Une « réalité invisible ». C’est ainsi que l’Observatoire national de la fin de vie (ONFV) qualifiait en 2013 ce sujet difficile concernant les établissements pour adultes handicapés(1). Manque d’anticipation, liens trop rares entre établissements médico-sociaux et unités de soins palliatifs, formation insuffisante des professionnels de l’accompagnement… L’observatoire appelait alors à « faire de l’accompagnement de la fin de vie une priorité nationale » dans les MAS (maisons d’accueil spécialisées) et les FAM (foyers d’accueil médicalisé).
A Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis), le FAM du Vert-Galant(2), géré par l’association Cap’ devant !, s’est attelé depuis cinq ans à cette problématique, sous l’impulsion de Delphine Christ(3), une jeune chef de service paramédical devenue directrice à l’été 2016. « Avant de rejoindre le FAM, j’ai débuté ma carrière dans différents services d’un centre hospitalier de l’Oise : la cardiologie, l’unité de soins intensifs de cardiologie, la cancérologie et les soins palliatifs, raconte-t-elle. Après quoi, j’ai été embauchée comme infirmière coordinatrice dans un EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] de Seine-et-Marne. » Différents postes au sein desquels la jeune femme est amenée à côtoyer aussi bien la fin de vie que la mort plus ou moins prévisible des patients. « Ce sont des expériences très intenses, qui soudent les équipes, relate-t-elle. On est vite happé par la dimension humaine de ces moments particuliers. On développe des liens très étroits avec les familles. Si une situation s’aggrave, on revient travailler même quand on n’est pas de service… Pour travailler avec les professionnels du FAM, je me suis beaucoup appuyée sur ce vécu. »
En cinq ans, la structure a progressé sur le sujet de façon considérable : ajout en 2011 d’un volet « soins palliatifs » au projet d’établissement ; signature en 2013 d’une convention avec le réseau Arc en ciel dédié aux soins palliatifs ; rédaction l’année suivante d’un guide de la fin de vie et du décès… « La démarche participative conduite au FAM du Vert-Galant a de quoi inspirer d’autres établissements, affirme Yves Eudeline, le directeur général de Cap’ devant ! Dans toutes nos structures, le public change. Nous accueillons un nombre croissant de personnes souffrant de maladies dégénératives. Même les établissements pour enfants sont confrontés à des décès. C’est très mal vécu par les professionnels. Les pratiques doivent vraiment évoluer. »
Ouvert en 1978 à Tremblay-en-France, dans le quartier du Vert-Galant, le foyer de vie est devenu foyer d’accueil médicalisé en 2004. Il accueille 30 adultes en situation de handicap moteur, polyhandicapés, avec ou sans troubles associés (déficiences cognitives et/ou sensorielles), et offre cinq places en accueil de jour. La plupart des résidents sont atteints d’IMC (infirmité motrice cérébrale), et certains vivent dans l’établissement depuis son ouverture. A son arrivée, Delphine Christ se rappelle avoir été tout de suite frappée par l’absence de réflexion institutionnelle sur la fin de vie : « La moyenne d’âge des résidents tourne autour de 38 ans. Or le vieillissement est précoce chez les personnes IMC. On estime qu’il débute autour de 40 ans ; à cet âge, leurs mobilités réduites engendrent des complications organiques (infections respiratoires, syndromes occlusifs intestinaux, troubles cardiaques…) que l’on n’observe qu’à partir de 75 ans dans la population générale. Et comme l’agrément du foyer ne comporte pas de limite d’âge, nous sommes forcément confrontés au vieillissement des résidents. » Lieu de vie tourné vers l’épanouissement et l’autonomie (construction de plain-pied, organisation d’activités et de sorties, attention accordée à la vie affective et amoureuse…), le foyer enregistre en moyenne un décès par an. Parfois, plusieurs surviennent coup sur coup. « Entre la fin 2015 et le début 2016, trois personnes sont parties. Deux d’entre elles vivaient dans la même unité. Impossible de ne pas penser à une mauvaise loi des séries, rapporte Yves Perron, éducateur spécialisé coordinateur. Dans ces moments-là, chacun observe les autres en se demandant qui sera le prochain. »
En 2011, le décès d’un usager laisse aux équipes un sentiment de malaise. « Les professionnels n’étaient pas préparés, se souvient Delphine Christ. Certains refusaient même d’admettre que la personne allait mourir. Si bien qu’il y avait eu beaucoup de flou autour de l’accompagnement. » Forte de son expérience, la chef de service pose le sujet sur la table du comité de direction. Et rappelle que le code de l’action sociale et des familles impose de garantir l’accès des résidents aux soins palliatifs, en insérant notamment un volet sur cette question dans le projet d’établissement. Un groupe de travail est constitué. Direction, éducatif, animation, soin, social, administratif, technique…, tous les métiers sont représentés.
A cette occasion, se font jour des différences culturelles majeures entre professionnels. D’un côté, les soignants : infirmières, aides-soignants, médecins de rééducation fonctionnelle, paramédicaux libéraux. De l’autre, les socio-éducatifs : éducateur coordinateur, AMP (aides médico-psychologiques), CESF (conseillère en économie sociale et familiale). Alors que les premiers semblent relativement à l’aise avec le vieillissement et la mort, notamment grâce aux enseignements théoriques sur les soins palliatifs et mortuaires reçus en formation initiale, les seconds s’avouent plus démunis. « Les personnels socio-éducatifs ont une culture de l’accompagnement dans laquelle dominent les dimensions de vie et de projet, observe alors Delphine Christ. Les soins palliatifs sont très peu abordés dans la formation d’AMP, et les stages en gérontologie sont rares. » De leur propre aveu, pour accompagner les résidents en fin de vie, les socio-éducatifs s’appuient plutôt sur des pratiques empiriques ou sur leur propre expérience du deuil. Cette situation n’a cependant rien d’exceptionnel : dans un établissement sur deux, ni le médecin ni les infirmiers n’ont reçu de formation spécifique sur la fin de vie, regrette l’ONFV dans son rapport.
Après dix réunions du groupe de travail, trois axes sont inscrits dans le volet « soins palliatifs » du nouveau projet d’établissement : un soutien pour les professionnels par le biais de groupes de parole ou d’analyse des pratiques, l’organisation d’une réflexion collective sur l’accueil et l’accompagnement des familles, ainsi que l’inscription de la prise en charge palliative dans le projet personnalisé de chaque résident. En 2012, l’évaluation interne pointe la mise en œuvre de la démarche palliative parmi les axes d’amélioration, et la formation des personnels comme enjeu prioritaire. Reste à trouver un budget… Delphine Christ décide pour cela de recourir au réseau Arc en ciel(4). Son équipe d’appui pluridisciplinaire (médecins coordonnateurs, infirmières coordinatrices, psychologue, assistante sociale) intervient sur tout le nord de la Seine-Saint-Denis, à domicile comme en établissement. « Notre réseau est très implanté dans les EHPAD, décrit Anne Grinevald, la psychologue. Cela nous confère une certaine expérience du vieillissement, très utile lorsque nous sommes sollicités par des structures accueillant des adultes handicapés avançant en âge. » En 2013, une journée de formation rassemble 28 salariés du FAM, soignants comme socio-éducatifs. L’occasion de démystifier le concept même de « soins palliatifs », souvent entouré de représentations restrictives, limitées à la période d’agonie. Leur spectre est en réalité bien plus large : à côté du « soulagement de la douleur et autres symptômes gênants », les soins palliatifs « proposent un système de soutien pour aider les patients à vivre aussi activement que possible jusqu’à la mort », ou encore « intègrent les aspects psychologiques et spirituels des soins aux patients », indique l’OMS (Organisation mondiale de la santé).
« Avec les équipes médico-sociales, on commence toujours par se demander de quoi on parle, rapporte Marie-Ange Lannaud, infirmière coordinatrice du réseau Arc en Ciel. Nous arrivons comme porte-parole de la pensée palliative, qui demande énormément de réflexion, ainsi qu’une véritable éthique de communication. » Les premières interventions sont « toujours très remuantes », précise Anne Grinevald : « Il faut laisser le temps à chacun de s’imprégner de cette pensée, d’exprimer ce qu’il ressent par rapport à la mort. L’important étant d’effectuer ce cheminement en dehors des moments de crise et d’urgence. » Dans la foulée de la formation, un petit groupe de volontaires s’attelle à la rédaction d’un guide de la fin de vie et du décès. Organisé en chapitres (protocole en cas d’aggravation de l’état de santé d’un résident et/ou de décès, formalités à accomplir, check-list, principaux rites mortuaires selon les religions, liste des lieux de culte à proximité), il offre un point d’appui précieux « dans un moment où l’on peut se sentir dépourvu de ses capacités », décrit Delphine Christ.
Très appréciée par les salariés, la démarche rencontre également un écho auprès des résidents du foyer. A l’occasion d’une réunion sur la « Charte des droits et libertés de la personne accueillie » organisée pour les résidents, certains s’attardent sur les trois lignes de l’article 9 se rapportant à la fin de vie. « On s’est aperçus qu’il y avait une certaine attente », raconte Delphine Christ. Au quotidien, le sujet est pourtant rarement évoqué. « On n’aborde jamais la mort de but en blanc, affirme Sandrine Le Garnec, l’animatrice de l’établissement. On n’en parle qu’à l’initiative des personnes. » Le plus souvent, lorsqu’un décès survient dans une unité, dans une forme de projection. « Les plus âgés vivent quand même avec un chrono dans la tête, nuance Yves Perron, éducateur coordinateur. On a longtemps estimé l’espérance de vie des IMC à 60 ans ; alors quand ils passent la barre de la cinquantaine, certains se sentent déjà en sursis. » De temps en temps, à l’occasion d’un soin ou d’une activité, il arrive que l’un des habitants du foyer saisisse la main d’un AMP pour lui confier ses angoisses, l’interroger sur son risque de mourir ou formuler un souhait pour son enterrement. Des instants privilégiés qui obligent les professionnels choisis. « Une telle élection peut être très difficile à porter, glisse Marie-Ange Lannaud. Quand elle se produit, il est très important de la travailler en équipe. »
Assez logiquement, le discours n’est pas le même selon les interlocuteurs. Pour Samy Bendaya, l’un des médecins de rééducation fonctionnelle du FAM, qui assure le suivi médical des résidents et les reçoit avec leurs proches à l’occasion du bilan annuel, « l’instinct de survie l’emporte sur l’idée morbide du décès ». Psychologue clinicienne, Charlotte Papeians propose pour sa part des rendez-vous individuels et des groupes de parole, à la demande des usagers. Les langues se délient davantage devant elle. « Une personne IMC s’est trouvée entre la vie et la mort au moment de sa naissance, cela chapeaute forcément sa construction psychique », explique-t-elle. Les résidents s’attendent à mourir. Mais ce n’est « ni une obsession, ni une angoisse, plutôt une pensée plus opératoire et plus concrète – d’autant que la plupart ont perdu des proches, ou des amis de l’établissement, parfois plus jeunes qu’eux. » Qu’il s’agisse de léguer un disque à un voisin d’unité, de choisir sa dernière tenue ou de requérir la présence d’un parent, l’équipe accorde toute son importance à l’expression des dernières volontés. Depuis la formation par le réseau Arc en ciel, la CESF de l’établissement s’efforce de consigner les demandes pour s’assurer qu’elles seront bien respectées. « Dans l’idéal, nous aimerions pouvoir recueillir les directives anticipées des personnes accueillies, souligne Delphine Christ. Mais il faut encore que nous réfléchissions à la manière de nous y prendre. » Parmi les résidents, certains se sentent prêts à les énoncer, comme Olivier Aubert, 59 ans, dont trente-huit passés au FAM. « J’ai perdu plusieurs personnes qui m’étaient chères, ici et dans ma famille. Alors la mort, j’y ai réfléchi, je peux en parler librement. Dans le principe, quand le moment sera venu, je préférerais rester ici. Je n’ai pas envie d’aller à l’hôpital. Je sais qu’ici, il n’y a pas d’infirmière la nuit, mais on m’a parlé de l’hospitalisation à domicile. Alors, on verra. »
