Recevoir la newsletter

Soirée tissage… de liens

Article réservé aux abonnés

Créée en 2012, l’association Médiation nomade anime des soirées dans des quartiers en difficulté. Pour Yazid Kherfi, son fondateur, ancien délinquant devenu travailleur social et universitaire, c’est en allant vers les publics éloignés des institutions que peut se retisser le lien social.

Vendredi 14 septembre, à 19 heures, Yazid Kherfi retrouve son camion, préalablement garé au centre-ville de Taverny (Val-d’Oise) pour une soirée « médiation nomade ». Avec son livre Repris de justesse (éd. La Découverte, 2003), les nombreux articles et émissions télévisées qui lui ont été consacrés, Yazid Kherfi est presque devenu une star de la prévention urbaine. « Il a un parcours dans lequel beaucoup de jeunes se reconnaissent. Originaire d’un quartier populaire, il est le fils d’une famille algérienne, est passé par la délinquance et s’en est sorti car des gens ont cru en lui. C’est quelqu’un qui a repris du pouvoir autrement », souligne Brigitte Fine, ancienne directrice de centre social à la retraite, impliquée dans la vie associative à Avignon. Il met maintenant son expérience et sa notoriété au service d’un projet : retisser du lien avec les habitants, et notamment les jeunes les plus en difficulté, de quartiers « sensibles », à travers l’association Médiation nomade(1).

À la demande des pouvoirs publics

Accompagné de Carole Coulon, étudiante en master 1 « cadre d’intervention en terrain sensible » (université Paris-10), en stage dans l’association, Yazid Kherfi commence par préparer un gros thermos de thé à la menthe sur le gaz du camping-car aménagé. Décoré par un graffeur, le camion ne laisse pas indifférent : des passants s’étonnent gentiment de cette odeur de menthe qui s’en échappe, des adolescents demandent s’il s’agit d’un camion-pizza. Yazid Kherfi répond par la négative, mais en profite pour engager la discussion. Après un rapide échange sur les termes « fraternité » et « non-violence » écrits sur le camion, les adolescents repartent.

Il est 19 h 30, l’heure de se diriger vers les Sarments, l’un des deux quartiers prioritaires de cette petite ville du Val-d’Oise, où va se dérouler la soirée. « Quand je retourne sur un quartier où je suis déjà allé, j’essaie d’arriver en avance. Je m’installe avant que les élus ou les éducateurs de rue n’arrivent. Cela permet un autre type de rapports », explique Yazid Kherfi. S’il intervient toujours à la demande des pouvoirs publics, il est important qu’il n’y soit pas totalement associé. A Taverny, les soirées « médiation nomade » ont été largement annoncées. « Cet affichage est à double tranchant. Cela permet de faire venir des gens, mais en même temps cela donne un côté un peu institutionnel », regrette-t-il.

L’occasion de prendre contact

Sur place, le travailleur social et la stagiaire sont accueillis par Fahrid Diaf, éducateur en prévention spécialisée à l’Association défense et prévention de la jeunesse (ADPJ), et Ali Mzé, référent pour les 16-25 ans au centre social. Suivant leurs indications, le camping-car se gare sur le parking de la résidence, sous une pluie battante. Heureusement, il est équipé d’un large auvent. Tables et chaises pliantes sont rapidement installées à l’abri, et un plateau de verres à thé, le thermos et quelques jeux de société sont sortis. Autant d’éléments qui favorisent la prise de contact. Une deuxième étudiante (en master 2) rejoint l’équipe. Puis une rallonge est tirée depuis la petite salle associative voisine pour brancher une chaîne et des spots de couleur. Malgré le temps maussade, la musique et les jeux de lumière donnent un petit air de fête. Une demi-douzaine d’adolescents s’approchent. Yazid Kherfi leur propose un verre de thé, ils s’installent pour quelques parties de Puissance 4, de 421, de belote… Les deux étudiantes prennent place autour de la table et intègrent le jeu. Si les ados n’hésitent pas à « se chambrer » sur leur scolarité difficile ou interrompue, ils profitent surtout de cet intermède ludique qui change du quotidien. Après trois quarts d’heure, deux verres de thé et quelques chips, ils s’en vont. Même sans être restés longtemps, ils ont néanmoins échangé quelques mots avec Fahrid Diaf, qu’ils connaissaient déjà de vue – ce qui favorisera des rencontres ultérieures. Des personnes rentrant rapidement chez elles déclinent poliment l’invitation. Quelques enfants, une jeune femme salariée accompagnée de sa petite sœur s’arrêtent un moment.

