« La diversité des populations accueillies dans les établissements spécialisés du secteur médico-social et la multiplicité de leurs modes d’hébergement ne doivent pas nous empêcher de repérer ce qu’elles partagent et de tenter d’identifier les caractéristiques fondamentales d’une situation propre à tout sujet plus ou moins dépendant accueilli dans une collectivité. Cette situation se trouve prise dans une série d’attentes réciproques générées par le dispositif institutionnel lui-même, comme on peut le constater au travers des différentes contractualisations du séjour de la personne(1), et, à des degrés divers, par les normes de la société environnante. Nous faisons l’hypothèse que les situations vécues à l’intérieur de ces micro-cellules portent sur des contenus transposables à la vie en société, par exemple ceux qui sont relatifs aux notions de “domicile” et de “vie privée”, aux attendus de la vie collective et à la construction d’un commun.
Dans la thématique qui nous intéresse ici, c’est l’Etat qui tient la main, c’est lui qui organise la catégorisation des populations nécessitant un hébergement spécifique, accompagné d’une prise en charge, d’une action de soin, d’éducation, et/ou de coercition. Dans la société française, cet intérêt se pense et s’institutionnalise à la fin du XVIIIe siècle. Nous pouvons en rappeler brièvement l’arrière-fond historique et indiquer que la répartition actuelle des “usagers” du secteur médico-social repose principalement sur une identification des populations concernées mise en place au cours des premières années de la Révolution française, sous l’égide du Comité de mendicité, mandaté par l’Assemblée constituante(2). Celui-ci, dès son premier rapport de 1790, coordonné par La Rochefoucauld-Liancourt, indique l’esprit de ce recensement : “L’enfant, le vieillard, que la société doit secourir gratuitement, ne sont cependant ainsi secourus que parce qu’ils promettent du travail ou qu’ils en ont donné, le malade, par un sentiment pressant d’humanité auquel cède toute autre considération.” Les rapports suivants, nourris des enquêtes effectuées en province et à l’intérieur même des hôpitaux généraux(3), identifient une grande diversité de populations : indigents, enfants abandonnés, jeunes errants, vieillards, filles-mères, déments, infirmes de naissance ou par accident, pauvres, mendiants, malades… Il importe désormais d’attribuer à chaque groupe, et si possible à chaque individu(4), les secours de la Nation. Au même moment, tandis que se mettent en place les législations relatives à l’adoption, les premières institutions spécialisées, dotées d’une pédagogie spécifique, reçoivent les enfants sourds et les jeunes aveugles.
Reste qu’en 2016 l’équation de base est fondamentalement la même et que la répartition des populations relevant de l’assistance sociale n’a pas changé : l’enfance abandonnée et/ou en danger, l’enfance délinquante, les jeunes mères, les infirmes de naissance ou survenus, les déments relevant de la psychiatrie ou de la déficience mentale, les vieillards, également infirmes et/ou déments, les populations errantes. Socialiser et reconduire au mainstream, contraindre et enfermer continuent de nourrir l’ensemble des dispositifs dédiés aux individus et aux populations visées.
Les intitulés actuels décrivant ces établissements pourraient, en eux-mêmes, constituer un objet d’étude, quant à leur apparition et les enjeux de légitimité institutionnelle que les différentes disciplines essayent d’y imposer (médecine, pédagogie, travail social) : établissement d’accueil mère-enfant, foyer de vie, foyer occupationnel, foyer d’hébergement, centre d’hébergement et de réinsertion sociale, maison-relais, foyer de jeunes travailleurs, foyer d’accueil médicalisé, maison d’accueil spécialisée, maison d’enfant à caractère social, institut médico-éducatif, institut d’éducation motrice, institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, maison de retraite, maison de retraite médicalisée, établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, résidence personnes âgées, centre médico-psychologique, centre d’accueil à temps partiel, hôpital de jour, unité d’hospitalisation, appartement thérapeutique…
Cette présentation générale du dispositif d’accompagnement des personnes relevant de l’assistance est volontairement circonscrite au secteur médico-social. Pour autant, on doit indiquer, au passage, les modes de contrôle et de contrainte mis en place dans les centres éducatifs fermés, les centres éducatifs renforcés, établissements relevant des attendus de la loi du 2 janvier 2002, les centres de rétention administrative, les différents types d’établissements pénitentiaires, puisque dans ces lieux se posent également les quatre interrogations que nous avons mentionnées : le lieu, les notions de “vie privée” et de “domicile”, les effets du fonctionnement collectif, l’existence ou nom d’un commun.
Les catégories que nous pouvons convoquer pour essayer de comprendre la complexité de cette situation d’hébergement en établissement spécialisé font appel à des registres différents mais qui interagissent fortement, définissant ainsi la configuration propre de l’institution étudiée.
