Il nous a semblé que nous avions eu tort jusque-là de vouloir suivre à toutes forces une actualité foisonnante au point d’être soûlante. Il fallait, au contraire, prendre du recul, surtout lorsqu’on se trouve, comme aujourd’hui, dans une sorte de fin de cycle politique, social et culturel. Nous avons donc arrêté notre choix sur les quinze premières années de ce siècle, qui correspondent à cette période de mutations. D’autre part, nous avons pensé que cet ouvrage pouvait remplir une fonction pédagogique et politique. L’actualité, dans son bouillonnement, incite trop souvent certains de nos concitoyens à croire que ce que nous vivons, les difficultés que nous rencontrons, s’enracinent dans les débats politiciens du moment. Ce n’est pas du tout notre vision des choses. Ce que nous vivons est l’aboutissement assez paroxystique d’évolutions que nous dénonçons depuis plus de vingt-cinq ans.
Personne ne peut prétendre que l’ambiance, en Europe ou dans le monde, soit à l’optimisme. Ce livre n’est cependant pas fondamentalement pessimiste. Il essaie simplement de faire toucher du doigt des tendances assez inquiétantes, mais qui ne résument pas toute la situation dans laquelle nous nous trouvons. Le titre que nous avons choisi, Le monde qui vient, exprime à la fois l’inquiétude de ce qui est en train d’advenir – « Winter is coming », comme disent les jeunes – et en même temps la certitude que nous avons barre sur l’évolution du monde. Celui-ci sera ce que nous en ferons.
Avant de les solliciter, nous avions déterminé une grille de travail. Nous avons ensuite essayé de déterminer quels chercheurs et intellectuels étaient les plus pertinents au regard de nos préoccupations en matière de défense des droits et des libertés. Dans cet ouvrage, on trouve ainsi Serge Paugam, Mireille Delmas-Marty, Joël Roman, Catherine Wihtol de Wenden et bien d’autres. Ce livre se veut une rencontre entre une association, la Ligue des droits de l’Homme, et des acteurs de la communauté scientifique et intellectuelle. Nous souhaitions ainsi réhabiliter la complexité dans la réflexion militante ou citoyenne, dans le cadre d’un véritable projet intellectuel. Nous vivons en effet une période d’hégémonie de l’instrumentalisation des peurs et des haines chez les politiques, marquée par une certaine démission intellectuelle du côté de ceux qui donnent le ton médiatique.
Il aborde toutes sortes de questions importantes, mais l’une d’elles, selon moi, traverse les différentes contributions. C’est celle de la confrontation d’une conception des droits universelle à l’avènement d’une nouvelle ère historique. La Déclaration universelle des droits de l’Homme est un texte d’une extraordinaire modernité, mais les termes de la mondialisation et de l’accélération des échanges et de la communication font qu’il faut repenser la façon dont on construit, dans le contexte actuel, l’égalité et l’indivisibilité des droits. Il faut tenir compte de la réalité du monde. Les rapports de forces ont changé. Les peuples, les nations et les gouvernements ne sont plus ce qu’ils étaient. Par ailleurs, il faut prendre en compte les progrès de l’individuation et l’émergence de la personne en tant qu’acteur à part entière du processus politique, surtout avec la chambre d’écho que constitue le Web. Cette individuation peut parfaitement nous conduire vers une société d’individus vivant ensemble en commun, en fraternité, ou, tout au contraire, vers une société libertarienne dans laquelle chacun serait sommé d’être autonome et responsable de lui-même sans tenir compte ni de la société, ni de l’Etat, ni des autres.
En dehors de la diversité, il n’y a pas de droits de l’Homme. Les deux sont inséparables, car l’homme n’est pas unique, il est divers, pluriel. Cela a longtemps été refoulé, mais parler des « droits de l’Homme » aujourd’hui consiste justement à s’intéresser à l’articulation jamais achevée entre l’affirmation de l’universel et la réalité d’une humanité qui se construit dans la culture, l’échange, l’ouverture à l’altérité et la part d’étrangeté qu’elle a en elle-même. Il faut reconnaître à la fois la diversité et l’égalité, sinon on court le risque de sombrer dans un relativisme des droits très à la mode chez certains. Comme lorsqu’on entend dire que les Chinois ne sont peut-être pas mûrs pour la démocratie.
