Recevoir la newsletter

«  Le discours sur le communautarisme flotte en apesanteur au-dessus de la réalité »

Article réservé aux abonnés

Le « communautarisme » occupe depuis quelques années une place de choix dans les discours politiques et médiatiques. Certains groupes seraient ainsi dans une logique de rejet des « valeurs » et de l’« identité » nationales. Pour le sociologue Fabrice Dhume-Sonzogni, qui a enquêté sur cette question, cette notion est en réalité une nouvelle incarnation de la vieille peur de l’« ennemi intérieur ».
Le mot « communautarisme » renvoie, dans l’imaginaire collectif, aux sociétés anglo-saxonnes. Qu’en est-il en réalité ?

Il n’existe aucune trace d’une origine anglo-saxonne de ce terme. Ce qui peut le laisser croire, c’est qu’il existe un débat philosophique nord-américain entre les libéraux et les communautariens. Ces derniers développent une critique de la philosophie libérale, estimant qu’elle néglige la question des appartenances et des inscriptions communautaires. En France, on a tendance à assimiler les communautariens au communautarisme, ce qui est problématique. En outre, dans la pensée anglo-saxonne, la notion de « community » possède un sens structurant. Rien à voir avec l’idée selon laquelle des groupes culturellement identifiés se replieraient sur eux-mêmes. Cela renvoie à l’histoire des Etats-Unis et du Canada peuplés par des colons débarquant dans un milieu considéré comme hostile et qu’ils ont colonisé en asservissant les populations autochtones. Ces pionniers étaient dans une logique de défense de leur petit groupe.

D’où vient l’usage de ce terme en France ?

Dans les années 1980, le terme « communautarisme » n’existait pas dans le langage courant. Il n’était utilisé que par quelques intellectuels travaillant sur la problématique libanaise et projetant, de façon plus ou moins fantasmatique, celle-ci sur la France. La diffusion de ce terme va se faire plus tard, en lien avec des événements précis : l’affaire « Khaled Kelkal », en 1995 – avec, notamment, l’attentat du RER à la station Saint-Michel – et les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center, à New York. Après ces deux dates, certains ont commencé à répandre l’idée selon laquelle des jeunes nés en France de parents immigrés pourraient finir par se retourner contre la mère patrie. Ce schéma d’une menace par un ennemi intérieur structure depuis le début la question du communautarisme en France. Ce thème n’est, hélas, pas nouveau. On l’a déjà connu sous d’autres formes dans l’histoire. Le mot « communautarisme » traduit en ce sens la relégitimation de certains schémas d’interprétation de la réalité visant des groupes censés ne pas vouloir s’intégrer à la communauté nationale.

Qui fait la promotion de cette idée ?

Historiquement, quelques intellectuels se sont emparés de cette question, mais elle est devenue progressivement un objet médiatique, certains chroniqueurs jouant un rôle extrêmement actif dans sa diffusion. Ce terme s’est ensuite diffusé comme un mot d’ordre à presque tout l’échiquier politique, dans l’ensemble de la presse et même à la communauté universitaire. Il est d’ailleurs inquiétant de voir comment ce discours a pris rapidement comme une sorte d’évidence, alors qu’il ne se fonde sur aucune réalité tangible.

Justement, existe-t-il une définition du communautarisme ?

Ce n’est pas une notion scientifique. A l’occasion, elle incorpore et exploite des faits, mais, la plupart du temps, elle n’en a absolument pas besoin pour prospérer. En effet, le discours sur le communautarisme flotte en apesanteur au-dessus de la réalité, et cela se comprend assez bien car, au fond, de quoi parle-t-il, sinon d’une peur, d’une menace ancrée dans l’imaginaire politique ? La question du voile à l’école en est un exemple révélateur. En 2004, lorsqu’il s’est agi de justifier la loi visant à interdire le port du voile à l’école, les politiques n’avaient que le mot « communautarisme » à la bouche, alors qu’en 1989, lorsque les premières polémiques sur ce sujet ont émergé, ce terme n’était quasiment pas utilisé. Ce mot n’est donc pas suscité par des faits nouveaux. Il s’agit d’une entreprise de requalification de la réalité sociale sous la forme d’un discours d’autorité se justifiant lui-même. Au bout du compte, le communautarisme est une forme de racisme socialement acceptable à l’ère des identités. L’une des formes produites par le communautarisme est d’ailleurs le débat sur l’identité nationale qui a émergé au début des années 2000.

