D’une façon générale, je crois qu’elle n’est pas naturelle pour beaucoup de professionnels qui demeurent ancrés dans une vision très clinique de la relation avec les usagers. Ils ne semblent pas naturellement ouverts à la révolution en marche que constitue le développement des technologies numériques. Il me semble pourtant qu’on ne peut pas accompagner des personnes en difficulté et avoir l’ambition d’en faire des citoyens, dans toutes leurs dimensions, sans leur permettre de développer aussi une culture et une identité numériques.
On observe beaucoup de frayeurs chez les acteurs sociaux à cet égard, non sans raison d’ailleurs. En effet, ils ont peu de maîtrise sur ces technologies qui viennent de l’extérieur. Rien que sur des points assez basiques comme l’usage des téléphones portables et des tablettes ou encore de l’accès à Internet et aux réseaux sociaux, on sent bien qu’il n’y a pas de consensus dans le secteur entre les différentes associations et structures. L’ouverture à ces innovations dépend beaucoup de l’encadrement, mais aussi de la présence, dans les institutions, de travailleurs sociaux ayant une certaine appétence à cet égard. Le second frein est davantage culturel. On a tendance, dans le secteur social, à faire l’amalgame entre innovation et normalisation. Les praticiens de l’accompagnement craignent que l’on cherche à uniformiser les pratiques, qu’on les oblige à rentrer dans un moule. En résumé, d’un côté, au nom de la sécurité des usagers, on restreint l’accès aux nouvelles technologies et, de l’autre, au nom de la préservation de l’éthique professionnelle, on refuse d’intégrer un système d’information partagée.
On trouve en effet des gisements d’innovation extraordinaires dans tout ce qui touche aux organisations. Par exemple, dans la manière dont différents acteurs vont se fédérer sur un territoire afin de prendre en charge des situations complexes qu’ils n’arrivent pas à gérer seuls. Ces professionnels de terrain savent développer des innovations organisationnelles, des manières différentes de travailler et de communiquer entre équipes. Malheureusement, on a beaucoup de mal à repérer ces innovations, à les pérenniser et à les dupliquer. Elles restent fragiles dès lors que leurs fondateurs s’en vont. Il manque un travail de formalisation, une capacité à rendre visibles les éléments de méthode qui permettraient d’aboutir à des fonctionnements plus innovants sur le long terme.
Là aussi, le verre est à moitié plein et à moitié vide. Un certain nombre d’actions expérimentales ont pu être lancées sur la base des financements autorisés par cette loi, soit directement, soit à partir d’appels à projets. Ces structures peuvent bénéficier durant un certain temps de financements particuliers au titre de l’expérimentation. Après, pour que l’innovation perdure, il faut se débrouiller pour trouver des fonds supplémentaires. Mais le véritable problème, c’est l’évaluation de ces expérimentations. Le plus souvent, lorsqu’on lance ce type de projet, on annonce qu’il fera l’objet d’une évaluation. Or, au bout du compte, soit tout s’arrête par manque de financement, soit les projets se transforment pour s’inscrire dans une ligne budgétaire plus pérenne, soit on les généralise sans avoir fait au préalable ce travail d’évaluation.
Aujourd’hui, dans nos référentiels de formation, la dimension de l’économie en réseau ou des nouvelles technologies reste un peu le parent pauvre. Il n’y a pas de culture numérique chez les professionnels du secteur et elle ne leur est pas inculquée durant leur formation initiale. Et ça n’est pas compensé par la formation continue, car les OPCA [organismes paritaires collecteurs agréés] ne prennent pas en charge les acquisitions de compétences dans ces domaines. Si l’on souhaite faire monter quelqu’un en compétences dans le domaine des nouvelles technologies, ça ne rentre pas dans les cases.
Tout à fait, et on attend beaucoup de cette nouvelle génération qui intègre actuellement le secteur social et médico-social. Le problème est qu’ils font souvent face à des cultures d’établissement ou de service incarnées par un directeur ou une équipe de cadres pour qui les nouvelles technologies sont un autre monde. Ceux-ci ont déjà du mal à gérer ces questions pour eux-mêmes. Autant vous dire qu’en milieu professionnel, ils n’y voient que des problèmes et pas des solutions.
