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« On n’oriente pas n’importe qui vers le milieu spécialisé »

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Les jeunes accueillis en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP) sont-ils inadaptés à l’école ou l’école est-elle inadaptée à ces publics ? Hugo Dupont, maître de conférences en sociologie à l’université de Poitiers, a partagé leur quotidien et celui des professionnels qui les accompagnent. Dans un ouvrage stimulant, « Ni fou, ni gogol ! » Orientation et vie en ITEP(1), il analyse les tenants et les aboutissants de la mise à l’écart de ces jeunes.
Rappelons quelle est la mission des ITEP…

Ce sont des établissements médico-sociaux ayant vocation à accueillir des enfants, adolescents et jeunes adultes de 6 à 20 ans « qui présentent des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages. Malgré des potentialités intellectuelles et cognitives préservées, [ces jeunes se trouvent] engagés dans un processus handicapant qui nécessite le recours à des actions conjuguées et à un accompagnement personnalisé » [décret n° 2005-11 du 6 janvier 2005]. En ITEP, les jeunes bénéficient de soins et de « rééducations », précise encore la législation, et très généralement, aussi, d’une scolarité adaptée.

D’où part la demande d’orientation vers le milieu spécialisé ?

Ce sont principalement l’institution scolaire et, dans une moindre mesure, l’aide sociale à l’enfance [ASE] et la pédopsychiatrie qui en sont à l’origine. « Il y a des gamins qui souffrent à l’école et des enseignants aussi qui souffrent avec ces gamins et si tout le monde souffre, alors il faut trouver des solutions », me déclarait un inspecteur de l’Education nationale chargé de l’adaptation scolaire et de la scolarisation des élèves handicapés. Pour lui, au fond, certains enfants « ne sont pas scolarisables ». Il faudrait les prendre en charge quasiment seuls. Ce qu’on entend très clairement dire par l’école, c’est que ces jeunes font exploser la classe et empêchent les autres de travailler. Ainsi peut-on lire dans les bilans scolaires adressés aux maisons départementales des personnes handicapées [MDPH], qui prennent les décisions de reconnaissance d’une situation de handicap et d’orientation vers un ITEP : « Les règles de vie de l’établissement sont très difficiles à respecter pour l’élève qui pose de nombreux problèmes aussi dans la cour : il n’a pas de repères, de limites, et est souvent impliqué dans diverses affaires de violence, bagarres, insultes » ; « ses apprentissages sont perturbés par son comportement et ses difficultés à intégrer les règles de la classe », « écouter le cours, suivre les activités menées, participer, ne semblent pas être à sa portée. Elève perdu qui semble incapable de gérer son travail ».

Le décalage entre ce que doit être un élève et ce que sont ces jeunes est perçu comme une déviance par rapport aux normes qui régissent la vie en collectivité, puis comme une pathologie et, enfin, comme une situation de handicap. L’élève coupable d’une conduite répréhensible devient un enfant irresponsable car incapable de faire son métier d’élève et en souffrance psychique. Son incapacité est traduite en handicap qu’il faut compenser par une prise en charge globale.

De la catégorie d’élèves perturbateurs, ces jeunes passent à celle d’enfants perturbés, leurs difficultés scolaires étant imputées à des difficultés psychologiques – qui sont d’ailleurs très hétérogènes, comme en témoignent les nombreux rapports de psychiatres que j’ai pu consulter.

Ces jeunes ne seraient donc pas atteints d’une pathologie psychique ?

Je ne vais pas me substituer aux professionnels compétents et nier l’existence de troubles psychologiques ou psychiatriques. Mais moi, en tant que sociologue, je raisonne en termes de déviance et non de souffrance. Donc, ce qui m’intéresse, c’est l’écart à la norme et, ensuite, la façon dont on l’interprète et les conséquences sociales qu’a cette interprétation.

En l’occurrence, il y a une double déviance. D’une part, ces élèves n’entrent pas dans les apprentissages et sont en grand échec scolaire ; d’autre part, ils n’ont pas un comportement adapté à l’école – refus d’autorité, violence verbale et parfois physique –, ce qui est interprété sur le plan de la santé mentale comme le symptôme d’un trouble du psychisme et a pour conséquence l’orientation vers un établissement spécialisé dépendant du secteur du handicap.

