Le 15 septembre, la cour d’assises de Toulouse a condamné un violeur en série à vingt-cinq ans de prison. Pour ses victimes, des prostituées nigérianes, et pour Grisélidis, l’association de santé communautaire qui les a accompagnées(1), c’est l’aboutissement d’un long et difficile parcours. En 2012, lors des tournées de nuit assurées par le bus de l’association, des femmes ont commencé à évoquer les attaques subies. « Il y avait un crescendo dans la violence hyper-inquiétant », se souvient Sonia Gonzales, infirmière de l’équipe de terrain. « Au début, elles ne voulaient pas porter plainte, explique Corinne Monnet, sa collègue éducatrice spécialisée. Une majorité d’entre elles n’avaient pas de papiers et avaient peur d’aller à la police. » Forte d’une dizaine de témoignages, l’association a donc décidé d’envoyer une dénonciation au procureur de la République, qui a ouvert une enquête. « Sept femmes ont fini par porter plainte après l’arrestation, mais seules quatre sont allées au bout du parcours, poursuit l’éducatrice. Il a fallu les accompagner et les motiver pendant quatre ans. J’étais avec elles pour les confrontations devant le juge, aux expertises psychologiques… Juridique, social, médical, notre travail a croisé tous les domaines. » L’équipe se dit satisfaite du déroulement du procès. « Les personnes ont été crues, estime l’infirmière. Il y a eu une écoute respectueuse de ce qu’elles étaient, sans jugement de ce qu’elles faisaient. C’est rare de l’entendre de la bouche d’un juge. »
L’association Grisélidis est née en 1999 à Toulouse, de la rencontre d’une infirmière, d’une militante féministe et d’une travailleuse du sexe (TDS) engagée dans la défense des droits des prostituées, ce qui explique le choix du nom(2). Leur inspiration : Cabiria, une association de santé communautaire lyonnaise créée quelques années plus tôt à la suite d’une recherche-action. « Dans les années 1990, les antennes de l’Amicale du Nid, qui travaillent traditionnellement avec la prostitution, ont commandité une recherche-action car elles n’arrivaient pas à faire du lien avec les prostituées migrantes, ni avec les garçons, ni avec les trans, raconte Julie Sarrazin, directrice de Grisélidis. Les recommandations des sociologues ont été d’envoyer des équipes sur le terrain, ce que ne faisaient pas les associations traditionnelles. Des médiatrices culturelles ont été chargées de cette mission pour être dans la confiance avec les personnes, dans une approche non jugeante, en abandonnant l’objectif de réinsertion sociale à tout prix qui était, et est encore, celui de l’Amicale du Nid. »
Quinze ans après sa création, l’association toulousaine emploie dix salariés(3) et reste fidèle à ses méthodes et principes. « Nous sommes sur une logique pragmatique, revendique Sonia Gonzales, arrivée à Grisélidis en 2009 par le militantisme LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), après avoir travaillé huit ans en psychiatrie. On accompagne les personnes quel que soit leur choix : celles qui veulent continuer à travailler, pour qu’elles le fassent en sécurité, comme celles qui veulent arrêter, qu’on aiguille vers une réorientation avec des formations. » En 2015, Grisélidis est entré en contact dans la rue avec 500 à 600 personnes différentes, a distribué 100 000 préservatifs et a accompagné 50 femmes vers une reconversion professionnelle, dont 16 ont accédé à une formation et 12 ont trouvé un emploi.
