Il est 9 heures, et la maisonnée est déjà bien réveillée. Quatre enfants ont dormi sur place et ont déjeuné de tartines et de biberons. Une auxiliaire de puériculture est partie emmener les plus grands à l’école, une autre accueille deux fillettes qui viennent passer la journée. Cette drôle de maison, c’est le relais parental La Courte Echelle(1), adossé au quartier des Dervallières, à Nantes. Dépendant du pôle « enfance parentalité » de Loire-Atlantique de la Croix-Rouge française, la structure peut accueillir 12 enfants de manière ponctuelle : de la demi-journée au séjour de plusieurs nuits. Uniquement à la demande des parents et en dehors de toute mesure judiciaire ou administrative, La Courte Echelle permet à une famille qui rencontre des difficultés passagères (mal-logement, hospitalisation, crise conjugale, besoin de souffler…) de faire garder un enfant ou une fratrie. Alternative à des placements non nécessaires, le lieu est singulier, car il permet aux familles de réaliser elles-mêmes leur propre prévention, dès lors qu’elles prennent conscience de leurs difficultés. Une façon de trouver un appui pour passer un cap difficile sans renoncer à leur autorité parentale.
Chaque année depuis 2000, le relais accueille de 300 à 350 enfants en tant que structure expérimentale. L’idée de ce lieu est née dans les années 1990, au sein d’un groupe de réflexion sur la prévention précoce animé par le conseil général de Loire-Atlantique et par des associations de protection de l’enfance. Elle s’inspire de l’initiative de Véréna Thorn, éducatrice spécialisée à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), qui a créé en 1985 un espace pour des mères seules, souvent isolées, ne sachant pas à qui confier leur enfant en cas de problème. « Elle pressentait qu’un soutien de proximité, simple, pouvait éviter que les difficultés s’accumulent », raconte Romain Besse, directeur du relais parental de Nantes et de son homologue à Saint-Nazaire.
Nelson, 3 ans, a les mains dans la pâte à sel. Arrivée d’Afrique il y a deux semaines, sa mère est hospitalisée. Sans le relais, Nelson aurait été pris en charge par le service pédiatrie de l’hôpital. La plupart des parents qui s’adressent au relais sont des femmes qui élèvent seules plusieurs enfants et ont des revenus très modestes. « Avec les nouveaux modes de parentalité et la mobilité géographique, beaucoup de parents se retrouvent très isolés », constate Carole Périon, éducatrice de jeunes enfants (EJE) et coordonnatrice du relais. Les mères sont orientées par les centres médico-sociaux, médico-psychologiques, médico-psycho-pédagogiques ou de protection maternelle et infantile, par les travailleurs sociaux de l’hôpital ou par le bouche-à-oreille dans leur communauté. Elles s’adressent au relais surtout parce qu’elles ont besoin de répit, mais pas seulement. « Certains parents étrangers ont des rendez-vous à Paris pour leurs papiers, d’autres sont en démarche d’insertion, détaille Romain Besse, éducateur spécialisé. On accueille les enfants d’une maman qui accouche, d’une autre qui doit être accompagnée après avoir quitté son domicile où elle était victime de violences conjugales. »
L’équipe de La Courte Echelle est formée de 14 professionnels : deux employées de crèche, deux auxiliaires de puériculture, quatre aides auxiliaires de puériculture, une aide médico-psychologique, une psychologue, un agent de nuit, une maîtresse de maison, une EJE et un directeur. L’important, pour eux, est que l’accueil au relais soit à la carte, facile d’accès et familial. « Quand un parent appelle la première fois, on écoute son besoin et on s’assure de ne pas être sollicité pour une garde d’enfant à cause d’horaires atypiques de travail, par exemple », explique Carole Périon. Un rendez-vous est pris, durant lequel l’équipe fixe avec le parent, selon la situation, un rythme d’accueil – souvent 24 heures par semaine pendant quelques mois. « On s’accorde sur un contrat d’un mois renouvelable, poursuit l’EJE coordinatrice. Le parent s’engage à respecter les horaires et à payer de 3 à 8 € par jour en fonction de ses ressources. » Après un second rendez-vous d’adaptation, l’enfant peut être accueilli.
