« Un processus de “transition historique” a commencé à se déployer dans le secteur sanitaire et impacte progressivement le secteur médico-social. La configuration en plateformes de services s’inscrit dans une quête de nouvelles organisations. Le nouveau contexte sociétal entraîne, en effet, inéluctablement le dépassement du modèle historique d’établissement et la recherche de solutions alternatives plus adaptées à l’évolution des mœurs et des attentes des bénéficiaires, et moins coûteuses pour la solidarité publique. En un mot, plus efficientes.
La notion de “plateforme de services” apparaît comme une évolution naturelle des réponses médico-sociales, dès lors que, depuis les années 2000, s’affirment un recentrage sur la personne, la personnalisation des prestations et le choix de l’inclusion sociale. En effet, la prise en compte du parcours personnel, fait d’aléas et de diverses situations évolutives, qui remplace progressivement la filière des établissements et des services, rend caduque la logique institutionnelle traditionnelle. L’imposition grandissante du mainstreaming(2) et le fait d’opérer dans un environnement plus complexe plaident pour une nécessaire coordination entre une diversité de partenaires et la constitution de dispositifs souples et adaptatifs, capables de faire du sur-mesure.
Les plateformes de services sont apparues officiellement dans le protocole d’accord sur « Le parcours résidentiel des adultes handicapés dans le cadre de leur parcours de vie » signé en 2012 entre l’Assemblée des départements de France et les grandes fédérations du secteur du handicap et validé le 23 avril 2013 par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. Le rapport « Piveteau »(3) invite, dans le même sens, à « passer d’une logique de place à une logique de dispositif ou de plateforme […], [et à] déployer une offre modulaire… ».
Les plateformes de services représentent de nouvelles « organisations intelligentes »(4) capables de lire leur environnement et de s’y adapter rapidement, et donc dotées d’une plasticité organisationnelle. Mais, compte tenu d’une certaine viscosité administrative et culturelle, nous mesurons l’immensité du chantier de déconstruction progressive qui se présente à nous. Tout ceci explique la lenteur relative de la transition, même si elle connaît un coup d’accélérateur. Face à l’ampleur du défi, la puissance publique procède par étapes. Il est évident que les dispositifs expérimentaux des ITEP (instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques) et du programme Paerpa (personnes âgées en risque de perte d’autonomie), qui prendront fin en 2017, ont vocation à servir de modèle et à inspirer d’autres expériences.
L’appellation “plateforme de services” mérite d’être définie car, victime de son succès, elle recouvre diverses réalités organisationnelles, comme l’énonce Marie-Aline Bloch, qui a exploré les diverses définitions existantes, notamment dans la santé. Pour notre part, une plateforme de services représente “une entité cohérente possédant un statut unique regroupant, pilotant et coordonnant divers services complémentaires afin d’accompagner dans leurs parcours respectifs des destinataires communs”.
L’histoire récente du secteur médico-social nous montre quelques évolutions organisationnelles qui tendent progressivement vers l’idée de plateforme sans en être tout à fait : organisations en pôles, en matrices, etc. Soyons clairs : une plateforme intégrale se révèle encore difficile à mettre en œuvre pour des raisons d’ordre administratif, législatif, financier, technique et culturel. Nous avons, pour l’instant, plus affaire à des rapprochements de structures qui tendent vers le modèle “plateforme”, voire des hybrides, des semi-plateformes, comme le montrent de nombreux appels à projets. Même si un certain nombre d’opérateurs avancés ont déjà produit des dispositifs innovants et sont prêts à s’engager dans cette nouvelle forme organisationnelle.
Nous héritons d’une extrême complexité due à la production compulsive d’établissements et de services sociaux et médico-sociaux (ESSMS). Selon Jean-Pierre Hardy, le code de l’action sociale et des familles en identifie plus de 80 catégories et nous sommes passés de 32 200 à 44 580 ESSMS de 2002 à 2014 !
Dépasser le concept d’établissement pour redéployer, simplifier et mieux adapter l’offre, voilà bien l’enjeu et la condition sine qua non pour instaurer une plateforme. Mais c’est précisément ce mouvement de déconstruction institutionnelle qui représente le processus mental le plus délicat. Car ce ne sont pas tant les murs physiques des établissements que les cloisons mentales (certitudes, habitudes, catégories, territoires, identités corporatistes) qui sont résistants !
La juxtaposition de structures ne crée pas pour autant une nouvelle entité qualitative, même si elle peut constituer une étape vers une réorganisation plus ambitieuse. Une plateforme ne peut se réduire à un simple rassemblement d’unités préexistantes. Elle doit représenter une reconfiguration obéissant fondamentalement à une autre logique centrée sur la personne bénéficiaire, son projet de vie, ses attentes, ses capacités, ses ressources, son développement (empowerment) et son parcours. Or cette logique remet en cause le mode de fonctionnement institutionnel classique, plutôt gyroscopé sur lui-même. Il ne s’agit donc pas d’amender un mode d’organisation traditionnel mais d’en concevoir un radicalement nouveau. Ce qui est précisément l’objet du reengineering (en français, réingénierie).
La réingénierie consiste à reconceptualiser une organisation et ses processus afin d’en repenser le fonctionnement pour améliorer son efficience globale, qu’il s’agisse de la qualité de ses produits, de son processus de production, de sa communication, de sa distribution, etc. Elle suppose une rupture conceptuelle et cognitive qui amène ses tenants à adresser aux managers ce message en apparence déroutant et paradoxal : “Si vous voulez pratiquer la réingénierie, ne cherchez plus à améliorer ce qui peut l’être dans votre système organisationnel car l’amélioration ne fait que prolonger la vie du système, alors qu’il s’agit d’en changer.”
“Lors d’un reengineering, on commence par déterminer ce qu’une entreprise doit faire avant de dire comment elle doit le faire. Le reengineering ne tient rien pour acquis. Il ignore ce qui est et s’attache à ce qui devrait être”, évoquent avec audace Michael Hammer et James Champy(5).
C’est exactement ce que prône Frédéric Bizard dans le domaine de la santé : “Un changement d’approche dans la réflexion est nécessaire dans la mesure où il faut remettre en cause les concepts traditionnels : patient, médecin, hôpital, consultation, généraliste, spécialiste, infirmière, chirurgie… Ces derniers ont été pensés dans un monde qui n’existe plus, ce qui conduit à repenser chacun de ces concepts. Qu’est-ce qu’un patient ? Qu’est-ce qu’un médecin ? Qu’est-ce qu’un hôpital ? Qu’est-ce qu’une consultation ? L’objectif est de mettre en adéquation la pensée médicale avec les pratiques médicales, de repositionner les composantes dans le nouvel environnement…”(6).
La plateforme propose de mutualiser les ressources entre des (ex-)établissements et (ex-)services afin de répondre aux seuls besoins manifestes des publics accueillis et d’optimiser l’utilisation des ressources en évitant les doublons, triplons, etc.
Actuellement, deux prérequis se révèlent indispensables :
→ l’orientation des personnes bénéficiaires par la maison départementale du handicap (MDPH) vers un dispositif (et non plus vers des ESSMS). Certaines MDPH commencent à pratiquer des doubles orientations (MAS-FAM par exemple), ce qui ne constitue qu’une étape. D’autres vont déjà plus loin et orientent effectivement vers des dispositifs et des plateformes ;
→ une reconnaissance statutaire et juridique de la plateforme de services et un changement des modes de financement. Ceux-ci reposent actuellement sur des agréments et des budgets attachés à des établissements et services traditionnels (bien que le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens vise à transcender les agréments traditionnels). A terme, pour être plus juste, le financement des opérateurs devra ne plus se faire à la place mais en fonction de la situation du bénéficiaire à un instant “T” de son parcours (c’est-à-dire en fonction du couple besoins-prestations) et obéir à une nomenclature d’actes et de ressources-compétences afférentes(7). La plateforme sera ainsi financée pour répondre à une situation précise et mettre en œuvre un parcours et un projet non moins précis.
Demeurons optimistes, car le temps fera nécessairement son œuvre. Les opérateurs tendront progressivement vers ce modèle en passant par des étapes de regroupement et de mutualisation : pôles, territoires, passerelles multiples, etc. Quant aux administrations, elles ne peuvent pas ignorer où se trouve l’intérêt public – qu’il s’agisse des demandes grandissantes des citoyens comme de l’impérieuse nécessité de juguler une dette et un déficit publics abyssaux… »
Contact : jean-reneloubat@wanadoo.fr
(1) Concevoir des plateformes de services en action sociale et médico-sociale – Préface de Denis Piveteau – Ed. Dunod, 2016.
(2) Le courant principal, ici le droit commun.
(3) Rapport de la mission sur le droit à un parcours sans rupture pour les personnes en situation de handicap (2014) – Voir ASH n° 2866 du 27-06-14 p. 11.
(4) Voir ma tribune libre « Qu’est-ce qu’une « organisation intelligente » ? » dans les ASH n° 2847 du 14-02-14, p. 32.
(5) In Le reengineering – Ed. Dunod, 2000. Paru en 1993 aux Etats-Unis, cet ouvrage a été un best-seller de la littérature managériale. Ancien professeur au MIT et créateur du concept de « reengineering », Michael Hammer est considéré comme l’une des principales têtes pensantes du management moderne.
(6) Politique de santé. Réussir le changement – Frédéric Bizard – Ed. Dunod, 2015.
(7) Telle est l’orientation du travail du groupe Serafin-PH, animé par Annick Deveau – Voir ASH n° 2975 du 7-10-16, p. 16.