Cet esprit d’ouverture sans jugement a plu à Manon, 29 ans, travailleuse du sexe sur Internet après des études d’infirmière, qui est entrée en 2011 au conseil d’administration. « Je les ai contactées sur leur numéro d’urgence pour un souci avec un client, puis je suis venue boire le café sur un temps d’accueil, et je ne suis jamais repartie, résume-t-elle en souriant. J’ai rencontré l’avocat qui faisait des permanences, ai participé à des ateliers de prévention, à des repas collectifs qui ont lieu plusieurs fois par mois, ai emprunté des bouquins à la bibliothèque… Ce sont les premières personnes qui m’ont dit que je pouvais revendiquer ce que je faisais. Grâce à elles, je me sens mieux dans mon boulot. Se sentir soutenue donne de l’assurance face au client. »
La méthode de Grisélidis est l’outreach, ou l’« aller vers » en français, que ce soit dans la rue ou sur Internet (lire encadré page 18). Toutes les salariées de l’association participent aux tournées à tour de rôle, en binômes, même si l’équipe de terrain les assure plus systématiquement. Au sein de cette équipe, deux médiatrices culturelles permettent d’aller au plus près des besoins du public. Anciennes travailleuses du sexe, elles-mêmes sont issues des communautés présentes sur le territoire : une Bulgare et une Nigériane (en cours de recrutement après le départ de la précédente) dont les compatriotes représentent aujourd’hui près de 70 % de l’ensemble des TDS des rues toulousaines. « Outre la langue, ce qui nous intéresse avec les médiatrices culturelles est à la fois leur expérience du travail sexuel, parce qu’elles savent de quoi elles parlent, et l’expérience migratoire qu’elles ont vécue, indique Krystel Odobet, sociologue et chargée de développement. Ça change tout dans la relation. Avec l’absence de médiatrice nigériane depuis six mois, les suivis des femmes de cette communauté sont beaucoup plus complexes. La médiatrice permet la compréhension de leurs besoins, au-delà d’une résolution de problèmes au coup par coup. »
Deux tournées ont lieu à pied, en journée, sur des jours et à des heures différents, dans le quartier Belfort, lieu traditionnel de prostitution proche de la gare, avec ses hôtels bon marché. Le caddie rouge rempli de préservatifs, de brochures traduites en plusieurs langues et de divers matériels de prévention donne l’occasion de discussions individuelles. Deux nuits par semaine (le jeudi, de 21 heures à 2 heures, et le vendredi, jusqu’à 5 heures), un binôme sillonne les lieux de prostitution nocturne de Toulouse à bord d’un camping-car spécialement aménagé. Les zones évoluent au gré des arrêtés antiprostitution pris par le maire élu en 2014 et des plaintes des riverains, qui ont progressivement repoussé les TDS du centre-ville et du quartier des Ponts-Jumeaux, en bord du canal du Midi, vers les Minimes puis au-delà du périphérique.
Ce jeudi-là, Mariana(4), médiatrice culturelle bulgare depuis dix ans, conduit le camping-car le long du canal, stoppant à la hauteur de celles qui attendent le client en talons hauts et minijupe. « On leur demande si elles ont envie qu’on s’arrête ou pas, décrit celle qui fit elle aussi « la pute » à son arrivée à Toulouse. Il faut être à l’écoute de ça : certains jours, elles voudront juste prendre des préservatifs, d’autres jours, elle auront envie de discuter. » Lorsque plusieurs filles montent, les deux salariées les mettent à l’aise en les invitant à s’installer sur les banquettes autour des deux tables, pour prendre un café, une soupe ou un en-cas. Un petit espace est aussi prévu pour des entretiens individuels.
Parfois, la discussion s’engage toute seule. D’autres fois, les membres de l’équipe la lancent sur une question de prévention du VIH, de violence, de droit d’asile ou d’usage de drogue. L’association a pour credo l’empowerment et considère que chacune de ces femmes a des connaissances à apporter. « Elles savent plein de choses beaucoup mieux que nous par rapport à leur travail et leurs conditions de vie, lance Corinne Monnet, l’éducatrice. On les reconnaît vraiment avec leurs compétences. C’est un des combats de la santé communautaire, une rupture avec le traitement social classique de la prostitution. » Une boîte transparente disposée à l’entrée du véhicule regroupe du matériel de prévention qui peut servir lors de ces groupes informels : un godemichet pour la démonstration de pose du préservatif masculin, des préservatifs féminins, des éponges périodiques, un guide pratique de sécurité pour les travailleuses du sexe…