Quels objectifs visent ses promoteurs ?

Comme pour toute entreprise politique, des groupes ayant intérêt à occuper une position dominante dans l’espace politique utilisent un thème pour peser dans les débats. Mais la question qui m’intéresse est plutôt de comprendre comment cette notion s’est imposée aussi rapidement. Je crois que c’est parce qu’elle repose sur une sorte de théorie du complot. Il y aurait en France une menace, un ennemi potentiel d’autant plus dangereux qu’il reste invisible. Ce schéma de pensée typique du monde du renseignement s’est diffusé auprès des responsables politiques à la faveur de la montée des questions sécuritaires et est devenu progressivement une grille de lecture de la société.

Qui est visé par cette approche ?

Le terme « communautarisme » est asymétrique et unilatéral. Il est mobilisé par certains contre d’autres, en premier lieu contre l’islam, qui constitue une obsession pour le discours communautariste. Au fil du temps, un certain nombre d’autres groupes, comme les féministes ou les gays et lesbiennes, ont été progressivement captés dans le champ du communautarisme et réinterprétés à l’aune de cette notion. Ce qui est commun à tous ces groupes, c’est leur statut minoritaire au sens politique. Ils sont soumis à une norme dominante mais ne s’y reconnaissent pas. L’usage du terme « communautarisme » sert à disqualifier leurs revendications politiques. Leur parole est alors considérée comme antirépublicaine et ne trouve pas sa place dans l’espace public.

Vous aviez mené sur le sujet une enquête dans les années 2000, que vous avez réactualisée dans votre ouvrage. Qu’est-ce qui a changé entre ces deux dates ?

Tout d’abord, la prophétie autoréalisatrice qu’est le communautarisme s’est accomplie. Un discours de réappropriation de ce terme est apparu à partir de 2010 dans certains groupes minoritaires, valorisant cette notion qui était jusque-là connotée de façon extrêmement négative. C’est vrai même pour une certaine extrême droite, qui y voit la preuve que les communautés sont naturelles, ce qui est quand même paradoxal… Ce mot a justifié en outre des transformations extrêmement concrètes du droit, et a servi en particulier à réinterpréter la notion de « laïcité » pour en faire une valeur qui vient se substituer à l’égalité et à la liberté, alors que la laïcité est, à l’origine, une règle juridique visant justement à assurer l’égalité, la liberté et la fraternité. Il y a là de véritables enjeux en termes de réduction des droits et des libertés.

Comment déconstruire une telle approche ?

Il faudrait entamer un véritable travail sur le discours politique. Quels sont les mots d’une juste représentation politique ? Je suis l’un des coauteurs de l’un des cinq rapports sur la « Refondation de la politique d’intégration », remis en 2013 au Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Nous avions formulé à l’époque un certain nombre de propositions, nous interrogeant notamment sur les mots qui permettraient de représenter la situation réelle de la société française et des défis auxquels elle doit faire face.

Le communautarisme pèse-t-il aussi sur les professionnels du social ?

La situation est aujourd’hui infiniment plus conflictuelle qu’auparavant avec certaines populations. C’est l’exploitation de la notion de « communautarisme » qui génère cette logique d’affrontement, et j’imagine que les travailleurs sociaux doivent être pris dans cette tension. Il y a donc urgence à repenser les catégories avec lesquelles nous fonctionnons. Je travaille beaucoup sur la question des discriminations, laquelle permet justement de renverser cette logique. Trop souvent, on considère que l’inadaptation vient des publics eux-mêmes. En réalité, ils répondent à des contextes, à des environnements et à des politiques institutionnelles. Des travaux québécois montrent que les premiers éléments d’une politique véritablement inclusive consistent à lutter contre les discriminations, c’est-à-dire à agir sur la responsabilité des institutions en matière d’inégalité de traitement des populations. Et c’est seulement dans un second temps que l’on peut développer des politiques s’adaptant aux besoins particuliers. Autrement, on fabrique de la différence qui justifie des politiques différentes menant justement au communautarisme.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue Fabrice Dhume-Sonzogni est chercheur à l’ISCRA (Institut social et coopératif de recherche appliquée), enseignant-chercheur à l’université Paris-Diderot et membre de l’unité de recherche Migrations et société (URMIS). Il publie Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français (éd. Demopolis, 2016).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur