine, les fèces. C’est aussi tout ce qui n’est pas maîtrisé – les ongles, les poils… Le dégoût a à voir avec la faiblesse, la non-maîtrise.
Le dégoût est de fait bel et bien ressenti au sein de l’ensemble des professions que nous avons étudiées. Ce sentiment est souvent avoué. Par exemple, aujourd’hui, les infirmières parviennent à avouer le dégoût qu’elles éprouvent à l’égard de certains patients. C’était beaucoup moins fréquent autrefois. Il reste cependant une bonne part de dénégation chez les professionnels à l’égard de cet affect. Il y a deux raisons à cela. La première, que je qualifierai de « masculine », réside dans la fierté qu’il y a à maîtriser ses affects. C’est une forme d’autocontrôle professionnel face aux corps « dysphoriques » qui est très présente chez les infirmiers des chambres mortuaires ou les pompiers – des professions essentiellement masculines. On retrouve toutefois aussi cette fierté d’être au-dessus des affects dans certaines professions féminines. L’autre explication, davantage « féminine », est en lien avec l’empathie, qui occupe une grande place dans les professions du soin, de l’aide et du secours. Avouer son dégoût à l’égard d’un usager ou d’un patient, c’est être incapable de manifester cette empathie. On l’observe dans des professions très féminines, comme chez les aides-soignants ou les infirmiers, mais aussi dans des professions masculines. Les pompiers, par exemple, sont censés montrer de l’empathie.
Il est rare que l’aveu du dégoût soit fait directement à la personne qui le provoque. C’est quasiment un interdit professionnel pour les raisons que je viens d’évoquer : l’autocontrôle et l’empathie, qui font partie des devoirs liés au métier. On peut aussi avouer son dégoût à ses collègues, mais c’est rarement une bonne idée, car ceux-ci attendent justement de vous que vous fassiez preuve d’autocontrôle. Un jeune pompier qui va montrer trop clairement qu’il ne supporte pas certaines odeurs en intervention va se faire reprendre par ses collègues plus chevronnés. Entre eux, les professionnels s’avouent leur dégoût sous une forme plutôt indirecte. Cela peut prendre la forme d’un bizutage chez les pompiers ou de plaisanteries chez les étudiants en médecine. Dans l’ouvrage, un chapitre est consacré à des aides-soignantes en gériatrie qui détournent cet affect dans une sorte de théâtralisation. Il s’agit d’une autodérision permettant de dire le dégoût sans le reconnaître. Enfin il reste le pur aveu à soi-même – pas si facile, d’ailleurs, car on peut ressentir de la honte à s’avouer son propre dégoût à l’égard de personnes que l’on a en charge.
Les techniques matérielles précèdent les techniques psychiques : se mettre un peu à distance de la personne qui provoque le dégoût, appliquer un produit mentholé à la base du nez pour contrer les mauvaises odeurs… Nous nous sommes intéressés aussi au port des gants, qui s’est généralisé dans ces professions au cours des années 1990 sans qu’il y ait toujours une justification rationnelle d’en porter. Les sages-femmes, jusque-là résolument opposées au port des gants lors des accouchements, se sont ainsi mises à en porter. Nous décrivons aussi des comportements paradoxaux, comme ces soignantes qui portent des gants pour intervenir auprès de personnes âgées démentes mais qui, en même temps, les embrassent. Il y a là une espèce d’ambivalence à l’égard de ces corps déchus. On peut se demander si ce n’est pas comparable à l’enthousiasme des agents des pompes funèbres lorsqu’il faut se porter volontaire pour aller sur des sites où les cadavres sont particulièrement répugnants. Ce peut être aussi une façon de compenser le sentiment du dégoût par une affectivité démonstrative. Face à la culpabilité suscitée par un port de gants manifestant le dégoût à l’égard de la personne, il faut probablement, à un moment donné, faire acte de réparation.
Nous nous sommes appuyés sur les travaux de Norbert Elias, qui a montré que, sur plusieurs siècles, la civilisation des mœurs a provoqué un abaissement des seuils de tolérance face aux manifestations du corps, en particulier du bas corporel. Nous sommes devenus plus intolérants à l’égard de la partie non maîtrisée de l’existence organique. Norbert Elias l’a montré en particulier en ce qui concerne le rapport au corps âgé et mourant. On a tendance à isoler de plus en plus les personnes âgées et mourantes. Le paradoxe est que de plus en plus de professionnels ont à affronter dans leur métier ces corps vieux, pauvres, malades, mais en même temps ils sont interdits de manifester leur dégoût, car nous sommes censés être devenus plus civilisés.
Notre travail sur le dégoût nous a permis de l’observer en tant que phénomène psychologique, mais aussi de mieux comprendre ses rapports au monde social. Le corps est un objet pour les sciences sociales dans la mesure où il permet de lire et de décrypter le monde social. Certains dégoûts sont purement et simplement liés à l’« autre social », évoquant le bas, non pas du corps, mais de la hiérarchie sociale. Les Juifs étaient ainsi considérés, dans l’Allemagne nazie, comme des sous-hommes, dans l’infrahumanité. Il peut sembler pourtant qu’éprouver du dégoût pour quelqu’un, c’est méconnaître d’abord sa propre altérité, le fait qu’il y a aussi en nous du bas et du faible, tout en refusant de reconnaître l’altérité de l’autre au moment où il est dans la faiblesse ou au bas du monde social.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Politologue et sociologue, Dominique Memmi est directrice de recherche au CNRS (CSU-Cresppa). Avec Gilles Raveneau, ethnologue à l’université Paris-Ouest Nanterre (LESC), et Emmanuel Taïeb, politiste à Sciences Po Lyon, elle publie Le social à l’épreuve du dégoût (éd. Presses universitaires de Rennes, 2016). Ils animent le réseau thématique « Gestion politique du corps et des populations » de l’Association française de sociologie.