Krystel Odobet, qui s’occupe de la recherche de financement de Grisélidis mais effectue aussi deux tournées de nuit tous les deux mois, détaille : « Lors du premier contact avec une personne, nous présentons l’association et donnons notre carte avec le numéro d’urgence qu’elle peut joindre 24 heures sur 24 en cas d’agression, d’arrestation ou de rupture de préservatif » (une astreinte téléphonique tournante étant assurée par chaque salariée pendant une semaine). La sociologue continue : « Nous distribuons du matériel de prévention, ce qui permet de montrer qu’on ne juge pas la personne dans son activité. Nous présentons les services que propose l’association (l’aide à l’obtention d’une couverture médicale, l’accompagnement sur le droit au séjour…). Au bout de quelques rencontres, nous passons au deuxième volet de l’action : inviter la personne à la demi-journée d’accueil sans rendez-vous, qui permet souvent d’enclencher un accompagnement. »
La mission de base de l’association est la santé, et en premier lieu la prévention contre le VIH et les maladies sexuellement transmissibles (MST). Une médiatrice culturelle accompagne deux fois par mois les TDS volontaires pour se faire dépister (presque une centaine en 2015). Par ailleurs, une consultation dédiée à ce public a été créée le mercredi après-midi par le CeGIDD(5), installé dans les mêmes locaux que la permanence d’accès aux soins de santé pour les personnes en situation de précarité, tous deux étant partenaires de longue date de Grisélidis. « Cela nous permet de voir des personnes qui ne viendraient pas si elles n’étaient pas accompagnées par une médiatrice, se félicite la docteure Karine Pariente. En plus du dépistage, nous faisons le point autour des MST et évaluons s’il y a d’autres besoins de santé. Cela a fidélisé des personnes TDS qui peuvent revenir seules ensuite. » Le médecin, qui a suivi une tournée de nuit de Grisélidis avec une de ses collègues, étudie la possibilité de faire du dépistage directement dans le bus.
Mais la santé ne se limite pas à la prévention du VIH et des MST. « On a tout le temps la santé à l’esprit, martèle Sonia Gonzales, l’infirmière, mais dans une logique globale. On aborde les situations avec les priorités des personnes : s’occuper de la santé peut commencer par accompagner quelqu’un pour un colis alimentaire, appeler le 115 pour trouver un hébergement ou fournir une aide financière pour se reposer après une interruption volontaire de grossesse. » En moyenne, lors de l’accueil sans rendez-vous du mardi après-midi, une trentaine de TDS passent. L’an dernier, un incendie dans l’immeuble a laissé l’association pendant six mois sans local, et la fréquentation de son nouvel espace, un peu moins central, n’est pas encore revenue à son niveau antérieur de 60 à 80 personnes par après-midi. Dès son arrivée, chacun est accueilli de façon conviviale et orienté en fonction de ses questions. Une feuille affichée au mur permet de s’inscrire pour rencontrer l’équipe de terrain (l’infirmière, l’éducatrice ou la médiatrice, toutes assez polyvalentes). Des rendez-vous peuvent aussi être organisés du mercredi au vendredi et donner lieu à des suivis conjoints.
« Lors des accueils, il y a souvent plein de bébés, des gamins qui jouent, décrit Julie Sarrazin. Sur les 90 % de femmes de notre public, 80 % sont des mamans. Nous accompagnons aussi la scolarité des enfants. Nous faisons tout, de la grande urgence sociale pour des filles qui viennent d’arriver jusqu’à l’assistance sociale de base pour des femmes qui sont là depuis dix ans et ont des gamins. Les services de droit commun sont débordés et orientent vers nous les personnes dès qu’ils comprennent qu’elles sont prostituées. Alors qu’au départ nous n’étions qu’une petite association de prévention spécialisée sur le VIH, nous sommes devenus un gros service sanitaire et social, une sorte de Maison des solidarités des prostituées. » Ainsi, en ce moment, l’éducatrice suit 40 dossiers d’asile, alors que l’association ne reçoit pas un euro au titre du droit d’asile(6).
