Recevoir la newsletter

« La “contresociété” est porteuse d’un nouveau modèle social, économique et politique »

Article réservé aux abonnés

La société est en crise. Travail, éducation, égalité… Les grandes institutions ne semblent plus en mesure de tenir les promesses du contrat social. Mais en arrière-plan, c’est toute une « contresociété », horizontale et associative, qui est en train de voir le jour, affirme le sociologue Roger Sue dans son dernier ouvrage. Pour lui, il est nécessaire de refonder la citoyenneté sur l’engagement.
Selon certains, nous serions entrés dans une période de déclin généralisé. Partagez-vous cette crainte ?

Je récuse complètement cette idée de déclin. Au contraire, il s’est produit une formidable évolution des connaissances des individus – et pas seulement scolaire –, de leurs relations sociales, des réseaux sociaux, de la conscience collective… Je conteste en particulier l’idée de déclin économique. La France reste un pays extrêmement riche, où le PIB n’a jamais été en décroissance, même si nous ne sommes plus dans la période des trente glorieuses. La question posée est, en réalité, celle de la production de la richesse, qui est loin d’être performante, et surtout celle de sa répartition. Néanmoins, c’est presque une banalité de dire que nous sommes dans une période de mutation généralisée. Et c’est pour la comprendre que je suis revenu aux sources des sciences sociales, c’est-à-dire à la question du lien social et de ses mutations. Car si l’on s’inscrit dans le temps long, on voit que les grandes fractures de la société correspondent toujours à la manière dont les individus réagencent leurs rapports à la famille, au couple, aux enfants, au travail, à l’autorité…

Cette mutation des liens sociaux ouvrirait à l’émergence d’une « contresociété ». Pourquoi ce néologisme ?

J’ai écrit ce mot d’un bloc car je voulais un terme qui représente une unité, pas seulement au sens d’une opposition à quelque chose. Cette expression me paraît ainsi porteuse d’un nouveau modèle social, économique et politique, issu justement des mutations du lien social. Elle prend trois formes différentes : celle de la désertion, celle de la contestation et celle de la reconstruction. Cette troisième phase est évidemment la plus intéressante, dans la mesure où, dépassant les positions négatives, elle permet d’aller vers la construction d’un nouveau « commun ». Le problème est que cette contresociété reste, pour le moment, empêchée par la société institutionnelle, aux mains d’une certaine élite qui sent bien qu’il faudrait réviser un certain nombre de principes autour du travail et du capital mais, en même temps, n’a pas envie de scier la branche sur laquelle elle est assise. Le paradoxe est que cette contresociété ne trouve pas encore les canaux de son expression, alors que la société civile n’a jamais eu autant de capacités à se faire entendre. Il manque sans doute des intermédiaires, des porte-voix.

Dans une société de l’individu et des réseaux sociaux, ces intermédiaires sont-ils réellement nécessaires ?

C’est une nécessité car nous sommes encore sous l’emprise de l’Etat-nation, où la symbolique de la représentation reste forte. Il n’existe pas encore une telle représentation de la contresociété, qui est par nature horizontale, fondée sur les échanges et le débat et ne supportant plus les oukazes et l’argument d’autorité. La contresociété s’exprime actuellement sur deux registres opposés. D’abord, au sein d’une société civique et associative qui ne s’est jamais aussi bien portée. Mais aussi, comme on ne lui fait pas droit, via des organisations et des personnes prônant des solutions extrêmes, voire violentes. J’ai ainsi été frappé par la violence qui s’est exprimée des deux côtés lors des récentes manifestations sur la loi « travail ». Si la contresociété ne trouve pas d’écho politique, au sens large du terme, on risque de basculer dans des formes de violence qui, d’une certaine façon, sont aussi libérées par le terrorisme.

Cette mutation de la société serait liée à l’avènement d’un individu à la fois singulier et engagé…

On a voulu réduire la notion d’individualité à l’individualisme, c’est-à-dire au chacun pour soi. Mais quand on y regarde de plus près, le développement de l’individualité repose sur l’étendue des relations de chacun. Pour le philosophe et sociologue Proudhon, les individus ne sont individus qu’à proportion du nombre de relations qu’ils nouent. L’individu du XXIe siècle ne s’est pas replié sur sa petite sphère intime. Au contraire, il s’est emparé des nouvelles technologies pour entrer dans ce nouvel âge de la relation qui s’accompagne d’une formidable extension de la socialité. Par ailleurs, dans la mesure où tout le monde aujourd’hui se prend pour quelqu’un, et plus seulement les élites, l’ego devient synonyme d’égalité. Les gens se prenant pour des individus ont institué un nouveau rapport à l’autre non pas parce qu’il est semblable mais, au contraire, parce qu’il est différent. Cette nouvelle catégorie de l’égalité est celle de la singularité. Nous n’avons pas tous les mêmes qualités, mais nous avons chacun les nôtres. Tout cela a horizontalisé la société.