Cette façon d’interpréter la déviance, qui crée le handicap, dépend en partie de la patience de l’enseignant et de son niveau d’exigence concernant la conduite que doivent adopter les élèves au sein de sa classe. Un même comportement, des résultats scolaires faibles ne feront pas forcément l’objet d’une même interprétation. Cette dernière dépend aussi du contexte de l’offre en places d’ITEP. Certains départements en sont très peu pourvus. Il y a donc des enfants pour qui, ailleurs, cette orientation serait indiquée, alors que dans leur département, on n’y pense même pas. On envisage d’autres façons de remédier à leurs difficultés et ces jeunes ne sont pas évalués – « labellisés » – comme étant en souffrance psychique et en situation de handicap. Inversement, la capacité d’accueil en maisons d’enfants à caractère social (MECS) et en centres médico-psychologiques peut aussi avoir une influence. On le voit notamment en Gironde, département qui compte le plus grand nombre de places d’ITEP. Des jeunes sont accueillis dans ces établissements faute de pouvoir l’être en MECS ou en hôpital de jour.

Le public des ITEP serait, selon vous, essentiellement constitué de garçons d’origine modeste…

Les demandes d’orientation vers un établissement spécialisé doivent émaner, officiellement en tout cas, des parents. Cependant, force est de constater que l’école est en réalité à l’origine des demandes. Avec des parents qui sont présents à l’école, qui parlent le même langage que les enseignants, l’interprétation de la déviance dans l’institution scolaire ne va pas du tout être la même qu’avec des parents qui n’ont pas forcément les ressources nécessaires pour comprendre le système dans son ensemble et résister au discours bien rôdé et très argumenté des acteurs scolaires et des travailleurs sociaux. Les parents issus de milieux populaires ont tendance à écouter ce qu’on leur dit davantage que les parents des classes moyennes et supérieures. Or l’école peut essayer de convaincre les parents, mais pas les contraindre : ce sont eux qui doivent procéder à la demande de reconnaissance du handicap et à l’orientation vers un ITEP. Des travailleurs sociaux de MDPH m’ont d’ailleurs fait part de réactions pas très « coopératives » de parents de milieu aisé, qui font établir des contre-diagnostics par des praticiens libéraux. Du coup, le processus de repérage débuté à l’école n’aboutit pas à une prise en charge en ITEP. Ainsi, je pense qu’on ne diagnostique pas et n’oriente pas n’importe qui vers le milieu spécialisé. Plusieurs travaux ont fait le même type de constat sur la dualité des publics accueillis en milieu spécialisé.

Que voulez-vous dire ?

Les jeunes qui ont une déficience objective clairement définie sont issus de toutes les catégories sociales. En revanche, ceux qui ont été reconnus inadaptés à la scolarité ordinaire sans déficience physique ou cognitive sont quasi systématiquement issus de milieux populaires, voire défavorisés.

En ce qui me concerne, j’ai observé que le parcours des familles au sein d’institutions d’aide est primordial dans la proposition d’orientation en ITEP. Cette dernière se fait beaucoup plus rapidement quand les parents sont déjà connus des services sociaux, car la description d’une situation familiale chaotique ou d’une dynamique familiale qui sort un peu de l’ordinaire fait clairement partie du diagnostic. Quand vous vous intéressez à un enfant qui a été diagnostiqué comme ayant des troubles du comportement, vous vous apercevez que la cause de ses troubles est quasi systématiquement imputée à une famille considérée comme dépassée, incapable de remettre le jeune dans les rails de l’apprentissage scolaire et des normes qu’impose, entre autres, le travail scolaire. Aussi est-il nécessaire de trouver un lieu adapté où le jeune sera resocialisé par des professionnels. Il ne faut pas oublier à cet égard le rôle de l’internat qui permettra de mettre à distance l’enfant de sa famille, « terreau dans lequel pousse le trouble », selon la formule d’un chef de service éducatif d’ITEP. Plus que la pathologie principale elle-même dont sont atteints les enfants, c’est l’existence d’une situation familiale perçue comme particulière qui est leur point commun.

En ITEP, la prise en charge est globale, mais c’est le soin qui est prioritaire ?

