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Le « développement communautaire » dans tous ses états

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Au terme d’une recherche-action de trois ans, un rapport sur la « prise en compte de la dimension communautaire dans les interventions sociales collectives » tente de mieux comprendre ce qui favorise et freine le « développement communautaire ». L’occasion de réinterroger la notion de « communauté » dans l’intervention sociale.

A Paris, dans les XIXe et XXe arrondissements, des mères de famille immigrées ont pu, dans le cadre d’une action collective menée par l’ONG Asmae-Sœur Emmanuelle autour des questions de scolarité et d’éducation, se constituer en collectif et devenir des interlocutrices des enseignants. Elles ont ainsi repris de l’assurance et, aujourd’hui, elles s’interrogent ensemble sur la façon d’encadrer les pratiques de leurs adolescents. Dans l’Est, à Strasbourg, dans le quartier de Koenigshoffen, une conseillère en économie sociale et familiale, Marie-Christine Carayol, a monté des actions d’accompagnement scolaire et des démarches solidaires avec des femmes et leurs enfants ; celles-ci ont abouti à la création d’une association, devenue aujourd’hui une référence pour les habitants du quartier et les institutions locales. Ailleurs, en Moselle, à Woippy, l’équipe de prévention spécialisée du centre mosellan de Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence a fait le choix de développer les actions collectives « dans » et « avec » le milieu et obtenu des résultats significatifs : engagement d’un nombre croissant de jeunes et d’adultes dans des démarches collectives, constitution d’une association de parents d’élèves, apaisement des tensions dans le quartier… Le département a même sollicité l’association afin qu’elle contibue à la promotion du travail social communautaire qui figure dans son schéma départemental de la famille.

Ces trois initiatives reposent ou s’appuient sur des dynamiques d’action collective et d’empowerment et un changement de posture vis-à-vis des publics. Elles font partie des neuf expériences, menées sur neuf sites, dans lesquelles des professionnels et des habitants s’impliquent, depuis plusieurs années, dans des démarches visant à « faire communauté ». Toutes ont participé à la recherche-action conduite entre 2013 et 2016 par le Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire (SPISC) sur la prise en compte de la dimension communautaire dans les interventions sociales collectives(1). Un long processus collaboratif (voir encadré ci-contre) puisqu’il s’agissait de tirer les enseignements de ces démarches à partir de ce qu’en disent les acteurs des neuf sites, engagés eux-mêmes dans leur propre recherche-action, et des principes d’action commun dégagés lors de réunions intersites.

C’est le rapport final intitulé « Du pas de côté à l’engagement dans le développement communautaire », lui-même adossé à trois rapports intermédiaires, que publie aujourd’hui le SPISC(2). Fruit d’un processus d’écriture collective, ce qui donne parfois un côté « patchworck » à l’ensemble, il tente, à partir du regard des neuf sites sur leurs propres pratiques, de conceptualiser les principes de la démarche de « développement communautaire ». Une expression que préfère aujourd’hui le SPISC à celle d’« intervention sociale communautaire », car considérée comme « plus ouverte et plus ancrée dans le territoire », commente Bernard Heckel, coordonnateur du séminaire et animateur de la recherche-action (voir encadré, page 34).

Afin de dépasser les polémiques liées à l’utilisation du qualificatif « communautaire » en France, le rapport opte pour une définition de la « communauté » non réduite à ses dimensions religieuses ou ethniques. Claude Jacquier, président du conseil scientifique de la recherche-action, avait ainsi retenu comme ligne directrice le concept de « communauté-territoire », qui, proche du concept anglo-saxon contemporain de « community », correspond à la fois à un endroit, aux gens qui y vivent, à leurs interactions, à leur vie commune et à leurs institutions. Il a cependant été très discuté dans chacun des sites participant, en particulier parce que les découpages territoriaux ne correspondaient pas au vécu des personnes. « Il reste néanmoins intéressant à condition qu’il soit retravaillé en permanence à partir des initiatives de terrain : c’est une base de travail qui doit ouvrir la réflexion au lieu de la figer », relève Claire Autant-Dorier, responsable du master « Politiques sociales et développement territorial » à l’université de Saint-Etienne, qui a participé à l’écriture du rapport.

