Quand le froid s’insinue sous sa tente trop courte pour ses longues jambes, Monk rêve. Progressant lentement sur le sable surchauffé du désert, une caravane passe devant ses yeux. Monk sent l’odeur des bêtes, entend le claquement des vêtements des nomades, suit leur marche laborieuse. Le rêve n’est pas un souvenir ; rien qu’une chimère « sans nom, sans date et sans ombre », une fantaisie imaginée de toutes pièces pour s’évader. De toute façon, Monk n’a pas de souvenirs. Il a « relégué sa citoyenneté sous de vieilles hardes », égaré ses papiers d’identité, « son nom, son lieu de naissance, son âge » ne l’intéressent plus. A quoi bon se torturer ? Monk se veut « vide comme une coquille de fer », trimballant sur son « territoire d’indignité » sa grande carcasse de « monstre roux », de « croque-mitaine des faubourgs ». Monk vit à la rue et ni sa culture, ni son instruction ne l’ont protégé contre la chute. Le lecteur ne saura d’ailleurs rien de lui, et le récit de son quotidien n’est pas vraiment une histoire, tout au plus une succession d’instantanés, de moments partagés sur le vif. Poétesse, dramaturge, metteuse en scène, réalisatrice, Corinne Dufosset s’interroge dans L’Abyssinie sur « la non-place des populations marginales dans le milieu urbain », annonce son éditeur. Tentes, gares, arcades de centres commerciaux, grands ensembles, rames de RER, parcs publics, bords de Seine… Tout le roman tourne en effet autour de l’appropriation de l’espace. Un espace que les sans-abri arpentent « chaussés des sept lieues de leur solitude », jusqu’à s’y fondre et devenir invisibles.
L’Abyssinie
Corinne Dufosset – Ed. du Panthéon – 13,90 €