Oui, effectivement. J’ai passé du temps dans les classes, ainsi que sur les lieux de vie avec les éducateurs, et je n’ai bien sûr pas pu observer de thérapies en train de se faire. Cependant, il est clair, dans les réunions d’équipe pluridisciplinaire autour de la situation d’un jeune, que la parole du psychologue ou du psychiatre est dominante dans le sens où elle remporte la mise. Si le psy dit que, selon lui, l’enfant n’est pas prêt à retourner à l’école ordinaire ou à faire un stage dans une entreprise ordinaire, c’est cette parole-là qui a du poids. En général, tout le monde est d’accord et ça se passe bien, mais pas toujours. Il est parfois compliqué pour un éducateur de dire au jeune que, malgré tous ses efforts, sa prise en charge n’évoluera pas. Le côté thérapeutique est également dominant dans la mesure où c’est l’atténuation de la souffrance psychique qui est recherchée en priorité. Et beaucoup moins les progrès scolaires ou d’ordre professionnel. « A l’école, on fait ce qu’on peut », s’accordent à dire les enseignants. La majorité des jeunes suivent une douzaine d’heures de cours par semaine. Le reste du temps est dédié à des ateliers dits « à vertus pédagogiques », animés par des éducateurs spécialisés. « Il s’agit d’occuper les jeunes à autre chose, parce que toute la journée en classe, ce n’est pas possible pour eux. S’ils font trois heures d’école par jour, c’est déjà pas mal », précise une éducatrice.

L’ITEP n’est pas une alternative à la scolarisation, mais une solution, qui se veut provisoire, à l’impossibilité reconnue de la scolarisation d’un jeune. Il s’agirait en quelque sorte d’une parenthèse thérapeutique et rééducatrice pour soigner la non-scolarisabilité. Si on arrive à normaliser le comportement, interprété comme un symptôme de la souffrance psychique, c’est qu’on a atténué la souffrance. A partir de là, on se reposera la question d’une réintégration à l’école ordinaire ou dans une formation professionnelle qualifiante, et d’un retour en famille. C’est toujours la souffrance qui est au cœur des préoccupations, aussi bien celles de l’éducateur ou de l’enseignant que des soignants.

Vous semblez assez dubitatif sur cette notion de « parenthèse »…

Oui, parce qu’elle dure longtemps, ce qui crée un effet de filière. Le suivi des programmes n’étant pas une priorité – ni même une possibilité, soulignent les professionnels –, les élèves, fatalement, prennent du retard et la réintégration scolaire est très difficile. Quand elle a lieu, c’est la plupart du temps en SEGPA [section d’enseignement général et professionnel adapté]. Il y a des départements qui affichent de forts taux de réintégration scolaire, tout simplement parce que les agréments de certains ITEP s’arrêtent à l’âge de 12, 13 ou 14 ans. Par exemple, dans l’un des établissements où je suis allé, les garçons ne pouvaient pas être accueillis au-delà de 13 ans. Les intéressés retournaient donc à l’école ordinaire en Segpa. Si l’agrément ne s’était pas interrompu, je pense que la majorité d’entre eux serait restée au moins jusqu’à la fin de l’obligation scolaire. C’est le cas d’un autre département dans lequel j’ai enquêté : les agréments allaient jusqu’à l’âge de 20 ans et beaucoup de jeunes étaient accompagnés à l’ITEP au moins jusqu’à 16 ans, et souvent au-delà.

A cet égard, j’ai constaté que certains adolescents refusent de retourner au collège quand on le leur propose. Ce serait « trop la honte » du fait de la différence d’âge avec les élèves qu’ils côtoieraient, estiment Clément (17 ans) et Antoine (15 ans). Certes, les jeunes accueillis en ITEP affirment ne pas être « fous », « malades » ou « gogols » et ils ont en permanence le souci de passer pour « normaux » (voir page 27). Mais, « quoi que tu fasses, c’est fini, on te prend pour un taré partout », déclare Florian (16 ans). Donc autant ne pas courir le risque d’une disqualification externe. C’est aussi pourquoi les jeunes mentent souvent aux amis qu’ils avaient avant leur orientation en ITEP. « Ouais, j’ai des amis dans ma cité. Mais t’es fou, je leur dirai jamais que je suis ici. Je leur dis que mes parents m’ont envoyé en internat pour que je bosse mieux », explique Jonathan (16 ans).

Avez-vous le sentiment que la prise en charge est efficace ?

C’est très difficile à dire, parce qu’on ne sait pas ce que les jeunes deviennent, on ne connaît leur situation qu’au moment où ils quittent l’établissement. J’ai rencontré quelques jeunes adultes anciennement pris en charge, mais une fois sortis, ils ne veulent plus entendre parler d’ITEP. Ils ont la volonté de se détacher de l’identité qui leur a été imposée pendant plusieurs années. Je ne peux donc pas vous répondre. Pour autant, la question du devenir des jeunes est actuellement une demande très forte de certains gestionnaires d’établissements médico-sociaux, dont des ITEP. Ces derniers veulent montrer, lors de l’évaluation, qu’ils servent à quelque chose.

