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Etienne Liebig : «  Ce qui compte n’est pas tant la parole parentale que le modèle parental »

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« Parents, réappropriez-vous l’éducation de vos enfants ! » C’est le cri du cœur poussé par Etienne Liebig, éducateur spécialisé en Seine-Saint-Denis, dans un ouvrage où il s’interroge sur ce qu’est une « bonne éducation » aujourd’hui. Pour lui, dans un univers en mutation, les parents doivent surtout apporter à leurs enfants une indispensable sécurité affective.
Pourquoi appeler les parents à se réapproprier l’éducation de leurs enfants ?

Je me suis rendu compte que beaucoup d’entre eux sont très intimidés par rapport à l’éducation de leurs propres enfants. C’est frappant lorsqu’ils demandent des conseils à un éducateur. On voit qu’ils se sentent dépossédés de leur rôle éducatif. C’est quelque chose que j’ai connu au début de ma carrière, de façon caricaturale, dans un externat qui accueillait des enfants autistes. On considérait à l’époque leurs parents comme incapables de s’occuper de leurs enfants, voire responsables de leur état. Depuis, on sait que les parents des jeunes autistes ont décidé de mettre en place leurs propres solutions.

Vous mettez en cause le mythe du « parent démissionnaire ». Pour quelles raisons ?

On reproche aux parents d’avoir abandonné la question de l’autorité. Mais cette autorité leur a en partie déjà été retirée. Sans compter qu’on leur martèle qu’à l’adolescence, ça va être très compliqué avec des jeunes qui risquent de devenir délinquants, toxicos, de partir faire le djihad … Ils s’attendent à être dépassés, mais ils ne sont pas démissionnaires. On les met en état de démission, c’est très différent. D’ailleurs, on voit bien la souffrance qui est la leur lorsque leurs enfants vont mal. Ils sont mis en difficulté sans pouvoir se justifier. C’est insupportable.

Ce que l’on appelle la « bonne éducation » a évolué au fil du temps. De quelle façon ?

Pendant très longtemps, l’éducation a reposé sur la pensée de saint Augustin, pour qui l’enfant conçu dans le péché est habité par le mal – il est naturellement attiré par le vol, le mensonge… L’éducation consiste alors à l’empêcher de donner libre cours à ses penchants naturels. L’Eglise et la société doivent alors faire en sorte que l’enfant acquière des comportements chrétiens. Du côté familial, au sein de la communauté villageoise, la bonne éducation consistait à préparer les jeunes filles au mariage et les garçons à assumer la responsabilité de leur future famille. A la Révolution, inspiré par la pensée de Jean-Jacques Rousseau, on va tenter d’initier une nouvelle vision de l’enfant, bon par nature mais dévoyé ensuite par la société. Mais cela n’a pas changé grand-chose à l’éducation de la majorité des enfants car les idées rousseauistes ne se sont diffusées que très lentement. En réalité, la grande rupture en matière éducative a été la révolution industrielle, avec une remise en cause profonde de la famille traditionnelle. On est passé d’une famille élargie rurale à une famille nucléaire citadine qui a bouleversé les modes d’éducation. Le poids de l’Eglise et des anciens a diminué, tandis que l’école est devenue centrale et toute-puissante à la fin du XIXe siècle. On a vu aussi émerger la pensée éducative des pédagogues et des savants.

Certaines institutions confisqueraient donc le pouvoir éducatif des parents…

Absolument, que ce soit le clergé, l’école, la médecine, les psys… C’est d’ailleurs en partie justifié. Par exemple, lorsque les médecins ont imposé une prise en charge plus hygiénique de l’accouchement, de l’allaitement et des soins aux jeunes enfants, ils avaient de bonnes raisons pour cela et ils sont parvenus à réduire la mortalité infantile. Le problème est que la médecine dit parfois tout et son contraire. Pour rédiger cet ouvrage, j’ai parcouru un grand nombre de manuels de vulgarisation que l’on distribuait traditionnellement aux jeunes mamans. Or, d’une génération à l’autre, les conseils changent complètement. On leur dit d’abord qu’il faut coucher leur enfant sur le ventre et, dix ans plus tard, que c’est une aberration, qu’il faut le coucher sur le dos. Même chose avec l’allaitement, qui a été recommandé puis déconseillé puis à nouveau recommandé.

On aurait pu penser que les années 1970 auraient permis aux parents de se dégager des institutions…

Cela n’a pas été le cas. Les modèles anciens n’évoluent que très lentement et l’emprise des experts reste forte. On se souvient de l’importance du discours psychanalytique dans le champ éducatif à partir des années 1960. Même chose du côté de l’Education nationale, où le ministère et les enseignants sont persuadés que l’enfant est toujours mieux à l’école que dans sa famille. Encore aujourd’hui, de nombreux instituteurs pensent que le cœur de la vie de l’enfant est l’école et que le reste n’est que satellite. Ils n’imaginent pas que la vie familiale, les copains ou le sport puissent être plus importants pour l’enfant que l’école.

