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« Le travail social doit prendre à bras le corps la dimension interculturelle »

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Une recherche lève le voile sur la population invisible des proches – des filles, surtout – qui aident leurs parents âgés immigrés. Elle met en évidence la nécessité pour les intervenants sociaux de mieux comprendre le modèle culturel dans lequel celles-ci agissent, explique Bruno Michon, son auteur.
Comment est née votre recherche intitulée « Les aidants informels de personnes âgées immigrées. La norme et la charge » ?

L’idée a germé dans le cadre d’une formation-recherche sur l’accompagnement des personnes âgées immigrées à destination d’étudiants et de professionnels du secteur social et médico-social portée, entre 2012 et 2104, par l’Institut social de Lille, en partenariat avec l’Ecole supérieure en travail éducatif et social de Strasbourg (ESTES) et quatre autres centres de formation en travail social. Les professionnels y ont fait part de plusieurs difficultés, en particulier vis-à-vis des enfants des personnes âgées immigrées et de l’absence de demande d’aide professionnelle.

Or, s’il existe une littérature scientifique internationale importante concernant ce profil d’aidants – qui montre notamment l’impact de la culture d’origine sur les solidarités familiales –, ce n’est pas le cas en France : les pouvoirs publics s’intéressent certes de plus en plus aux personnes âgées immigrées – comme en témoigne un rapport d’information parlementaire sur les immigrés âgés paru en 2013(1) – et aux aidants familiaux, désormais reconnus par la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement, mais les aidants informels de cette population restent invisibles.

Quelles sont leurs spécificités ?

Ce sont en très grande majorité des femmes jeunes : les aidants de personnes âgées immigrées ont en moyenne 48 ans – contre 58 pour les autres aidants. Alors que, pour la population générale, il s’agit souvent des conjoints, dans le cas des personnes âgées immigrées, ce sont surtout des enfants – et particulièrement des filles. Du fait de leur jeunesse, elles ont une meilleure forme physique, ce qui a un impact sur l’aide apportée. En revanche, elles ont plus souvent une charge familiale et sont davantage en situation d’emploi, ce qui limite le temps disponible.

Quel est le rôle de la culture et de la religion dans la relation d’aide ?

Par crainte du communautarisme, les chercheurs français sont très frileux en matière de prise en compte des dimensions culturelle et religieuse et ont tendance à les exclure de l’analyse. Tout en veillant à ne pas les réifier, je pense, au contraire, qu’il faut les prendre en considération. L’étude met en évidence que les aidants de personnes âgées immigrées s’inscrivent dans un modèle de solidarité traditionnel qui repose sur « l’aide inconditionnelle » par opposition au modèle de solidarité occidental de « l’intimité à distance ».

Chez ces familles, l’efficacité du réseau d’aide repose sur le « care », lequel constitue la pierre angulaire du « faire famille » : autrement dit, la famille s’établit dans la relation d’aide. Certaines femmes disent aider leurs parents – accès aux soins, aide administrative… – depuis l’âge de 5 ou 6 ans. Aussi considèrent-elles leur pratique comme naturelle, d’où leur difficulté à se définir comme « aidantes ». Cette caractéristique culturelle, couplée à un nombre plus élevé d’enfants qui multiplie l’aide potentielle, a pour conséquence que les personnes âgées immigrées sont moins isolées que les autres.

Par ailleurs, en ce qui concerne les transmigrations – allers-retours de la personne âgée dans son pays d’origine –, notre étude confirme les conclusions des recherches internationales, à savoir que la relation d’aide se poursuit malgré la distance.

Au final, les aidants de personnes âgées immigrées ont un regard globalement plus positif que les autres aidants sur l’aide apportée à leurs proches car celle-ci est considérée comme un vecteur de préservation des liens familiaux.

La situation pourrait toutefois devenir plus compliquée…

Pour le moment, les aidantes sont encore jeunes et les personnes âgées dont elles s’occupent peu dépendantes. Cela ne sera plus le cas dans dix ans lorsque ces dernières ne pourront plus subvenir seules à leur vie quotidienne : de nouvelles difficultés vont apparaître, notamment de la fatigue pour les aidantes. Même si ce type de situation reste pour l’instant minoritaire, on observe qu’elle se traduit par des plaintes, notamment auprès du reste de la fratrie, et par des fissures dans le discours sur l’inconditionnalité de l’aide. Mais cela n’a pas d’incidences sur les pratiques : les filles continuent à aider leurs parents sous le regard de leurs frères.

Il existe pourtant des dispositifs qui pourraient les soulager…

Oui, mais on constate que les personnes âgées immigrées recourent très peu aux soins et aux dispositifs d’aide – de 10 à 20 points de moins que le reste de la population – pour des raisons liées au coût, à la langue et à la culture. Dans les entretiens que nous avons réalisés, nous avons recueilli plusieurs anecdotes à ce sujet : par exemple, une personne âgée n’a pas supporté que la femme de ménage utilise la même serpillière pour les toilettes et le salon car cela générait, selon elle, des « impuretés spirituelles » ; une autre, qui avait fait appel à un service de repas à domicile, s’est vu apporter une choucroute dès le premier jour alors qu’elle avait demandé des repas halal et sans porc.