C’est l’occasion pour Ali Mzé, qui a récemment changé de centre social, de reprendre contact avec des personnes qu’il n’avait pas vues depuis longtemps. Seul un étudiant, en pleine réflexion sur son projet professionnel après avoir terminé son service civique, s’attarde un bon moment. Passionné par le numérique et en quête d’une formation dans le secteur, il échange longuement avec les étudiantes, intéressé par l’action de l’association au point d’envisager éventuellement de s’y engager bénévolement. Ce jour-là, si les habitants ne sont pas au rendez-vous, les professionnels le sont. Deux autres étudiantes en master à Paris 10 qui ont consulté le site de Médiation nomade se sont déplacées. Un élu, la directrice du centre social, la déléguée du préfet puis une représentante du bailleur social échangent avec Yazid Kherfi.

A 23 heures, il est temps de replier chaises et tables. Il n’y aura pas besoin de la clé USB de musique classique pour marquer la fin de la soirée. « Quand, vers minuit, il reste encore beaucoup de monde, particulièrement des jeunes, je la mets. C’est radical ! », s’amuse-t-il.

Une préparation très en amont

Depuis 2012, à la tête de son association, le travailleur social promène son camping-car dans les cités populaires, de la Corse à la région parisienne, en passant par Marseille ou Avignon. Financé par la Fondation Abbé-Pierre (12 000 €) et la Fondation TF1 (6 000 €), ce véhicule est multifonctions. En été, il lui sert de logement lors des déplacements en régions, permet de stocker les tables, les chaises, la chaîne et les spots nécessaires à l’animation des soirées, et peut même se convertir en salle d’entretien individuel pour les sociologues qui l’accompagnent parfois, ou quand un jeune exprime le besoin de se confier.

Natif de Mantes-la-Jolie (Yvelines), ex-braqueur, Yazid Kherfi est passé par la case prison avant de reprendre des études dans le secteur social et de s’engager dans la prévention. Un temps animateur socio-culturel, puis directeur d’une maison de quartier à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), il est aujourd’hui enseignant « politiques de prévention et de sécurité » en sciences de l’éducation à l’université de Nanterre. En parallèle, via ces moments conviviaux autour du camion, il retisse inlassablement du lien avec des publics éloignés des institutions. En un peu plus de quatre ans, Médiation nomade, petite structure de trois salariés – dontYazid Kherfi lui-même, salarié à mi-temps, son frère Lakhdar, chef de projet employé à plein temps, et une comptable à tiers temps –, s’est rendue dans 33 villes. Financée à hauteur de 70 000 € par an par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), elle intervient toujours sur demande, le plus souvent à l’initiative des communes, mais parfois à l’invitation de la préfecture. « Le 13 juillet dernier, j’ai ainsi effectué une soirée “médiation nomade” à Lagny, en Seine-et-Marne, à la demande de la préfecture car, les années précédentes, des voitures avaient été brûlées et des incidents avaient éclaté avec la police. Cette année, tout a été calme », se félicite Yazid Kherfi. Il est toutefois exceptionnel qu’une soirée ait lieu isolément dans une ville. Ces moments de convivialité s’intègrent, en effet, dans un processus.

Un mois avant la première soirée, une rencontre a lieu entre Yazid Kherfi, les élus et les professionnels de la ville en contact avec les publics ciblés : éducateurs des associations de prévention spécialisée, animateurs, personnels des centres sociaux et des missions locales… Ce temps d’échange permet d’expliquer la démarche qui fonde la pratique de l’association, « aller vers », qu’élus et professionnels ne rencontrent pas d’habitude. « Si vous ne vous occupez pas des jeunes, d’autres le feront à votre place », avertit fréquemment le travailleur social. Un avertissement qui résonne maintenant tragiquement. Au cours de cette réunion, on discute aussi de la fréquence des interventions et du choix des quartiers.

