Il existe beaucoup de groupes particulièrement défavorisés aux Etats-Unis : les jeunes Noirs, les jeunes hispaniques, ceux qui vivent dans les quartiers défavorisés… Ces jeunes peuvent avoir des retards scolaires importants dès les toutes petites classes et rencontrer ensuite de graves problèmes d’accès à l’emploi, voire verser dans la criminalité. Pour les aider, l’Etat fédéral engage depuis plus de quarante ans des enveloppes financières afin d’atteindre des objectifs ciblés, en laissant les acteurs locaux mettre en place les programmes sur le terrain. La contrepartie de ces financements et de leur maintien, c’est l’évaluation. Le système politique américain exige en effet des preuves solides de l’efficacité d’un dispositif pour continuer à le financer, surtout dans le domaine social.
On les classe en deux grands groupes : ceux qui s’adressent aux jeunes en âge d’aller à l’école et ceux destinés aux jeunes qui ne sont plus en âge scolaire ou qui ont quitté l’école prématurément. Dans le premier cas, il s’agit de développer au sein de l’école des programmes visant à ce que tous puissent terminer leur cycle scolaire. Pour ceux qui ont déjà quitté l’école, le but est de les remettre à niveau sur les compétences de base et de leur permettre une transition vers l’emploi ou une intégration dans une université. La plupart du temps, ces programmes trouvent leur place au sein des établissements scolaires, car l’action sociale déconnectée de l’école est moins efficace. Au niveau local, ce sont le plus souvent des associations qui mettent en œuvre ces programmes, parfois des entreprises privées. Les crédits fédéraux sont souvent complétés par des financements des Etats locaux et des fonds privés provenant de fondations. Tout cela se compte en milliards de dollars.
En France, on met beaucoup l’accent sur les connaissances, les savoirs… mais les professionnels qui s’occupent des jeunes savent que les connaissances « dures » ne sont pas le problème premier. La question qui se pose est d’abord celle des compétences sociales, des caractéristiques non cognitives telles que la résilience, la capacité à réaliser une tâche, l’ouverture aux autres, le travail en équipe… Dans les programmes américains en direction des jeunes en difficulté, on retrouve cette attention aux compétences non cognitives. Un autre objectif important est de modifier l’environnement des jeunes. Pour cela, beaucoup de ces programmes mobilisent le plus possible les parents. Par exemple, dans le programme national Head Start, qui intervient à l’âge maternel dans les quartiers défavorisés, il existe des classes spéciales où l’on apprend aux parents à mieux interagir avec leur enfant.
Ceux-ci ont une grande autonomie. On leur attribue des moyens supplémentaires en les laissant gérer leur budget et leurs recrutements. La meilleure façon d’aider les enfants en difficulté est en effet de les faire bénéficier d’un taux d’encadrement élevé. Dans un système comme Head Start, on compte un éducateur pour cinq ou six enfants dans les plus petites classes. En échange, l’établissement s’engage sur un contrat d’objectifs très précis. Par exemple, mener un certain pourcentage des jeunes scolarisés jusqu’à l’équivalent du bac ou un meilleur niveau en mathématiques. Ce problème des moyens est crucial, mais il faut le gérer sur la base de critères techniques très clairs afin d’éviter le saupoudrage et, surtout, l’intervention de critères politiques.
Les Etats-Unis sont très conscients du risque d’« écrémage » des jeunes à l’entrée des programmes. Ils le règlent grâce à des critères stricts. Ceux qui intègrent les programmes doivent présenter des caractéristiques socio-économiques précises et, dans certains programmes comme le fameux Job Corps, les centres d’accueil ne peuvent pas choisir les jeunes. C’est un autre service qui sélectionne les candidats et les inscrit d’office dans les centres mettant en place le programme.
Elles sont très connectées localement avec le monde du travail, car parvenir à placer les jeunes est loin d’être facile. Des partenariats avec des entreprises sont donc indispensables. Même chose avec les universités, qui peuvent accueillir un certain nombre des jeunes qui veulent poursuivre vers une formation plus qualifiante. Certaines universités leur réservent d’ailleurs des places à cet effet. Enfin, il existe un échange permanent très important entre toutes ces grandes initiatives nationales placées sous une bannière commune. Un centre national délivre une méthodologie et des guides de bonnes pratiques.
Les programmes continuent à évoluer. Le programme Head Start, qui s’adresse aux enfants d’âge maternel, a été créé dans les années 1960 et est devenu un programme national dans les années 1980. Il prend en charge chaque année un million d’enfants des milieux défavorisés. Ce n’est évidemment plus une expérimentation, mais il continue à produire des expérimentations ciblées. Par exemple, on s’est aperçu que les jeunes d’origine hispanique rencontraient davantage de difficultés. On a donc développé des modules adaptés à leurs problèmes particuliers. D’une façon générale, pour renouveler les budgets, le Congrès redemande environ tous les dix ans une évaluation de l’ensemble du programme. Celle-ci est souvent réalisée en comparant le devenir de jeunes ayant bénéficié du programme avec celui d’un groupe de contrôle qui n’en a pas bénéficié. Et pour éviter tout biais, les jeunes concernés sont choisis de manière aléatoire parmi les candidats. Que les jeunes aient étés sélectionnés ou pas, on leur demande, ainsi qu’à leurs familles, s’ils acceptent de continuer à être suivis sur plusieurs années pour les besoins de l’évaluation. Ce système de tirage au sort n’existe que sur le temps de l’expérimentation, c’est-à-dire deux ou trois ans. Néanmoins, lorsqu’il y a trop de candidats pour un programme, le système du tirage au sort peut être maintenu, comme c’est le cas pour Job Corps, créé en 1964 et qui est le plus important programme pour jeunes à risques aux Etats-Unis.
Mon objectif n’est pas du tout de mettre le modèle américain sur un piédestal. Je voulais simplement montrer ce qui marche afin d’inspirer des initiatives similaires en France. J’ai étudié sur le terrain ce qui se fait aux Etats-Unis et en France, et je n’observe pas tellement de différences de contextes. Il s’agit toujours de jeunes en grande difficulté d’insertion pris en charge par des professionnels de l’action sociale motivés pour les aider. En termes d’approche et d’objectif, il n’y a pas de spécificité particulière des Etats-Unis. Les programmes sont soutenus sur le long terme par l’administration fédérale grâce au système d’expérimentations. Je pense que l’administration française est tout à fait capable d’en faire autant.
Bien sûr. On compte 15 000 places dans les écoles de la deuxième chance et environ 3 000 dans les EPIDE(1). Mais cela reste très inférieur aux besoins réels : chaque année, en France, 120 000 jeunes sortent sans diplôme du système scolaire. On pourrait tout à fait s’inspirer du système américain, avec une augmentation importante des budgets conditionnée par des évaluations rigoureuses. Il faudrait aussi effectuer un travail d’intégration de ces formations de la deuxième chance auprès des prescripteurs que sont les missions locales et les services sociaux.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Economiste à l’OCDE, Stéphane Carcillo est professeur affilié à Sciences Po et directeur exécutif de la chaire « Sécurisation des parcours professionnels » (Sciences Po et le groupe GENES). Il publie Des compétences pour les jeunes défavorisés. Leçons américaines (éd. Presses de Sciences Po, 2016). Il est également coauteur de La machine à trier. Comment la France divise sa jeunesse (éd. Eyrolles, 2011)(1).