Avec l’émergence de la « contresociété », l’univers de la connaissance est, dites-vous, profondément transformé. De quelle façon ?

Cette forme de lien que j’évoquais à l’instant produit ce que j’appelle l’« associativité ». Il s’agit d’une nouvelle étape dans le processus de civilisation, à travers laquelle les gens réagencent leurs rapports sociaux. Il faut de la discussion, du débat, du consensus… et on ne va pas revenir en arrière. Cette forme de lien est aussi liée à la question du savoir. Autrefois, il y avait les « sachants », avec leur grande encyclopédie et leurs grandes écoles. Aujourd’hui, le grand livre, c’est Wikipédia, qui est une métaphore extrêmement intéressante de ce nouveau rapport au savoir horizontal et collaboratif. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’école se retrouve en difficulté. Le travail et l’économie se trouvent eux aussi bousculés par cette latéralisation de la transmission des savoirs. La question de la compétence devient centrale. Cette tension entre l’ancien et le nouveau modèle illustre l’opposition entre la société institutionnelle et la contresociété en train de devenir plus performante. Elle montre qu’il faut aller vers une économie relationnelle, de réseaux. Je constate d’ailleurs que l’économie de marché s’inspire de ce qui se fait dans le secteur non marchand, par exemple avec les pratiques collaboratives. Ce qui fait aujourd’hui la performance de l’entreprise, c’est d’abord ce capital humain. Et nous ne sommes qu’au début de cette nouvelle configuration que les institutions n’ont pas encore réellement appréhendée.

Mais lorsque le sujet devient l’objet de l’économie, n’y a-t-il pas un risque accru de surveillance et de contrôle, surtout avec les nouveaux outils technologiques ?

En réalité, deux questions différentes se posent : celle du contrôle et celle de la transparence. Sur ce dernier point, je crois que, pour le meilleur et pour le pire, nous entrons dans une société de la transparence. Ce n’est d’ailleurs pas totalement négatif. La question du contrôle, en revanche, me paraît plus complexe même si l’on se trouve toujours dans une dialectique entre intégration et subversion. En effet, les nouveaux outils apportent toujours avec eux les moyens de leur propre critique. Mais actuellement, il est vrai, nous vivons un développement oligopolistique, avec la constitution de quelques géants de l’Internet. Il serait sans doute utile que nous allions vers davantage de diversité pour contrebalancer la manière un peu sournoise dont les algorithmes fonctionnent au seul profit de quelques grandes marques.

Finalement, quelles pourraient être les nouvelles institutions en phase avec cette « contresociété » ?

Je crois qu’il faut d’abord refonder la citoyenneté sur quelque chose de nouveau, retrouver un espace public commun. Les révolutionnaires de 1789 qui avaient lu Du contrat social de Rousseau ont assis à l’époque la notion de « citoyenneté » sur le travail. C’est toujours vrai et cela explique que notre citoyenneté soit mise à mal dans un pays où le travail manque à tant de personnes. Le travail, c’est le cœur de la religion citoyenne. Il est donc nécessaire de donner aux gens la possibilité de faire preuve autrement de cette citoyenneté, en s’appuyant sur la notion d’engagement. Par définition, l’engagement doit être volontaire, mais il faut le rendre incitatif en créant des formes de parcours. Aucun jeune ne devrait être sans travail, sans formation ou en dehors de toute forme d’engagement. On voit bien, d’ailleurs, que cela recoupe le sens que les jeunes donnent aujourd’hui au travail. Ils en attendent du sens, le sentiment de se réaliser eux-mêmes. Il peut y avoir un engagement dans les associations mais aussi dans le travail. Il faut absolument recréer cette forme de citoyenneté qui, comme en 1789, débouchera à terme sur une nouvelle forme de tissu économique.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Roger Sue est professeur à l’université Paris-Descartes et chercheur au Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux). Il préside le comité d’experts du réseau associatif Recherches et Solidarités. Il publie La contresociété (éd. Les Liens qui libèrent, 2016). Il est également l’auteur de Sommes-nous vraiment prêts à changer ? Le social au cœur de l’économie(1).

Notes

(1) Voir ASH n° 2725 du 23-09-11, p. 38.

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur