L’innovation sociale, a convenu Jean-Louis Laville, titulaire de la chaire « économie solidaire » au Conservatoire national des arts et métiers(1), en introduction du colloque des ASH du 25 novembre, est « incontestablement à la mode ». Tout le monde en parle, comme si la période de disette budgétaire et un impérieux besoin de sens en faisaient dans toutes les bouches une voie salvatrice. Mais innover pour quoi ? L’innovation ne fait-elle pas après tout partie de l’action sociale, sans cesse obligée d’évoluer et de s’adapter ? Alors que l’innovation sociale s’attire l’éloge unanime de la sphère publique, l’exposé du sociologue a eu le mérite de mettre des mots sur un concept. Mue depuis une cinquantaine d’années par des motivations différentes, l’innovation sociale, « par-delà les consensus », fait appel à deux approches distinctes, qui ne « renvoient pas au même modèle de société pour demain », a insisté Jean-Louis Laville.
D’un côté a émergé une approche purement économique, a-t-il retracé, dans un contexte de ralentissement de la croissance : la notion d’« innovation technologique » a progressivement été resituée dans le système des organisations puis des relations entre institutions. Dans le même temps est né de l’essoufflement des mouvements sociaux des années 1970 un désir, au sein de la société civile, de construire de nouvelles réponses, en complément de l’« Etat social ». Pour Jean-Louis Laville, la première approche propose un modèle économique, en considérant comme déterminante la recherche, auprès d’investisseurs ou de grands groupes, d’autofinancement d’actions dédiées à la résolution de problèmes sociaux. Dans cette lignée du « social business » sont nés les social impact bonds (contrats à impact social), selon lesquels l’action sociale « doit être renforcée par des actions privées, valorisées par rapport aux investissements publics considérés comme inadaptés », selon le sociologue. La seconde orientation dépasse au contraire la dualité entre le public et le privé pour proposer une « nouvelle triangulation entre le marché, l’Etat et la société civile ». C’est la logique de l’hybridation des ressources, de l’alliance de l’économique et du social, du renouvellement des actions à partir de l’imbrication de la mobilisation du tissu associatif, des entreprises locales et de la participation citoyenne, laquelle peut faire émerger des actions collectives, dites « communautaires ». En d’autres termes, a décrit Jean-Louis Laville, cette direction entraîne la construction « d’économies plurielles et de démocraties plurielles » dans les territoires, qui se concrétise par l’articulation de l’action sociale et de l’économie sociale et solidaire.
Plusieurs initiatives sont la preuve de ce mouvement, comme celle du groupement économique solidaire ISA Groupe, dans le Cher, qui met en œuvre la méthode « Vita Air », conçue par l’association intermédiaire Air services(2). Le principe ? Accompagner les entreprises dans leurs besoins de recrutement pour adapter leur outil de production aux compétences des salariés en insertion. Un essaimage de cette action, avec le soutien de l’Agence nouvelle des solidarités actives, en coopération avec le Coorace, est en cours auprès de sept structures de l’insertion par l’activité économique. Autre exemple : la mise en place par le groupement d’entraide mutuelle (GEM) Le Bon cap, à Lannion (Côtes-d’Armor), d’un magasin solidaire, intégralement géré par les adhérents du GEM, qui achète des produits neufs non alimentaires (vêtements, vaisselle, parapharmacie…) issus d’invendus ou de surplus de production, et les revend à environ 20 % de leur valeur. Cet outil, qui allie le soin en faveur de personnes en fragilité psychologique, l’action sociale et l’insertion professionnelle, permet de concilier l’activité économique et l’utilité sociale. D’abord ouvert aux seuls adhérents du GEM, le magasin l’est désormais aux associations de solidarité, aux travailleurs pauvres, aux étudiants et aux retraités.