La grande force de Grisélidis est sa capacité d’adaptation à son public, qui lui vient de son fonctionnement paritaire et communautaire. « Dans le conseil d’administration, les personnes issues de la prostitution permettent de remettre vraiment l’usager au cœur de l’association, de s’assurer que les nouveaux projets, les nouvelles actions répondent vraiment aux besoins de la communauté, insiste Krystel Odobet. Nous avons mené une action expérimentale dans les lieux de prostitution informels avec, pour nous conseiller au sein du comité de pilotage, une personne ayant travaillé dans un bar à hôtesses. » Le lundi lors des réunions d’équipes comme le mardi matin lors des formations (en interne ou avec des personnes extérieures), qui alternent avec les supervisions et les analyses de pratiques, la réflexion, l’écoute et le partage sont permanents. « Nous devons être toujours en veille sur la loi, les arrêtés, les nouveaux traitements, l’évolution des codes, des parcours de migration, pour être capables de créer de nouveaux outils d’information et de communication avec les personnes, affirme Flo Gil de Muro, la chargée de mission Internet. Les échanges de savoirs au sein de l’équipe, entre personnes ayant une formation commune d’animateur ou animatrice de prévention mais des compétences différentes, nous le permettent. L’animateur Internet peut faire une demi-journée sur les nouveaux sites de rencontre, les codes gays, tandis que la médiatrice nigériane va nous parler des parcours de migration de son pays. »
Depuis un an, l’association a aussi professionnalisé son offre de formation s’adressant aux professionnels susceptibles de recevoir ce public, afin de lutter contre la discrimination dont sont victimes les travailleuses et travailleurs du sexe migrant(e)s, gays ou trans dans les lieux de soins, les préfectures ou les services sociaux. En 2015, elle a organisé le colloque international « Genre, travail du sexe et santé sexuelle », qui a donné largement la parole aux personnes concernées. Et, quand il le faut, Grisélidis descend aussi dans la rue pour défendre les droits des prostitué(e)s et s’opposer à tous les projets de loi les fragilisant. « En se visibilisant, en tractant en manifs, on amène le débat, on fait des liens avec d’autres luttes (migrants, LGBT), se réjouit Manon. En octobre, nous avons été invités à débattre sur les violences étatiques à Canal Sud, à la même table que des agriculteurs ! »
En 2007, une sociologue et une escort ont permis à Grisélidis d’étendre son action sur Internet. « Nous utilisons la même méthodologie que dans la rue en faisant du outreach, en allant vers les gens : hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, femmes, trans et cis(1), mais en s’adaptant au terrain virtuel, explique Flo Gil de Muro, sociologue spécialiste des questions de genre et chargée de mission Internet. On est tout le temps connectés sur Internet, sur Facebook. On envoie des mails ou on appelle à partir de sites de petites annonces ou d’annuaires d’escorts. On fait aussi de la prévention sur les forums de discussion. » Financée par l’INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé), cette mission ne se limite pas à la région. « Le premier contact se fait souvent sur notre numéro d’urgence, pour un problème de violence ou de rupture de capote, poursuit-elle. Les personnes qui travaillent sur Internet pensent être plus discrètes mais en cas de difficultés, elles sont vraiment isolées. Comme notre champ d’action est national, on réoriente souvent vers des associations partenaires ou des structures de confiance(2). On fait aussi beaucoup d’accompagnement par téléphone et des suivis réels pour les personnes qui sont sur Toulouse. »
(1) Grisélidis : 10, chemin de Lapujade – 31200 Toulouse – Tél. 05 61 62 98 61 –
(2) Dans les années 1970, Grisélidis Réal a été la meneuse de la « révolution des prostituées » : 500 femmes prostituées avaient occupé une chapelle parisienne en 1975 pour réclamer la reconnaissance de leurs droits.
(3) Une médiatrice culturelle bulgare, une infirmière, une éducatrice spécialisée, une chargée de mission Internet qui assure de façon transitoire la coordination de l’équipe « rue », une secrétaire, une chargée de développement et une directrice. En septembre, trois recrutements étaient en cours : une médiatrice culturelle nigériane, un(e) animateur(trice) Internet et un(e) coordinateur(trice) de l’équipe « terrain ».
(4) Le prénom a été changé.
(5) Centre gratuit d’information, de dépistage et de diagnostic des infections par le VIH, les hépatites virales et les infections sexuellement transmissibles.
(6) Sur le budget de 400 000 €, les financements (non pérennes) proviennent de : l’assurance maladie, l’agence régionale de santé, l’INPES, la mairie et la communauté urbaine de Toulouse, le ministère des Affaires sociales et de la Santé, la région Occitanie, la préfecture, Sidaction et Solidarités Sida.
(1) Cis est l’abréviation de « cisgenre », qui désigne les personnes ayant une identité de genre en concordance avec l’état civil, par opposition à « transgenre ».
(2) Aspasie (Suisse), Cabiria (Lyon), les Amis du bus des femmes (Paris), IPPO (Bordeaux), les missions « prostitution » de Médecins du monde, Act Up, les plannings familiaux…