Mais quand on parle de prise en charge « efficace », c’est par rapport à quoi ? Comment savoir ce que ces jeunes seraient devenus s’il y avait eu pour eux des dispositifs, une pédagogie, un suivi particuliers à l’école ordinaire ? Autrement dit, comment savoir si l’accompagnement en ITEP est plus bénéfique qu’une adaptation scolaire au sein de l’école ordinaire ? Pour ma part, je dirais seulement que si l’école était vraiment inclusive, comme on lui demande de l’être aujourd’hui, les ITEP n’auraient pas besoin d’exister.

Quelle a été la réaction des professionnels d’ITEP au miroir que vous leur avez tendu ?

Avec l’AIRe [Association nationale des ITEP et de leurs réseaux], j’ai senti que les analyses où j’applique aux ITEP la notion d’« institution totale », reprise du sociologue Erving Goffman, font débat et ne passent pas toujours très bien. Mais je suis intervenu dans des centres de formation de travailleurs sociaux et je reçois parfois des mails de cadres d’ITEP qui, les uns et les autres, trouvent mon propos intéressant parce que différent des analyses habituelles.

Mon livre a en effet une vocation sociologique et, à ce titre, je ne cherche pas à reprendre le discours de l’institution que j’étudie, mais je ne remets pas en cause pour autant la pertinence de son existence. Il s’agit d’un point de vue construit à partir d’une méthodologie particulière et qui souhaite mettre les ITEP face aux représentations et définitions contemporaines du handicap : si c’est l’environnement qui est handicapant et non l’individu qui est handicapé, selon quelles sources de légitimité exile-t-on des jeunes du milieu ordinaire vers des établissements spécialisés au lieu d’adapter le milieu ordinaire, l’école en l’occurrence, à ces jeunes ?

Un chercheur en immersion

Pour procéder à sa recherche effectuée entre 2010 et 2012, Hugo Dupont s’est intégré à la vie quotidienne des jeunes et des professionnels de cinq instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP). Il s’agissait d’établissements situés dans trois régions différentes (Aquitaine, Centre et Normandie), dédiés, selon les cas, à des filles et des garçons de 6 à 13 ans, des adolescentes de 14 à 20 ans ou des adolescents de 13 à 20 ans. Ces cinq établissements étaient tous dotés d’internat et plus de 90 % des jeunes rencontrés étaient internes. Participant chaque fois durant cinq semaines à toutes les activités des jeunes et aux réunions des équipes, le sociologue a vécu en immersion totale dans trois de ces ITEP, et il est venu du lever des pensionnaires à leur coucher dans deux d’entre eux. Les autres terrains d’enquête ont été les inspections d’académie de l’Education nationale, l’agence régionale de santé d’Aquitaine et les maisons départementales des personnes handicapées. « J’ai aussi mené des entretiens avec des travailleurs sociaux en mission locale, en établissement et service d’aide par le travail et en foyer de jeunes travailleurs, qui accueillaient des anciens usagers d’ITEP », explique le sociologue. « Par la même occasion, j’ai pu rencontrer ces jeunes adultes et poursuivre avec eux mon analyse des trajectoires des jeunes pris en charge en ITEP. » Enfin, « avec beaucoup d’insistance », Hugo Dupont a obtenu six entretiens avec des parents d’enfants orientés dans un des ITEP investigués, et deux autres avec des responsables d’une association de parents d’enfants accueillis dans ces institutions.

Quelques chiffres

Il y avait, en 2014, 14 960 places en ITEP pour des enfants, adolescents ou jeunes adultes de 6 à 20 ans.

• Les jeunes arrivent en ITEP vers 9 ou 10 ans, c’est-à-dire après un temps de fréquentation du milieu ordinaire, et leur séjour couvre, en général, la période collégienne avec des sorties massives autour de 15 ans.

• 87 % des jeunes sont des garçons.

• 94 % présentent des troubles du psychisme, dont 6 sur 10 des troubles des conduites et du comportement non inclus dans une pathologie psychiatrique avérée.

• La majorité des jeunes accueillis sont internes (55 % en 2010).

• Les jeunes sortis au cours de l’année 2010 sont 83 % à avoir bénéficié d’un accompagnement d’une durée de un à cinq ans, et 12 % ont été accueillis pour une durée de six à dix ans.

• Quand ils quittent l’établissement, 21 % des jeunes sont réorientés vers un autre ITEP et 10 % vers un IME (institut médico-éducatif). 7 % restent au domicile des parents sans activité, sans prise en charge et sans orientation médico-sociale.

Sources : CNSA, Education national et DREES.

Notes

(1) Editions Presses universitaires de Grenoble, 2016.

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