La Courte Echelle soutient les parents non en faisant à leur place, ni même en faisant avec eux, mais en leur offrant du temps disponible. « La garde de l’enfant dans un contexte sécurisant est un moyen pour que le parent s’occupe de ses problèmes d’homme ou de femme », souligne Romain Besse. Souvent, le parent bénéficie déjà d’un accompagnement par un travailleur social, mais à La Courte Echelle, il trouve une écoute sans jugement et un relais déculpabilisant. « Les parents sont étonnés qu’une structure reconnaisse qu’être parent n’est pas simple et leur propose de les décharger, observe Isabelle Pinçon, psychologue au relais depuis 2003. Cela va à l’encontre d’une société ou d’un entourage qui leur reproche souvent vite d’être abandonnique. » La professionnelle peut recevoir les parents, non pour un suivi thérapeutique mais pour une guidance.
Geneviève Morel, auxiliaire de puériculture depuis seize ans, fait patiemment visiter la maison à une nouvelle mère. Une étape importante, car pour que le parent puisse avancer de son côté, il doit être suffisamment tranquillisé à l’idée de faire garder son enfant. « Pour beaucoup de familles, c’est une première séparation. Certains enfants sont encore allaités, précise l’auxiliaire. On prend beaucoup de précautions, on rassure par des paroles bienveillantes. On échange sur les habitudes des petits. » Pour les longs séjours, les parents participent à l’installation de l’enfant dans sa chambre et peuvent à tout moment appeler pour prendre des nouvelles.
Dans la salle de jeux, Clélia, 1 an et demi, s’est endormie dans une poussette. « Cela ne se ferait pas en crèche, confient les auxiliaires de puériculture. Mais ici, on se place au maximum dans la continuité de ce que le parent fait avec son enfant. Pour mettre l’adulte à l’aise et pour que l’enfant retrouve des repères familiers même en l’absence du parent. » C’est pourquoi les professionnels accompagnent les enfants dans leur l’école, accueillent les fratries ou emmènent un enfant visiter son frère nouveau-né à la maternité. L’équipe remplit aussi, avec le parent, une fiche d’accueil individualisé où sont consignées les habitudes de l’enfant pour ce qui concerne le sommeil, le portage, la nourriture. Chaque enfant qui dort au relais trouve son prénom inscrit au-dessus de son lit. « C’est un travail dans la délicatesse, en tenant compte de ce que dit le parent, résume Romain Besse. On adapte tout, des professionnels référents à la durée du séjour. » Cet accueil « à la carte » implique évidemment un va-et-vient constant d’enfants et demande à l’équipe beaucoup de réactivité et de créativité. La taille humaine du collectif facilite cette souplesse, ainsi que la présence constante de la maîtresse de maison, repère et garante des bonnes odeurs à tous les repas.
La Courte Echelle est un outil de prévention. Dans bon nombre de cas, le fait de pouvoir reprendre leur souffle aide les parents à retrouver l’équilibre nécessaire à une saine relation parent-enfant. « Un parent seul en situation fragile peut s’épuiser dans la parentalité, s’énerver ou apporter des réponses inadéquates à son enfant, explique le directeur. Pour se développer, un enfant a besoin d’un parent qui va bien. » Pour le conseil départemental de Loire-Atlantique, qui finance 90 % des 650 000 € de budget annuel de la structure (la ville participant à 8 % et les parents à 2 %), l’investissement dans la prévention est un parti pris : « Le relais parental est un outil parmi une palette d’autres qui nous permettent de travailler le plus en amont possible avec les familles pour éviter les mesures de protection », confirme Fabienne Padovani, vice-présidente du conseil départemental en charge de l’enfance et de la famille. La structure évite aussi les solutions bricolées par les parents, pas toujours sécurisantes pour les enfants – « comme ceux qui s’endorment seuls car leur mère finit de travailler à 22 heures », raconte l’EJE du relais.