S’émanciper des modèles

Quant aux initiateurs des démarches de développement communautaire, ils présentent des profils très différents (agent de développement local, chef de projet « politique de la ville », travailleurs sociaux…) et exercent dans des contextes variés liés à la politique de la ville ou associatifs (prévention spécialisée, protection de l’enfance, intégration de migrants, initiative citoyenne…). Néanmoins, « tous ont fait un cheminement individuel ou collectif qui les a amenés à remettre en question ce qu’ils faisaient jusque-là » et à promouvoir une manière de travailler qui considère « comme centrale la place des habitants ». Une émancipation des cadres d’intervention préétablis « jugés non satisfaisants » et une activation de leurs propres « capacités d’agir », comme le montre, par exemple, l’expérience de Myriam Escaffit dans le Val-de-Marne.

Recrutée en 2007 par la municipalité de Villejuif comme agent de développement local dans le cadre de la politique de la ville, elle échoue avec sa collègue à mener des projets à partir de l’implication des habitants. Elles vont alors rencontrer un consultant, Roger Nifle, qui les sensibilise aux enjeux du développement communautaire et leur propose de « regarder » le quartier comme un système de relations, une communauté de vie dont les membres, au-delà des tensions, sont partie prenante d’une histoire. Elles vont donc progressivement apprendre à partir des « désirs de faire » des habitants, nouer des alliances et favoriser ainsi l’émergence de nouvelles formes de convivialité – rencontres aux pieds des immeubles, repas collectifs, organisation de fêtes… En deux ans, les habitants du quartier, mais aussi les élus, constatent que la violence et la délinquance ont baissé, que les jeunes auteurs des incivilités se sont assagis et… dialoguent désormais avec les anciens…

Aux yeux de ces professionnels, l’important consiste à « ne pas “faire de l’intervention sociale”, c’est-à-dire à ne pas construire soi-même les réponses et les formes d’accompagnement », ce qui implique « de ne pas penser l’action en termes de “problèmes” auxquels il faut apporter des “solutions”, mais de construire des espaces de possibles ». Ce positionnement se heurte néanmoins aux logiques institutionnelles, ce qui peut même entraîner des ruptures. Comme pour Marie-Christine Carayol en Moselle qui, faute d’appui du centre social où elle était employée comme conseillère en éducation sociale familale, a dû quitter sa structure pour mener des actions collectives avec les parents. L’association PAR’ENchantement qu’elle a fondée avec eux regroupe aujourd’hui près de 250 familles adhérentes et développe de nombreuses activités avec une équipe de salariés et de bénévoles.

Le rapport met en évidence quatre « figures types » d’initiateur, qui renvoient chacune à une manière singulière de transmettre son projet et ses valeurs : le « leader », qui exerce une fonction de direction et a une influence forte, favorise une appropriation progressive de l’action ; le « catalyseur » suscite l’émergence de leaders locaux en jouant un rôle de facilitateur et de stimulateur ; l’« adaptateur », qui a une position intermédiaire entre la logique d’intervention des acteurs associatifs et celle des décideurs, développe des marges de manœuvre pas à pas ; enfin, l’« innovateur » qui, à partir de sa fonction de direction, met en œuvre des processus d’influence tout en privilégiant l’action. Dans tous les cas, le développement communautaire « s’accompagne d’une conception plus égalitaire des rapports humains et, par là, du management des équipes ». Avec l’abandon progressif de la posture « en surplomb » des professionnels par rapport aux habitants – l’étude rappelle que différents outils (supervision, analyse des pratiques professionnelles, formation…) peuvent être mobilisés pour appuyer cette évolution.

Sur le fil du rasoir

Reste que les initiatives de développement communautaire demeurent précaires : non seulement les communautés-territoires « ne sont pas figées dans le temps (turn-over des habitants, précarité des ressources publiques et privées qui y sont consacrées, fatigue et usure des leaders, non-renouvellement des cadres) », mais elles sont soumises à des enjeux (par exemple urbanistiques) qui fragilisent les processus d’organisation communautaire, lesquels réclament lenteur et durée. Il peut arriver par ailleurs que « le départ d’un(e) salarié(e) mette en péril l’équilibre de la structure ou au moins du projet ».