Au-delà de ces expériences singulières qui ont eu pour conséquence un renoncement à l’aide professionnelle, les références culturelles des aidantes font qu’elles ont tendance à ne faire appel aux professionnels qu’en cas d’absolue nécessité – pour une hospitalisation, par exemple. Quant au placement en maison de retraite, il est considéré comme un abandon et reste inenvisageable.

Quelles sont vos préconisations ?

Il me semble tout d’abord urgent d’œuvrer à ce que le secteur du travail social prenne à bras le corps la dimension interculturelle, qui reste, pour l’heure, un terrain en friche. Les intervenants sociaux et médico-sociaux auraient tout intérêt à mieux comprendre les références culturelles des aidants de personnes âgées immigrées pour adapter leur pratique. Dans cette perspective – et c’est un appel du pied aux centres de formation –, il faudrait développer des modules de formation – initiale et continue – sur l’interculturalité en direction des travailleurs sociaux, y compris le personnel d’encadrement – c’est d’ailleurs ce qui se fait dans les pays anglo-saxons et en Allemagne. Bien qu’elle ait permis de sensibiliser un nombre conséquent de professionnels et d’étudiants, je remarque néanmoins que la formation sur l’accompagnement des personnes âgées immigrées qui a été à l’origine de cette étude n’a pas été pérennisée faute de financements. Ces derniers vont désormais surtout vers les primo-arrivants…

Quelles autres pistes envisagez-vous ?

Je recommande de mobiliser les partenaires associatifs et institutionnels qui interviennent auprès des personnes âgées immigrées et de leurs aidants pour qu’ils communiquent mieux entre eux, ce qui permettrait de sortir d’une situation où les professionnels connaissent les dispositifs mais pas les publics et où les bénévoles associatifs connaissent les publics mais pas les dispositifs. Je propose aussi de développer l’interprétariat professionnel pour soulager les aidants et professionnaliser la relation d’aide – afin d’éviter des situations qui pourraient se révéler embarrassantes –, par exemple, qu’une fille ait à annoncer un cancer de la prostate à son père. Je reste toutefois prudent au sujet de cette préconisation car ce n’est pas une demande des aidantes : elles souhaitent globalement continuer à accompagner leurs parents pour les démarches médicales.

Enfin, en ce qui concerne les dispositifs d’aide aux personnes âgées, il me semble nécessaire d’aller vers des services et des établissements qui prennent en compte les spécificités culturelles. En matière d’aide à domicile, cela pourrait passer par une sensibilisation des prestataires, notamment sur le droit du travail : s’il est interdit de recruter des professionnels en fonction de leur nationalité – par exemple une auxiliaire de vie sociale d’origine marocaine pour intervenir chez une personne âgée marocaine –, il est possible en revanche d’embaucher quelqu’un qui parle l’arabe. Pour ce qui est des établissements, je pense qu’il ne faut pas avoir peur de poser la question de la création de structures communautaires : pourquoi empêcher des personnes âgées qui se ressemblent de vieillir ensemble ?

Points de repère

→ Financée par la direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale d’Alsace et par la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail d’Alsace-Moselle, l’étude de Bruno Michon, parue en novembre 2015(1), a été réalisée au sein du département « Développement et recherche » de l’Ecole supérieure en travail éducatif et social de Strasbourg (ESTES).

→ Elle s’appuie sur deux enquêtes quantitative et qualitative :

– la première, basée sur l’enquête Handicap-Santé 2008 de l’INSEE et de la DREES, a permis d’effectuer une comparaison entre les aidants de personnes de plus de 55 ans et les aidants de personnes de plus de 55 ans nées au Maghreb et en Afrique dont la nationalité de naissance n’est pas française ;

– la seconde, effectuée avec l’aide de trois étudiantes préparant le diplôme d’Etat en ingénierie sociale, repose sur 26 entretiens réalisés auprès d’aidants de personnes âgées immigrées d’origine turque et maghrébine habitant majoritairement dans les quartiers de la Meinau à Strasbourg et des Ecrivains à Bischheim-Schiltigheim, et sur 31 entretiens réalisés auprès de professionnels et de bénévoles associatifs représentatifs des secteurs concernés par l’immigration et la dépendance.

Contact : bruno.michon@estes.fr

Notes

(1) Voir ASH n° 2818 du 12-07-13, p. 16. Ce rapport faisait d’ailleurs des propositions dont la mise en œuvre affiche un bilan « contrasté », selon une mission parlementaire de l’Assemblée nationale – Voir ASH n° 2975 du 16-09-16, p. 6.

(1) « Les aidants informels de personnes âgées immigrées. La norme et la charge » – En ligne sur www.estes.fr/sites/default/files/rapport_final_de_letude.pdf.

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