Titulaire d’un CAP petite enfance, Evon Nisan joue dans le jardin avec un groupe d’enfants. Sa collègue Marine Gaillard berce un bébé pour qu’il s’endorme. Quant à Geneviève Morel, elle prépare les lits pour les enfants qui arriveront ce soir. Car la première priorité de l’équipe est le bien-être des enfants. Les professionnels partagent avec eux les gestes du quotidien et des jeux, des activités, des promenades et des sorties. « Mon rôle est de faire la balance entre le besoin du parent et l’intérêt de l’enfant, résume Carole Périon. Je peux refuser une garde et l’expliquer, si je sens qu’elle ferait trop souffrir un petit. » Plus un enfant sera à l’aise au relais, plus son parent pourra se saisir de l’outil. « C’est intéressant d’aider le parent à faire le lien entre son propre besoin et celui de son enfant », poursuit-elle.
Lors de réunions hebdomadaires et d’analyse de situation, la psychologue Isabelle Pinçon réfléchit avec l’équipe à l’accueil de l’enfant, afin de rendre la séparation la plus acceptable possible : « Il faut que l’enfant comprenne le sens de la séparation. Si besoin, on lui réexplique avec le parent, et on tient à ce que les “au revoir” se fassent clairement. » Pour qu’il ne vive pas cette séparation temporaire comme une rupture, l’enfant connaît toujours la date de retour de son parent, matérialisée sur un calendrier. Dans certains cas de crise familiale, un enfant peut être considéré comme le protecteur ou le médicament de son parent, ce qui ne facilite pas la séparation. « Ici, il doit retrouver sa place d’enfant, pouvoir jouer et sentir une stabilité », poursuit la psychologue. Parfois, ce que vivent les enfants à la maison rejaillit sur leur comportement par le biais d’agressivité ou d’angoisses. L’équipe y est attentive : « La difficulté est d’accompagner au mieux les enfants qui ont des troubles du comportement. Or il y en a de plus en plus. » Troublés, ils troublent les autres. « La souffrance de certains enfants questionne aussi régulièrement les professionnels, note Isabelle Pinçon. Comment, sans juger le parent, accompagner un enfant qui montre sa peine d’être séparé ? »
Autre challenge de l’équipe : accueillir au mieux les enfants de plus de 10 ans. Car 80 % des enfants confiés au relais ont moins de 6 ans, et les professionnels sont plutôt formés à la petite enfance. Le lieu ne dispose ni de console, ni de télévision… Le week-end, faire coïncider les rythmes et les envies des grands et des petits n’est pas simple. Pourtant, certains grands demandent eux aussi à revenir pour souffler. Catherine Bouget, directrice du pôle « enfance parentalité » de la Croix-Rouge 44, sent que le relais pourrait encore être un fil rouge pour certains adolescents qui l’ont fréquenté, « afin de prévenir l’accroissement de difficultés lié à cette période complexe qu’est l’adolescence. »
La Courte Echelle ne cherche pas à responsabiliser le parent. « On part du postulat qu’il est responsable et autonome. Il est l’acteur principal de l’accompagnement de son enfant, on prend simplement le relais », affirme la psychologue. A chaque premier rendez-vous, Romain Besse et son équipe valorisent le parent : « Le seul fait qu’il ait eu l’initiative de demander un soutien montre qu’il est capable de bien faire pour son enfant. On le lui dit. » Restauré plutôt que montré du doigt, le parent s’apaise souvent très vite. L’équipe mise sur la transparence. Rien ne se fait sans l’accord des parents, même le partage d’informations avec d’autres travailleurs sociaux. « Sauf situation de danger, précise Isabelle Pinçon. Mais on explique notre inquiétude au parent. En effet, s’il n’est pas responsable, il a besoin d’un étayage ailleurs qu’au relais, car ce n’est pas notre mission. » Le fait qu’un parent sollicite le relais toujours plus et dans l’urgence est souvent le signe qu’il a besoin d’un autre type d’accompagnement.