Au printemps dernier, Yazid Kherfi s’est ainsi rendu dans les quartiers Nord de Marseille à l’invitation de la préfecture, qui souhaitait développer le travail hors les murs, le soir, dans ces cités en grande difficulté. « Lors des réunions de préparation et de bilan, j’ai rencontré des salariés du centre social de la Castellane, des éducateurs de l’ADDAP 13 [Association départementale pour le développement des actions de prévention des Bouches-du-Rhône], des médiateurs des transports qui interviennent aussi dans les quartiers… C’est le seul endroit où la municipalité a été totalement absente », regrette Yazid Kherfi. La plupart du temps, non seulement les municipalités sont pleinement associées à cette démarche, mais elles en sont à l’origine.

Une présence différente, plus ludique

Si le but d’une telle initiative est toujours de recréer le dialogue avec des publics qui se sentent délaissés, la motivation n’est pas en tous lieux identique. « Lors des dernières municipales, nous avions été interpellés par les habitants de certains quartiers par rapport à une jeunesse perçue comme bruyante et en déshérence, explique François Clément, l’adjoint délégué aux quartiers de Taverny. Les débuts de notre mandat nous ont confirmé le diagnostic établi pendant la campagne sur le soir et la nuit : l’existence de difficultés intergénérationnelles et les nuisances provoquées par certains groupes de jeunes. Médiation nomade offrait l’opportunité d’une présence différente, plus ludique. »

A Bagneux (Hauts-de-Seine), la démarche est tout autre. « Cela faisait plus d’un an que nous avions pensé à contacter Yazid Kherfi, mais c’était resté en suspens. Quand nous avons commencé à travailler à un “temps fort citoyen” où, pendant quinze jours, en septembre, élus et professionnels multiplieraient les initiatives à l’extérieur pour aller à la rencontre des habitants, nous avons tout naturellement souhaité intégrer Médiation nomade à cette démarche », raconte Martine Marchand-Prochasson, directrice « citoyenneté, vie des quartiers, tranquillité publique » à la ville de Bagneux. Commune populaire comprenant plusieurs quartiers prioritaires, Bagneux connaît actuellement d’importants bouleversements. Son raccordement à la ligne 4 du métro la rend plus attractive et conduit à une modification de sa population. « Il est pour nous primordial de créer du lien entre les différents habitants de la ville », poursuit la responsable. En amont de ce « temps fort citoyen », un comité technique rassemblant les cadres intermédiaires de nombreux services (culture, sports, citoyenneté, habitat, centre communal d’action sociale, communication, services techniques, informatique…) s’est réuni pour échanger. Yazid Kherfi a, lui, participé à une seconde réunion. « Près de 70 personnes étaient présentes », se félicite-t-il.

Ces rencontres préparatoires, systématiques en prélude à la venue du camion, permettent non seulement de présenter la démarche de l’association, mais aussi de travailler sur la notion d’« aller vers ». Elles aident à dépasser les appréhensions, voire les réticences des acteurs. « De nombreux professionnels s’inquiètent de ne pas savoir faire, de ne pas être des médiateurs, souligne Sarah Chefaï, agent de développement local au conseil de la jeunesse de la ville de Bagneux. Ces échanges permettent de donner des clés et de désamorcer les inquiétudes. » Pour aller plus loin, Yazid Kherfi a animé une formation de deux jours sur le travail hors les murs à destination de deux groupes de personnels de différents services de la ville. Ce type de formation n’est pas systématique, et n’est d’ailleurs pas réalisée sous l’étiquette « Médiation nomade », mais en tant que consultant indépendant.