Le lieu. Il convient d’en faire une approche ethnographique, tenant compte de la répartition fonctionnelle, ou non, des espaces, ainsi que des usages(5). Ces derniers peuvent être observés, en matière de circulation, séjour, modes d’appropriation et de transformation, dénomination, autant par les usagers que les professionnels. C’est une interrogation portant sur comment les occupants d’un lieu l’habitent, au sens matériel et psychologique du terme.
La notion d’“intimité” ne se confond pas avec celle de “vie privée” ni celle de “domicile”. Mais c’est cette dernière qui peut, juridiquement, définir, au propre et au figuré, un périmètre dit “inviolable”, qu’on ne peut franchir sans le consentement de l’intéressé. S’y ajoute la défense de la liberté d’aller et venir(6). Pour autant, cette notion de “vie privée” en établissement spécialisé ne peut pleinement être prise en compte que si elle est elle-même nourrie, subjectivement, par différents exercices : sexualité, affectivité, créativité, relations avec autrui et retrait de la vie collective, à titre d’exemples. (Une aide soignante me confiait s’être sentie mal à l’aise pour être entrée dans la chambre d’une résidente qui, alors, délirait. Et c’est le fait d’entendre une partie de ce délire, qu’elle considérait comme l’intimité de la personne, qui l’a fait s’excuser.) En outre, des codes culturels, significatifs localement, peuvent aussi témoigner d’une catégorisation particulière de ces notions, comme le visiteur “étranger” peut en faire l’expérience en entrant dans une aire des gens du voyage sans comprendre s’il arrive dans un lieu public, collectif ou privé(7).
La personne hébergée vit dans une collectivité, elle-même scandée par les dispositifs quotidiens liés au soin, à la santé, au suivi organisationnel des usagers, aux moments festifs et de partage plus ou moins ritualisés, à la collectivité dans laquelle circulent également des affects et des intimités troqués nuit et jour entre bénéficiaires et professionnels. Au même titre que l’architecture du bâtiment, la collectivité se réfère à des missions définies par le législateur, une organisation spatio-temporelle objective, mais également à des mœurs, travaillées par les caractéristiques biographiques, les singularités des occupants et les contraintes normatives(8).
En dernier point, on peut s’interroger sur l’existence ou non d’un commun(9), un “quelque chose” qui serait propre à l’établissement : à la fois résultat changeant des rapports de force entre les protagonistes du lieu, la finalité idéale, fantasmatique, d’une communauté de participants, la tentative de dépassement des rapports de dépendance réciproque entre hébergés et salariés.
Au final, la question de l’habiter en établissement spécialisé laisse apparaître au moins un paradoxe. Celui qui fait se rencontrer – ou se combattre – la défense du domicile et de la vie privée, héritée de la protection du citoyen contre l’arbitraire, et l’état de dépendance objective à l’égard d’autrui et de la collectivité, le tout “supervisé” par le mandat social qui incombe à l’accompagnement de ces populations. En quelque sorte, une problématique qui pourrait constituer une allégorie du lien social et ce qui s’y joue. »
(1) Voir « Le contrat avec l’usager : paradigme ou parasite de la relation d’aide ? A propos du contrat de séjour des établissements sociaux et médico-sociaux » – Sandra Moulay-Leroux ;
« Le document individuel de prise en charge : du contractuel à l’unilatéral » – Abdessetar Ben Abdallah – Revue de droit sanitaire et social n° 1/2012 – Janvier-février 2012.
(2) Voir « L’idéologie révolutionnaire et ses incidences » – Louis Trenard – La protection sociale sous la Révolution française – Sous la dir. de Jean Imbert – Association pour l’étude de l’histoire de la sécurité sociale, 1990.
(3) Voir « Hôpitaux/Hospices » – Guy-Robert Ikni – Dictionnaire historique de la Révolution française – Albert Soboul – PUF, 1989.
(4) Sur l’individualisation de l’assistance, voir « Une définition institutionnelle du lien social : la question du domicile de secours » – Revue française de science politique n° 3, 1998.
(5) « Habiter en ville. Entre intimité et socialité » – Georgine Roch – Master en Architecture (2006) – Consultable sur
(6) Voir les recommandations de la Conférence de consensus sur
(7) « L’habiter et l’économie domestique à l’ère de l’urbain généralisé. En lisant Lévinas » – Yoann Morvan – Habiter, le propre de l’humain – Sous la dir. de Thierry Paquot, Michel Lussault et Chris Younès – Ed. La Découverte, 2007.
(8) « Un organisateur anthropologique méconnu à l’origine du mal-être : la procédure » – Anne-Lise Diet – Violences et institutions – Sous la dir. de Didier Drieu et Jean-Pierre Pinel – Ed. Dunod, 2016.
(9) « Des biens communs aux biens publics mondiaux » – Bernard Hours – Développement durable et territoire (2008) – ,