Je ne suis pas dans une approche complotiste. Je ne crois pas que chaque ministre de l’Intérieur se lève chaque matin en se demandant ce qu’il va bien pouvoir inventer pour espionner les Français. Le problème n’est pas là. En réalité, il s’agit de choix de gestion qui ont été faits il y a longtemps en vue de déléguer à la technologie le règlement de certains problèmes. On va dans ce sens depuis plus de vingt ans, avec, il faut bien le reconnaître, l’assentiment assez général de la population. Le seul moment où celle-ci s’est un peu manifestée contre les dérives en matière de surveillance et de contrôle, c’est en 2008, lors de la mobilisation contre le fichier « Edvige » destiné aux services de renseignements français. Je crois que c’était dû en partie à la personnalité inquiétante du président de la République de l’époque. Depuis, on a appris, parfois en le payant chèrement, que le travail d’intelligence est d’abord un travail de terrain et de proximité, non d’algorithmes et de vidéosurveillance. Reste que la vraie question n’est pas de prohiber des technologies qui existent de toute façon. Nous ne croyons pas à l’interdiction des caméras de vidéosurveillance, même si l’on peut se battre sur leurs modalités d’utilisation. Le combat de la Ligue des droits de l’Homme dans ce domaine est celui des contre-pouvoirs. Dans quel cadre utilise-t-on les technologies, avec quelles garanties, quel contrôle, pendant combien de temps ? Ces questions se posent partout aujourd’hui. Il faudrait que les politiques s’en saisissent afin de repenser les termes de la sécurité et de la sûreté à travers de nouvelles garanties, de nouvelles institutions, de nouveaux droits. Il n’y a pas non plus de miracle de la transparence. Si les lanceurs d’alerte nous apprennent une chose, c’est qu’il ne suffit pas de rendre publique une vérité pour qu’elle soit constituée en tant que telle et devienne une force dans le débat politique. Il faut une appropriation collective et civique. Saturer les réseaux sociaux de vidéos de jeunes garçons noirs frappés par des policiers blancs sert surtout à nourrir les convictions d’une partie de la population que la police est violente, et d’une autre partie que si les policiers frappent ces jeunes c’est que ceux-ci ne doivent pas être totalement innocents. Ce que l’on voit est toujours largement fonction de ce que l’on pense. L’enjeu essentiel est d’abord de nourrir le débat public, sinon on en reste aux rapports de forces habituels, rarement en faveur des pauvres et des indigents.
Il y a beaucoup de raisons d’être inquiet, spécialement au regard d’une situation européenne très préoccupante. Mais on n’espère jamais autant que lorsqu’on a des raisons d’être inquiet. Il y a indéniablement aussi des raisons d’espérer, avec des prises de conscience importantes qui se font jour. Je pense aux mobilisations altermondialistes d’il y a quelques années et, aujourd’hui, à une prise de conscience écologiste planétaire capable de redonner un véritable souffle aux luttes pour la démocratie. On observe une montée du sens commun, du sentiment d’un destin collectif à construire. C’est très sensible dans la jeunesse, même si ça ne passe pas forcément par l’engagement associatif classique. Il y a du désir, mais pour le moment on ne voit pas émerger d’acteurs en situation de transformer ce désir en politique. La vie est là, l’envie est là, le mode d’emploi reste à construire.
Le journaliste Pierre Tartakowsky est président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Avec Gérard Aschieri, Jean-Pierre Dubois et Ewa Tartakowsky, il a codirigé Le monde qui vient. Entre périls et promesses. 2000-2015 : un état des droits (éd. La Découverte, 2016).