Je pense à un projet monté par une école d’ingénieurs – l’INRIA [Institut national de recherche en informatique et en automatique] près de Bordeaux – en lien avec des établissements médico-sociaux. Une équipe de cette école travaillait sur la mise en place d’un projet intitulé « collège plus » visant à mettre des tablettes tactiles, avec des logiciels spécialisés embarqués, à disposition de jeunes autistes dans le but de soutenir leurs relations sociales et leurs capacités d’apprentissage. Ils ont lancé cette action dans un collège de la région accueillant des élèves autistes. Celui-ci scolarisait aussi des enfants trisomiques. Sans grande conviction, les élèves ingénieurs ont mis quelques tablettes à disposition de ces derniers. Or il est apparu que les jeunes trisomiques ont utilisé au maximum les logiciels. Ils en ont tiré en outre un bénéfice secondaire en termes d’image. Ces jeunes qu’on laissait souvent dans leur coin au collège sont devenus intéressants parce qu’ils avaient des tablettes numériques. D’une façon globale, on a observé des effets étonnants en termes d’intégration au sein de l’école, tant du côté des jeunes autistes que des jeunes trisomiques, avec une amélioration de leurs capacités à se repérer dans le temps et dans l’espace et à se réassurer. Résultat : les professionnels des établissements médico-sociaux ont été obligés de se former eux aussi à l’utilisation de ces tablettes et le système a été étendu aux autres jeunes avec lesquels ils travaillaient. Ces outils sont maintenant complètement intégrés dans leur projet d’établissement.
Ce sont des applications personnalisées d’assistance à la vie scolaire : un prompteur numérique délivrant des photos pour que les élèves se repèrent dans la classe ; des logiciels permettant de soutenir l’acquisition de routines telles que se rendre dans la salle de classe, trouver sa place, prendre des notes, remplir son agenda… ; des applications de remédiation communicationnelle sous forme de petits jeux éducatifs. On trouve par exemple un « émotomètre », qui permet à un jeune de rendre visibles ses émotions grâce à une série de pictos. Cette tablette offre aussi la possibilité de filmer des scènes de la vie au collège, dans l’établissement ou en famille et de les repasser plus tard au ralenti. Ce qui permet à ces jeunes handicapés de mieux repérer les jeux relationnels entre les personnes de leur entourage et de décrypter des émotions qui, autrement, leur échappent.
Il y a de l’argent disponible pour soutenir la révolution numérique, mais on a beaucoup de mal à l’orienter vers le secteur social et médico-social parce qu’il est essentiellement géré par des acteurs publics ou associatifs. Les fonds fléchés « innovation », crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi ou autres, sont d’abord orientés vers les entreprises. Il faudrait donc destiner une partie de ces fonds à des actions sociales et solidaires sans rentabilité économique. En effet, dans notre secteur, il est compliqué de solvabiliser des projets technologiques. Ainsi, le CREAI Aquitaine a produit une application destinée aux aidants de personnes autistes. Ce sont des petites séquences animées qui permettent de mettre en application, au quotidien, les bonnes pratiques. Si on souhaitait que l’application trouve son public – des aidants non professionnels –, elle ne pouvait pas être payante. Il faut donc trouver des modèles permettant de garantir le développement de telles applications avec une diffusion gratuite ou presque. Enfin, il me semble nécessaire de créer une sorte de plateforme numérique nationale qui rassemblerait l’ensemble des actions et qui permettrait de créer des liens entre les équipes travaillant sur les mêmes types de programmes…
Il s’agissait d’interpeller les pouvoirs publics sur le fait que le secteur social et médico-social ne peut pas être imperméable à la révolution numérique en cours. Nous avons besoin d’une véritable politique publique en la matière pour nous accompagner. Dans la loi sur la République numérique, votée en juillet dernier, cette dimension est malheureusement restée réduite à la portion congrue. Il n’existe pas aujourd’hui de politique publique particulière en direction du champ social et médico-social dans le domaine de l’innovation numérique. Il faut réussir à convaincre de l’intérêt de cette évolution. Par exemple, mettre enfin en place un système d’informations partagées pour mieux connaître les besoins qui émergent dans le secteur et les ressources existantes serait très utile pour le pilotage des politiques publiques. Cela permettrait également, du côté des gestionnaires d’établissements et services sociaux et médico-sociaux, de valoriser les actions qu’ils conduisent souvent sur leurs fonds propres.
(1) Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité – Thierry Dimbour est aussi administrateur de l’observatoire régional des innovations en santé de la Nouvelle-Aquitaine.