Ce n’est qu’après la réunion préparatoire pluriprofessionnelle que peuvent commencer les soirées. Chacune est facturée 500 €. « Dans une ville, nous en réalisons une douzaine, réparties sur plusieurs mois », explique Yazid Kherfi. A Bagneux, les « médiations nomades » se sont engagées de manière originale : la première s’est tenue de 9 heures à 23 heures dans différents quartiers de la ville. « Yazid et Lakhdar Kherfi étaient présents toute la journée. Ils observaient les professionnels et les accompagnaient dans l’« aller vers” », raconte Sarah Chefaï. « La première soirée, en septembre, ressemblait beaucoup à celle du film de l’association[2]. Les enfants sont arrivés d’abord, rejoints ensuite par leurs parents, mères en tête, et les jeunes sont arrivés plus tard », se souvient Martine Marchand-Prochasson. A Bagneux, non seulement les élus se sont déplacés mais également de nombreux personnels, dont des directeurs de service. « Deux groupes, professionnels et élus mélangés, se succédaient dans la soirée pour éviter une présence trop importante d’institutionnels », raconte Sarah Chefaï. En fin de soirée, après le départ des professionnels, Yazid Kherfi s’attarde parfois un moment. « Des jeunes ont besoin de parler. Certains ont envie de m’interroger sur mon parcours », témoigne-t-il.

Une démarche qui séduit de plus en plus

A Taverny, six soirées « médiation nomade » ont eu lieu en février, et un premier bilan a alors été organisé. « Madame le Maire était présente, ainsi que des éducateurs de rue, des personnels des centres sociaux, des policiers municipaux, des représentants des bailleurs, raconte François Clément, adjoint délégué aux quartiers. Nous avons pu constater le sentiment d’abandon de certains quartiers qui n’ont plus de services publics. Nous avions été interpellés par des habitants qui souhaitaient se regrouper en association pour pouvoir ouvrir une salle conviviale. Nous essayons de voir comment les accompagner. » Une seconde vague de six « médiations nomades » a eu lieu en septembre et en octobre. A Bagneux, les soirées, commencées en septembre, devraient durer jusqu’à la fin janvier. Le processus s’achèvera par une réunion afin qu’élus et professionnels échangent avec Yazid Kherfi sur les suites à donner.

Penser l’après- « médiations nomades » est indispensable. Ces animations de soirée aident à lutter temporairement contre le sentiment d’isolement dans certains quartiers et à échanger avec des habitants que les institutions n’atteignent pas d’habitude. Mais pas question de voir en elles un outil magique ! « Je suis intervenu quatre années successives dans la ville de Bondy, en Seine-Saint-Denis. Cela a permis de retisser du lien avec les habitants, et notamment les jeunes, mais sans donner lieu à de véritables changements de pratiques », regrette ainsi Yazid Kherfi. Au fil des années, et devant la demande grandissante, il a modifié sa démarche, œuvrant pour plus d’implication des municipalités. Il travaille notamment avec les éducateurs de prévention spécialisée afin que ceux-ci soient davantage présents en soirée.

Certaines municipalités souhaitent aller plus loin et installer l’expérience dans la durée. Ainsi, pour réaliser périodiquement des animations en soirée, Avignon a décidé d’aménager un camion des services techniques sur le modèle de celui de Yazid Kherfi. A Bagneux, l’envie de s’inspirer de son savoir-faire s’est également très vite exprimée : la municipalité a investi 12 000 € dans un camion, avec lequel trois soirées sont effectuées, accompagnées par Lakhdar Kherfi, le frère de Yazid. Le but, alors, n’est pas seulement de créer du dialogue, mais d’accompagner les professionnels pour les aider à continuer seuls. « Nous avons plusieurs interrogations au sujet de notre camion, détaille Sarah Chefaï. Comment va-t-il s’appeler (le nom “médiation nomade” étant déposé) ? Comment l’aménager pour qu’il puisse non seulement permettre des animations de soirée, mais aussi proposer des services hors les murs (comme l’inscription sur les listes électorales) ? » Dans les agglomérations lyonnaise et lilloise, deux associations souhaitent proposer des animations sur le même modèle. « Je vais former leurs équipes, qui seront labellisées “médiation nomade”, et nous devrions organiser des échanges d’expériences », se félicite Yazid Kherfi. Le camion continue sa route, et fait des émules.

Notes

(1) Association Médiation nomade : 5, impasse Jean-Jacques-Rousseau – 78520 Limay – yazid.kherfi@outlook.fr.

(2) A voir sur le site de l’association www.mediationnomade.fr.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur