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L’innovation, un concept piégé

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Il n’y aura d’innovation digne de ce nom dans le secteur social que si l’Etat repense la place des associations et les associe à l’analyse des besoins sociaux, défend François Hoarau-Geissler, anthropologue, consultant. Lequel souligne les ambiguïtés des initiatives publiques visant à développer l’innovation.

« Dans sa tribune sur l’innovation publiée dans les ASH (1), Marcel Jaeger vante, après d’autres, les vertus de l’innovation. Une telle promotion ne me semble pas de nature à lever toutes les préventions. Le thème de l’innovation peut mobiliser un large consensus à condition de l’arrimer sans ambiguïté à une logique de coconstruction Etat-associations de la réponse aux demandes sociales(2). Associée à une logique qui réduirait les associations à de simples prestataires des tutelles ou à de simples opérateurs d’une politique libérale, l’innovation suscite en effet des critiques légitimes qu’il faut pouvoir clairement identifier.

Au premier abord, le terme d’“innovation” s’inscrit dans un champ lexical qui ne peut qu’emporter l’adhésion. L’examen des antonymes suffit à convaincre d’une approbation intuitive. Il est en effet difficile d’imaginer que de nombreux travailleurs sociaux vantent les vertus de l’archaïsme, de l’immobilisme, ou de la routine.

A ce propos, Michel Autès mérite d’être cité plus longuement que ne le fait Marcel Jaeger. S’il écrit bien : “Jusque-là, on peut considérer que le thème de l’innovation est consubstantiel au social et qu’il fait partie de sa vulgate” (3), l’auteur précise que l’absence de mémoire du social “facilite cette illusion et cette fiction de l’éternel recommencement”. Michel Autès prend ainsi clairement ses distances avec un propos considéré comme relevant d’une idéologie. L’innovation, bien loin de constituer un “non-problème”, comme le soutient Marcel Jaeger, prend ainsi un sens différent qui nourrit une nouvelle antienne au moins depuis les années 1980 : l’appel à l’innovation prend place, selon Michel Autès, dans une scission entre une représentation d’un “social, ancien, obsolète, résistant, crispé sur ses schémas inopérants et ses corporatismes” et celle d’un “social, nouveau, moderne, mieux adapté aux enjeux du temps”. De fait, les travailleurs sociaux ont de quoi interroger une alternative caricaturale entre corporatisme défensif et innovation d’une modernité au triomphe annoncé.

La notion d’“innovation sociale” a pourtant pu recevoir des acceptions qui nous éloignent a priori d’un manichéisme grossier. Celle de Jean-Louis Chambon, d’Alix David et de Jean-Marie Devevey(4) peut faire référence : l’innovation sociale désigne “des pratiques visant plus ou moins directement à permettre à un individu – ou à un groupe d’individus – de prendre en charge un besoin social […] n’ayant pas trouvé de réponses satisfaisantes par ailleurs”. Du côté des pratiques à promouvoir, et non plus simplement des valeurs proclamées, une telle conception semble pouvoir susciter un large consensus. De fait, on peut relever dans l’histoire du secteur des “innovations” qui, selon leur ancienneté, sont pérennisées (par exemple les lieux de vie ou les crèches parentales), en voie de l’être, comme le “dispositif ITEP” (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique)(5), ou encore au stade expérimental, comme le dispositif “Un chez-soi d’abord”(6).

Deux logiques en tension

Norbert Alter(7) a clairement identifié les tensions entre la logique propre aux organisations et celle inhérente à tout processus d’innovation. Toute organisation a pour objectif de réduire les incertitudes. “A l’inverse, l’innovation se diffuse lorsque les conditions de planification, de standardisation et de coordination laissent suffisamment de jeu pour que les initiatives imprévues puissent être prises” et sans “que la diffusion puisse être décrétée”. On est bien au cœur de l’évolution actuelle de notre secteur : on en appelle à l’innovation en même temps qu’on tente de réduire les incertitudes en recourant à une réglementation exponentielle. Les porteurs de projets innovants génèrent inévitablement incertitudes et risques que législateurs et tutelles craignent plus que jamais – y compris pour ce qui est des résultats chiffrés des évaluations publiques et des éventuels procès intentés pour ne pas avoir interdit des pratiques marginales et controversées. Innover suppose ainsi peu ou prou l’épreuve du dissensus là où s’imposent dans le secteur les conférences de consensus et les référentiels de bonnes pratiques. Les appels à l’innovation risquent ainsi de se traduire en autant d’injonctions paradoxales auxquelles seraient soumis les institutions et les professionnels – “faites preuve d’audace mais sans imprévisibilité” – avec tous les risques de paralysie ou de souffrance professionnelle que cela implique.

Directement en lien avec ces deux logiques en tension, on peut relever les apories d’une volonté publique de faire financer par un “fonds privé-public d’innovation pour le développement social” des dispositifs “évalués et modélisés dans une perspective de généralisation” (8). Or, comme le relève Pascale Breugnot(9) à la suite de Lise Demailly, l’“innovation liée à son contexte d’élaboration particulier n’est pas transférable comme projet en tant que tel”. La modélisation en vue d’une généralisation peut ainsi apparaître comme une improbable synthèse de la dialectique de l’organisation et de l’innovation.

On peut enfin relever la tension entre efficacité et efficience : “L’innovateur est un acteur de l’efficience. Il cherche à ’tirer un parti maximum de ressources disponibles’. L’efficience se distingue de l’efficacité, visant prioritairement à ’atteindre des objectifs fixés’ à l’avance” (10). Quand professionnels et institutions “font avec les moyens du bord” dans un cadre contraint, en ce sens, ils ne peuvent qu’innover, mais la notion prend une dimension singulièrement différente quand l’innovation est prescrite dans une logique d’efficacité gestionnaire.

A côté des projets et des pratiques innovants, il faut prendre la mesure de l’émergence de dispositifs de financement innovants. Le “plus innovant” dans le cadre français est sans doute l’expérimentation des “contrats à impact social”(11). Dans ce dispositif, l’Etat rémunère le risque qu’est censé prendre un investisseur privé. Le cœur du débat à propos de l’innovation est en fait le même que celui relatif aux Social Impact Bonds à la française. La vraie question n’est ainsi pas celle de l’adhésion à la créativité, ni celle de la mobilisation de tous. L’équation a en fait déjà été posée par Jean-Louis Laville avec sa distinction de trois scénarios(12). Dans le premier, on nie “la dimension institutionnelle, en rabattant l’ensemble du secteur associatif et public sur leur dimension organisationnelle” et en demandant aux associations d’être uniquement “conformes au cahier des charges que leur ont fixé les tutelles”. Le deuxième scénario est celui du “social business” avec des associations réduites au seul rang de “sous-traitants des grandes entreprises privées”. Au cœur de ces deux premiers scenarios se logent les travers repérés plus haut et qui sont de nature à nourrir les craintes légitimes. Le troisième scénario a, en revanche, le mérite d’articuler l’innovation à la dimension institutionnelle : “Il s’agit […] de construire un nouvel équilibre entre Etat, marché et société civile, c’est-à-dire reconnaître une place entière pour les associations” et de “voir comment une association dans sa genèse historique n’a jamais été une simple organisation, mais toujours une création institutionnelle comme action collective, qui a été impulsée par un certain nombre de citoyens qui voulaient mettre en avant la réponse à des problèmes sociaux non résolus.” Dans ce cadre de coconstruction Etat-associations, ces dernières “n’ont pas simplement à se conformer à des cahiers des charges, elles ont aussi participé à l’analyse de ce que sont les demandes sociales dans une société” sans que ces dernières puissent être l’objet de standardisation. C’est bien au sein de ce scénario que l’innovation peut trouver son nom, c’est-à-dire celui susceptible de susciter la plus large mobilisation des professionnels et des porteurs de projet. Mais cela suppose de prendre clairement position contre les “contrats à impact social”, le “fonds privé-public d’innovation pour le développement social” ou encore les généralisations par modélisation annoncées par le plan d’action en faveur du travail social et du développement social. »

Contact : francois.hoarau.geissler@gmail.com

Notes

(1) « Parier sur la créativité pour renouveler le travail social » – Voir ASH n° 2957 du 22-04-16, p. 32.

(2) « Les innovations sociales et les nouveaux enjeux pour les associations et les institutions » – Jean-Louis Laville – Actes du colloque de la Fondation des amis de l’atelier « Handicap et institutions : vers d’autres modèles » – 30 mai 2013 – Disponible sur www.fondation-amisdelatelier.org/publications/actes-handicap-et-institutions-fondation-amis.pdf.

(3) Les paradoxes du travail social – Ed. Dunod, 2004.

(4) Les innovations sociales – Ed. PUF, 1982.

(5) « Les ITEP, fers de lance de la coordination des parcours » – Voir ASH n° 2956 du 15-04-16, p. 22.

(6) « « Un chez-soi d’abord » : un toit pour se rétablir » – Voir ASH n° 2904 du 3-04-15, p. 24.

(7) Les logiques de l’innovation. Approche pluridisciplinaire – Ed. La Découverte, 2002.

(8) Comme prévu dans le plan d’action en faveur du travail social et du développement social – Voir ASH n° 2932 du 6-11-15, p. 67.

(9) Les innovations socio-éducatives – Pascale Breugnot – Ed. Presses de l’EHESP, 2011 – Voir ASH n° 2733 du 18-11-11, p. 30.

(10) Sociologie de l’innovation – Gérald Gaglio – Ed. PUF, coll. « Que sais-je ? », 2011.

(11) « Les “contrats à impact social”, un outil de financement adapté à l’action sociale ? » – Voir ASH n° 2961 du 20-05-16, p. 9.

(12) Jean-Louis Laville, op. cit.

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