Sans compter les résistances institutionnelles : « Dès que les habitants commencent à prendre du pouvoir, l’“équilibre habituel” est perturbé et les pouvoirs en place ont du mal à l’accepter, même si c’est dans leurs orientations de fond. » Ainsi la proposition de l’Association de gestion de l’action sociale des ensembles familiaux (Agasef) visant à développer un accompagnement plus participatif des allocataires du RSA (revenu de solidarité active), en lien avec les centres sociaux dans un secteur de Saint-Etienne, a été refusée en 2014 par le conseil général. Face au blocage des institutions, certaines équipes ont développé des « stratégies pour asseoir leurs pratiques, via la formation par exemple » : à Villejuif, la démarche s’est ainsi nourrie de la méthode de développement communautaire de l’« humanisme méthodologique »(3) dans le cadre d’une formation action.

S’il est nécessaire de « trouver la bonne distance avec les institutions », encore faut-il résoudre la question du financement. Comment convaincre les pouvoirs publics de « financer du “vide” », autrement dit de donner des moyens pour passer du temps avec les habitants dans des cadres informels afin que la confiance s’installe et que les envies émergent ? Financer ce type de fonctionnement global est en effet peu compatible avec les « règles de financement actuelles » qui obéissent à « des logiques très fragmentées ». Il faudrait une « évolution administrative afin que puissent être financés des projets qui ne soient pas bouclés et des attendus qui ne soient pas énoncés à l’avance », observe le rapport.

Compte tenu de ces freins multiples, développer des actions communautaires suppose des ancrages solides : soutien méthodologique, constitution d’équipes impliquées et appuis politiques et institutionnels. Le rapport souligne également la place centrale du « tiers expert », « à la fois pour soutenir le développement des initiatives, assurer leur traduction et leur soutien vis-à-vis des autorités publiques, mais aussi développer le pouvoir d’agir des différentes parties prenantes ». Celui-ci peut être un responsable associatif, un agent de développement de la politique de la ville, un travailleur social et il est amené à avoir un rôle de médiateur entre les initiatives locales et les institutions. L’inscription de l’action à l’échelle d’un territoire requiert en outre « des partenaires et des alliés » – que ce soit au sein des institutions (conseil départemental, municipalité, caisse d’allocations familiales…), ce qui n’est pas chose facile compte tenu de leur réticence, ou dans les associations locales. Ces dernières ne comprennent pas toujours la démarche, en particulier lorsqu’elles ont des conceptions très différentes de la place des habitants – ce qui peut « générer des réactions de rejet assez violentes ».

Pour favoriser le développement communautaire, le rapport propose plusieurs axes de changement qui dessinent une « démocratie d’engagement », qui va plus loin que l’injonction actuelle à la participation des usagers : il s’agit en particulier de passer « d’une logique de désignation-assignation institutionnelle de la population d’un quartier, en termes d’individus cumulant des handicaps, à une logique de reconnaissance de l’épaisseur du social, des systèmes de relation et d’appartenance […], de l’expérience vécue des personnes et des groupes ». La posture habituelle d’« experts du social » des intervenants sociaux doit, par ailleurs, céder la place à celle de « facilitateur » ou de « maïeuticien », ce qui suppose d’accepter de nouvelles temporalités et une certaine incertitude. Il reste enfin à développer des stratégies vis-à-vis des institutions pour faire reconnaître la pertinence de ces démarches.

« L’épaisseur du social »

Autant d’aspirations qui rejoignent les préoccupations « d’autres acteurs qui cherchent à construire une société, une économie et un rapport au monde plus respectueux et durable » et dont les approches voisines commencent à acquérir une certaine légitimité – du moins dans les discours, comme en témoigne le fait que le développement du « pouvoir d’agir » fait partie des priorités du plan d’action gouvernemental pour le travail social et le développement social d’octobre 2015.

Dans ce contexte, le SPISC se défend de vouloir s’ériger en défenseur de la « bonne méthode » : il aspire au contraire à rejoindre ce « foisonnement d’initiatives » qui « empruntent à différentes traditions » telles que le community organizing inspiré des méthodes de Saul Alinski, les diverses modalités de l’action communautaire au Québec, les principes de conscientisation et d’émancipation développés par Paulo Freire… Des rencontres ont déjà lieu entre le SPISC et les acteurs de plusieurs recherches ou expérimentations aux finalités proches – comme les Tables de quartier portées par la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France, l’opération « 1 001 territoires » initiée par l’Interréseau des professionnels du développement social urbain et ATD quart monde, les « expérimentations croisées » du Collectif Pouvoir d’agir(4) et la recherche-action sur le pouvoir d’agir menée par les centres sociaux de Paris.