Et aujourd’hui, qu’est-ce qui est central dans l’éducation ?

Dans la vie des enfants des villes, qui représentent quand même 80 % de la population enfantine, il n’existe plus de temps non contrôlé par les adultes. On a diabolisé l’extérieur, alors qu’il y a cinquante ans la plupart d’entre eux passaient beaucoup de temps dehors, sans adultes. Ces moments de socialisation en groupe, même s’ils étaient rudes, permettaient un certain nombre d’apprentissages. Tout cela a disparu. L’emploi du temps des jeunes est contrôlé par les parents, les enseignants, les animateurs, les travailleurs sociaux… Du moins, jusqu’à 11-12 ans, l’âge où les jeunes acquièrent leur premier smartphone avec accès Internet. D’un coup, ces enfants hypercontrôlés ont accès à un monde que les générations précédentes n’ont jamais connu. En quelques jours, sans aucun regard adulte, ils peuvent voir des vidéos hyperviolentes, des gens qui font l’amour, des images de toutes sortes. C’est totalement inédit, et je suis d’ailleurs convaincu qu’il existe une forme d’autocontrôle des jeunes par eux-mêmes. Dans cette cour de récréation virtuelle, ils recréent une forme de norme sur ce qu’il est admissible de voir ou de faire, ou pas. Ils sont parfaitement adaptés à cette société numérisée et mondialisée en train d’advenir. Et si nous sommes inquiets pour eux, c’est que nous, nous n’y sommes pas adaptés.

Dans ces conditions, comment les parents peuvent-ils repenser leur rôle ?

C’est entre 0 et 10 ans qu’ils doivent préparer leurs enfants à l’avenir. Et pour cela, la parole ne suffit pas. On a beaucoup dit qu’il fallait parler aux enfants, leur expliquer les choses. Pour ma part, je suis plutôt favorable au partage de temps avec eux. C’est-à-dire faire des choses ensemble, multiplier les expériences en commun : bricoler, faire du sport, voyager, faire la cuisine… Etre ensemble, sans qu’il y ait un échange verbal particulier, permet de créer cette complicité nécessaire. Il ne s’agit pas de créer un rapport pédagogique mais de faire participer l’enfant à la vie de la famille. Ce n’est d’ailleurs pas simple, car les métiers modernes ne permettent pas aux adultes de partager facilement sur ce qui constitue leur activité principale. De même, l’idée de « poser des limites » me semble inopérante. C’est quelque chose que l’on répète pour se rassurer dans un monde dont, précisément, on ne trouve pas les limites. Mais ce qui compte, ce n’est pas tant la parole parentale que le modèle parental. Si l’on serine à son enfant qu’il faut ranger sa chambre alors qu’on vit soi-même dans le plus grand désordre, il y a peu de chances que ça marche. Tout rapporter à la seule question du langage est donc une aberration totale. En réalité, le véritable legs des parents aux enfants reste la sécurité affective. « Suis-je la personne la plus importante pour mes parents ? » : cette question se pose à tous, et nous poursuit parfois toute la vie.

Comment le travailleur social peut-il soutenir des parents dans leur rôle éducatif sans l’usurper ?

Trop souvent, les parents se déchargent sur les professionnels car ils ont le sentiment de mal faire. Le travailleur social doit donc leur redonner le droit d’éduquer leurs enfants. Cela suppose qu’il reste modeste sur son action, car même si, sur le moment, un éducateur peut avoir de l’importance pour un jeune, celui-ci finit par l’oublier. Ce qui reste, c’est toujours le rapport à la famille. C’est cela qui crée l’équilibre ou les carences affectives. Le travailleur social ne doit donc pas surestimer son influence ni prétendre être un substitut parental, comme j’entends certains le faire. Même quand la famille est pathogène, il faut faire avec. On peut être en désaccord avec les principes éducatifs d’un père ou d’une mère, mais il reste le parent. Il faut donc que l’ensemble des intervenants arrête de déconsidérer les parents en difficulté. C’est ce que j’appelle la coéducation.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Etienne Liebig est éducateur spécialisé en Seine-Saint-Denis. Il publie Parents, réappropriez-vous l’éducation de vos enfants ! (éd. Michalon, 2016). Il est également l’auteur de Les pauvres préfèrent la banlieue (éd. Michalon, 2010)(1).

Notes

(1) Voir ASH n° 2663 du 11-06-10, p. 42.

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