Les deux approches, l’une motivée par la capacité d’autofinancement, l’autre par le développement d’actions territorialisées, sont-elles destinées, comme l’estime Jean-Louis Laville, à ne jamais se rencontrer ? C’est en tout cas autour des notions de « décloisonnement » et d’« hybridation » – des ressources, des dispositifs – qu’ont principalement échangé les intervenants au colloque des ASH sur les « défricheurs » du social. Non sans illustrer les difficultés de passer de la théorie à la pratique, même si, selon les territoires et leurs interlocuteurs locaux, tous les porteurs de projets ne sont pas logés à la même enseigne. Rodolphe Peter, gérant de l’Agence de développement d’activités sociales et médico-sociales, à Bordeaux, décrit ainsi comme le fruit de « 15 ans de combat » le développement de la « Maison des quatre » qui vise, dans six départements, à créer une alternative aux placements en établissements des traumatisés crâniens. Cette solution d’habitat partagé permet de mettre en œuvre des solutions graduées de logement et d’insertion dans le milieu ordinaire, sans rupture de la prise en charge. Elle procède d’une « déconstruction des dispositifs » pour proposer, en intermédiation locative et par la mutualisation de la prestation de compensation du handicap des résidents, « une combinaison de services médico-sociaux adaptés au plus près des besoins des personnes », a expliqué Rodolphe Peter. Les porteurs du projet ont démontré que ces solutions, « qui passent d’un modèle monolithique de gestion d’établissement à un type de gestion multipartenariale avec les services de l’hôpital, d’aide humaine, médico-social, de logement », étaient « moins chères pour la collectivité ». Difficile pour autant, en l’absence de cadre juridique pour l’abriter, d’intégrer le programme « dans le schéma d’action publique », a-t-il précisé. Un groupe de mutuelles lui a notamment apporté son soutien.
La caractéristique de l’innovation sociale est également de pouvoir être évaluée. Ainsi, pour Thierry Dimbour, directeur du CREAI (Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité) d’Aquitaine et administrateur de l’Observatoire régional des innovations en santé, « l’innovation existe quand elle existe vraiment, lorsqu’elle mobilise des acteurs et produit des résultats, ce n’est pas un projet ». Elle doit « couvrir un besoin mal, peu ou pas couvert, avoir un effet positif pour les personnes » et l’évaluation en est « partie prenante ». Les modalités de cette dernière, en associant les personnes concernées par exemple, sont également en jeu. Aussi l’innovation sociale est-elle intrinsèquement liée au sens qu’elle produit : l’outil numérique et même la participation des personnes ne sont pas en soi innovants s’ils n’aboutissent pas à un bénéfice pour la population visée. Elle pourrait même être contre-productive : « Ce qui est important, c’est le processus de changement social qui va conduire à de nouvelles normes d’action », a fermement fait valoir Manuel Boucher, directeur général scientifique et pédagogique de l’IRTS-IDS (Institut régional du travail social-institut de développement social) de Normandie. Dotée en d’autres termes d’une ambition politique, elle est liée à « l’articulation entre la recherche, la formation et l’intervention sociale pour accroître les capacités de réflexion et d’action, sortir des ambivalences du travail social et favoriser un travail social émancipateur ».
De plus en plus nombreuses sont les équipes dont les projets « innovants » sont associés à une démarche de recherche, à plus ou moins grande échelle. L’association RETIS (Recherche, éducation, territoires, interventions, sociabilités), en Haute-Savoie, qui a développé une offre de services plurielle pour combler « les trous » dans les prises en charge des parents et des enfants, dans une logique de prévention, d’accompagnement et de protection, a ainsi décidé de lancer une étude sur le tiers digne de confiance, membre de l’entourage du jeune qui peut être désigné pour l’héberger(3). Le projet de santé communautaire de l’association Grisélidis, mené auprès des travailleurs et travailleuses du sexe(4), donne lieu à des recherches-actions. « La recherche est une condition essentielle pour essaimer », a pour sa part souligné Thierry Dimbour, selon qui les appels à projets doivent servir de vecteurs pour « dupliquer » les initiatives innovantes dans les territoires, à partir de leurs cahiers des charges. Ce qui serait une façon de reconnaître la capacité d’innovation du secteur associatif, qui n’a de cesse de plaider pour une plus grande liberté d’initiative et le retour à une démarche « ascendante », au lieu d’une logique de mise en concurrence et de prestations de services.
(1) Coauteur de L’innovation sociale – Ed. érès, 2014.