Une recherche-action multipartenariale

Lancée par le Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire (SPISC) en partenariat avec le Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS), l’Interréseau des professionnels du développement social urbain (IRDSU), la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF), l’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale, le Collectif Pouvoir d’agir et l’Association nationale des directeurs généraux et directeurs généraux adjoints des régions et des départements, la recherche-action est financée par le ministère de l’Intérieur, la direction générale de la cohésion sociale et le commissariat général à l’égalité des territoires(5). Elle implique neuf démarches situées pour la plupart dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville à Marseille, Villejuif, Woippy, Saint-Etienne, La Ciotat, Nanterre, Strasbourg, Paris et Dijon. Celles-ci sont initiées par des équipes de la politique de la ville, des associations de prévention spécialisée, intervenant sur l’intégration des migrants, ou d’initiative citoyenne.

Un comité de pilotage national (SPISC, partenaires associatifs et financeurs) en a assuré le cadrage général en lien avec un comité scientifique. Chaque site a toutefois mis en place son propre dispositif de recherche – avec des financements spécifiques – sous la responsabilité d’un référent et l’appui d’un « expert-chercheur ». Des réunions intersites ont permis de construire un corpus commun de connaissances.

Le SPISC : histoire d’un collectif

Initié en 2006 à la suite d’un appel intitulé « Pour mieux vivre ensemble : promouvoir le travail social et le développement communautaires »(6), qui revenait sur les révoltes des jeunes des quartiers populaires de novembre 2005, le Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire (SPISC) s’est constitué pour promouvoir les interventions sociales d’intérêt collectif prenant appui sur les ressources « communautaires » des populations vivant dans les quartiers en difficulté. Objectif : compléter le travail social individuel classique considéré comme insuffisant pour répondre à la crise du modèle d’intégration républicain. Composé de professionnels de l’intervention sociale, d’universitaires, de formateurs et de plusieurs associations – l’Interréseau des professionnels du développement social urbain (IRDSU), le Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS), la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF), Asmae-Association Sœur Emmanuelle, le Cedias-Musée social et Regards –, le réseau s’est fait connaître en organisant un colloque à Aubervilliers en janvier 2011 intitulé « Faire société autrement », qui pointait déjà le manque de visibilité des initiatives de développement communautaire.

Du travail social communautaire au développement communautaire

En 2010, dans son second rapport sur l’intervention sociale d’intérêt collectif, le Conseil supérieur du travail social (CSTS) définit le travail social communautaire comme une « prise en charge par le groupe ou la population de leurs problèmes afin d’arriver à une autonomie individuelle et sociale ». Un an plus tard, lors du colloque organisé à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), le Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire (SPISC) s’accorde pour avancer que « l’intervention sociale communautaire a pour finalité l’émancipation – l’empowerment individuel et collectif, en favorisant le pouvoir d’agir des individus par l’émergence et la consolidation d’une force sociale, une meilleure maîtrise sur sa vie, sur son environnement. Elle est fondée sur les capacités (force et pouvoir), les compétences (aptitudes) des individus qui y sont engagés et qui les incitent à en développer des nouvelles ». Dans le présent rapport, le SPISC s’intéresse aux initiatives de « développement communautaire » qui se caractérisent par la prise en compte de « l’épaisseur du social » et de l’expérience vécue des gens, par la priorité à l’action collective, par une logique d’empowerment et une visée d’émancipation et de dignité.

Notes

(1) Les premiers résultats ont été présentés les 18 et 19 mars 2016 à Paris lors de rencontres sur le thème « Communautés, territoires : construire des dynamiques citoyennes ».

(2) Consultables, à l’instar du rapport final, sur www.cnlaps.fr/SPIsC/séminaire-pour-la-promotion-de-l-intervention-sociale-communautaire.

(3) Approche anthropologique, philosophique et méthodologique fondée par Roger Nifle, qui s’appuie sur les communautés humaines pour tendre vers le bien commun.

(4) Le SPISC participera aux « Rencontres nationales du Pouvoir d’agir » les 2 et 3 décembre prochain à Saint-Denis.

(5) Avec le concours du CNLAPS, de la FCSF, de l’IRDSU, de la Chaire de recherche du Canada en organisation communautaire et du Collectif Pouvoir d’agir.

(6) Voir ASH n° 2487 du 29-12-06, p. 31.

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