Comme lui, la majorité des résidents redoutent de finir leurs jours à l’hôpital. Parfois, pourtant, ce transfert ne peut être évité. C’est ce qui est arrivé l’an dernier à l’une des plus anciennes occupantes de l’établissement, emportée par un cancer de l’intestin. « A force de subir des gestes invasifs depuis leur plus jeune âge, les personnes IMC ont si bien intériorisé la douleur que parfois elles ne se plaignent même plus, explique Delphine Christ. De sorte que la maladie n’a été découverte que de façon fortuite. » A peine le diagnostic posé, le FAM avait déclenché l’aide du réseau Arc en ciel, désormais lié par convention, notamment pour envisager les conditions d’un éventuel retour de la résidente dans l’établissement. Las, le cancer était trop étendu. Le décès a eu lieu à l’hôpital. « Elle est partie sereinement », se souvient la directrice. Ce, en partie grâce au réseau, qui a offert soutien et conseil au personnel hospitalier comme à celui du FAM. « Par exemple, j’avais parlé à l’interne de cancérologie de l’Hypnovel, un anxiolytique employé pour la sédation profonde, mais il ne connaissait pas, poursuit la responsable. Le médecin du réseau a appuyé mon propos, ce qui lui a donné plus de légitimité. » Pendant toute la durée de l’hospitalisation, les professionnels volontaires se sont relayés au chevet de la malade, accompagnant notamment les visites de son compagnon, également résident du foyer. « Le plus important pour lui, c’était que rien ne lui soit caché sous prétexte de le protéger, insiste Yves Perron. Et la famille lui a vraiment donné toute sa place. » Le jour de l’enterrement, l’établissement s’est déplacé en masse. « Il faut nous voir quand nous arrivons avec nos véhicules et nos fauteuils, c’est impressionnant ! », sourit la directrice.
De l’avis de tous, la ritualisation autour de ces moments particuliers est indispensable pour éviter de générer souffrance et sentiment de culpabilité. Par exemple, en laissant quelque temps la chambre vide au lieu de l’attribuer immédiatement à un nouvel occupant. « L’idée est de laisser le logement intact pendant un moment, afin de laisser la place au deuil », souligne l’éducateur coordinateur. Attentifs à marquer l’événement, les professionnels doivent cependant veiller à ne pas empiéter sur la place des familles et à protéger les résidents qui pourraient pâtir d’une ambiance trop délétère. « Il faut aussi admettre la non-symbolisation du décès par certains patients », glisse Soizic Le Hallé, psychologue clinicienne chargée d’animer les séances d’analyse des pratiques. En fonction de leurs capacités intellectuelles et cognitives, tous ne sont pas accessibles au concept même de « mort ». Ce qui n’empêche pas d’en éprouver les conséquences. « L’an dernier, un jeune homme qui fréquentait l’accueil de jour est décédé dans une clinique, raconte ainsi l’animatrice, Sandrine Le Garnec. C’était quelqu’un de très présent, très investi. Il était notamment chargé d’inscrire le planning sur le tableau du hall, chaque matin. Son absence a laissé un grand vide pour tout le monde. Il a fallu beaucoup verbaliser, et il s’est passé plusieurs semaines avant qu’un autre résident endosse la responsabilité du tableau. »
Les soins palliatifs, énonce l’OMS, affirment la vie et considèrent la mort comme un processus normal. A bien y regarder, cette approche holistique, centrée sur l’amélioration de la qualité de vie des personnes malades et le soutien aux familles, n’apparaît pas si éloignée des principes de l’accompagnement médico-social, jusqu’au bout de la vie. « Des gens meurent partout, confirme Olivier Aubert. Ici, chez eux, dans les attentats. La mort fait partie de la vie. Elle lui donne encore plus de valeur. Nous mourrons tous. Alors autant se dépêcher de faire plein de choses. Et d’en profiter maintenant, pour partir dans la gaieté. »
(1) Une fin de vie invisible. La fin de vie dans les établissements pour personnes adultes handicapées – Rapport d’étude de l’ONFV, septembre 2013 – Disp. sur
(2) FAM du Vert-Galant : 1 bis, rue du 8-Mai-1945 – 93290 Tremblay-en-France – Tél . 01 41 51 13 90 –
(3) Delphine Christ est l’auteure d’un mémoire de Master intitulé « Partager pour mieux accompagner. Comment accompagner l’inscription d’une démarche palliative au sein d’un FAM ? » (Paris-Est/Marne-la-Vallée, 2014-2015).
(4) Réseau Arc en ciel : 63, rue de Strasbourg – 93200 Saint-Denis – Tél . 01 49 33 05 55 –