Pour Fabienne Padovani, au conseil départemental, cette démarche qui part de la demande du parent se révèle intéressante : « La structure reconnaît qu’être parent peut être compliqué, mais que ce n’est pas pour cela que ces gens sont de mauvais parents. Il est bien plus facile de travailler avec des parents qui savent reconnaître leurs difficultés et qui restent dans leur rôle. Ce sont des parents acteurs et moteurs, plus sécurisants pour leur enfant. » Si les parents ne ressentent pas la structure comme un lieu éducatif, l’équipe est parfois amenée à travailler des questions de parentalité. Les bilans écrits des séjours permettent ainsi de faire rebondir les parents sur ce qui se passe à la maison. « Parce qu’ils sont préoccupés et à bout, ils disent parfois, au début, que leur enfant est insupportable », relate l’EJE coordinatrice. Dans certaines familles monoparentales, le relais agit comme un tiers, la séparation permet une prise de distance. « Dans les transmissions, on valorise les compétences des enfants pour que le parent puisse porter un autre regard sur lui. On encourage le parent à féliciter et à remercier son enfant qui a accepté un séjour en urgence », poursuit Romain Besse.
Seize ans après sa création, le relais parental a toujours un statut expérimental. Le Département le considère comme « un bel outil » dont il « ne va pas se passer », tout en regardant « le budget avec une attention positive », ajoute Fabienne Padovani. Que deviendra la structure par la suite ? L’équipe s’interroge. Dans moins d’un an, elle emménage dans un nouveau bâtiment. Pour Romain Besse, il n’est cependant pas aisé d’avoir, à long terme, 33 % de l’équipe en emplois aidés temporaires : « Cela correspond à la moitié de l’équipe sur le terrain. Pour assurer la continuité du projet, les permanents passent du temps à les intégrer. On peut s’y essouffler. Il faut être formé à former. » Selon Catherine Bouget, l’intérêt du statut expérimental est de contribuer à l’évolution de métiers qui ne sont pas gravés dans le marbre : « Ici, les auxiliaires de puériculture ne sont pas que dans le faire. Elles développent des compétences dans la réflexion, l’observation fine, l’analyse à l’oral ou à l’écrit, la prise de distance. Il est intéressant de repenser les fiches de postes. »
De leur côté, les partenaires du relais ne voient pas comment faire sans lui. « Nous le sollicitons parfois en urgence, pour des femmes qui viennent de quitter leur domicile après une scène de violence extrêmement grave et ne sont pas en capacité de s’occuper de leur enfant le soir, pointent Cynthia Pedrosa, monitrice-éducatrice, Marion Ferchaud et Sophie Sanchez, assistantes sociales à l’association Solidarité Femmes. La Courte Echelle est réactive quasiment dans l’heure, alors qu’ailleurs le système du professionnel référent et de la contractualisation prend beaucoup plus de temps. Pour des femmes très souvent décrédibilisées dans leur place de mère, et qui se sont isolées de tout réseau, le lieu les soutient sans jugement. La présence d’une psychologue favorise aussi une qualité d’accueil pour des enfants déjà remués. La seule limite du relais, c’est qu’il y a peu de places. »
Quatre autres relais parentaux ont été créés – à Besançon, à Montpellier, à Cherbourg et à Saint-Nazaire. Un autre est en projet dans le sud de l’agglomération nantaise. La structure souhaite aussi développer son activité en zone rurale, en faisant appel à des assistantes maternelles spécifiques. « Avec les autres relais parentaux, on travaille à une charte commune pour donner aux relais une forme concrète qui éviterait des dérapages d’utilisation », précise le directeur. « Il ne faudrait surtout pas qu’on devienne une antichambre des placements complexes, ajoute Catherine Bouget. Le parent n’y aurait plus sa place et on créerait un système inflationniste au niveau administratif. »
(1) Relais parental La Courte Echelle : 34, rue du Breil – 44100 Nantes – Tél . 02 40 58 15 78.