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Dans le Maine-et-Loire, l’association ALIA gère un centre de réduction des risques à l’intention des usagers de drogues. Un service éclaté, mais dont l’activité se concentre surtout en milieu urbain, notamment à la Boutik, dans le centre d’Angers. Reportage.

Une longue pince à déchets en main, Grégoire Poupin, infirmier, farfouille dans la poubelle du petit square. « Des papiers, la box en carton, mais je ne vois pas de seringue… », observe-t-il. Sa collègue Fanny Dumez, éducatrice spécialisée, parcourt les espaces verts alentour, furète au pied des buissons : toujours rien. A pied, les deux professionnels de la Boutik accèdent ensuite à un parking souterrain bien connu des usagers de drogues d’Angers. La pêche y sera plus productive, puisqu’en scrutant le sac transparent d’une poubelle, plusieurs seringues sont dénichées et mises à l’abri dans un conteneur en plastique jaune que le duo avait pris soin d’apporter. « Elles n’iront pas blesser, voire contaminer, des éboueurs ou des SDF qui viendraient chercher à récupérer quelque chose parmi les déchets » explique Grégoire Poupin. En poursuivant leur observation, tous deux découvrent les emballages du sulfate de morphine que les usagers de drogues coutumiers ont utilisé. Grégoire et Fanny connaissent parfaitement les espaces publics prisés par les consommateurs de drogues pour s’injecter le support de leur addiction : ils sont salariés du Caarud(1) du Maine-et-Loire que gère ALIA (Association ligérienne d’addictologie)(2).

Créé en 2006, l’établissement est réparti sur trois sites : Angers, Cholet et Saumur, avec des jours et horaires d’accueil différents. Pour sa part, la Boutik d’Angers fonctionne les lundis et jeudis et est animée par trois travailleurs sociaux et un infirmier(3). Ce lieu d’accueil anonyme et gratuit propose l’obtention de kits stériles d’injection, un espace de consultation infirmière, la récupération des seringues usagées, l’accès à une salle de bains et à un lave-linge ainsi que l’utilisation d’un poste Internet. L’équipe peut également se déplacer à domicile, pour des usagers résidant à l’écart de la ville et qui auraient des difficultés de transport. Outre la maraude de récupération, le Caarud s’occupe aussi de la maintenance et de l’approvisionnement du Totem, un automate (financé par la ville) qui distribue et récupère des kits à la sortie du CHU d’Angers. Les professionnels contribuent par ailleurs aux ateliers de réduction des risques organisés à la maison d’arrêt d’Angers, et participent aux maraudes du SAMU social deux soirées par mois, afin de faire connaître le dispositif et de créer du lien avec les usagers potentiels. « A la Boutik, nous avons affaire à des publics précaires, qui ne sont pas nécessairement dans une démarche de soin », explique Fanny Dumez, qui occupe en parallèle un poste au CSAPA (centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) également géré par ALIA.

Créer la confiance avant d’engager un suivi

Chaque année, la Boutik d’Angers enregistre entre 800 et 900 passages, pour 133 usagers en 2014 (dont environ 60 % étaient nouveaux et un quart seulement des femmes). La majorité d’entre eux vit à Angers ou à sa périphérie – « même s’il y a toujours des gens de passage », note Charlotte Croix, assistante sociale. A titre de comparaison, les antennes de Cholet et de Saumur ont accueilli respectivement 150 et 112 visites en 2014 (pour 25 % de nouveaux usagers). « Pour quantifier notre action et pouvoir proposer un suivi, nous avons mis en place des fiches individuelles, explique Fanny Dumez. Mais elles ne sont pas remplies lors de la première visite, ce serait trop brutal. On se laisse le temps de créer la confiance, au moins deux ou trois visites avant de sortir ce document et d’évaluer la place de la personne dans le dispositif. »

Pour entrer dans la Boutik, installée dans d’anciens locaux commerciaux abrités derrière une vitrine opaque, au cœur d’un quartier résidentiel du centre-ville angevin, il faut appuyer sur la sonnette. « Sonner, c’est d’abord solliciter l’accueil, le contact individuel avec un membre de l’équipe, explique Charlotte Croix. Nous avons organisé l’accueil d’une manière très progressive, car nous savons que beaucoup de personnes n’ont pas envie d’être projetées directement vers le collectif. Et l’espace dans lequel nous sommes logés le permet. » A la porte, Francis F., un habitué de la Boutik, est le premier visiteur de l’après-midi. Après les salutations d’usage, Grégoire lui demande de laisser sa canette de bière dans le petit réfrigérateur qui équipe la première pièce, à l’entrée des locaux, côté rue. Puis tous deux se dirigent vers un placard où Francis dépose son propre conteneur de seringues usagées, qu’il vient d’extraire de son sac à dos. Ils empruntent ensuite le couloir qui mène à l’espace d’accueil principal. L’homme accepte un café et quelques biscuits, et discute un moment avec l’équipe, accoudé au comptoir – du temps qu’il fait, de ses projets professionnels… Sous traitement de substitution, il dit vouloir travailler auprès de jeunes enfants, mais son objectif n’est pas encore précis. Grégoire, qui connaît ses problèmes dentaires (Francis doit se faire arracher sept dents), amène la conversation sur les douleurs qu’il endure et l’association des antalgiques avec son traitement à la buprénorphine.

S’il s’était agi d’un nouvel arrivant, le professionnel lui aurait présenté rapidement le fonctionnement du lieu, son règlement – notamment l’interdiction de la consommation d’alcool ou de stupéfiants dans les locaux ainsi que celle de tout « business », ou encore le fait que la Boutik ne peut servir de boîte aux lettres pour informer les copains qui passeront plus tard –, et se serait enquis de ses besoins spécifiques. « On réoriente parfois certaines personnes vers d’autres associations, par exemple les Restos du cœur ou les Bains Douches », explique Jonathan Charrier, éducateur spécialisé.

Des demandes variables selon l’orientation

En fonction de l’origine de l’orientation, les demandes des usagers peuvent varier. « Si c’est le CSAPA qui les envoie, comme c’est le cas pour un tiers d’entre eux, la demande prioritaire sera d’obtenir du matériel d’injection », précise Fanny Dumez. Mais beaucoup de visiteurs découvrent également les lieux sur la simple recommandation d’un pair. « Dans ce cas, ils ne formuleront pas de demande spécifique et seront plutôt en quête d’un moment de détente ou de sociabilité, précise Charlotte Croix. Et nous avons aussi ceux qui ont du mal à pousser la porte d’un lieu d’accueil spécialisé et qu’une association orientera vers nous sous le prétexte de prendre une douche. » D’autant que, si le lieu n’est ouvert que deux après-midi par semaine, il reste possible d’y venir en matinée, sur rendez-vous. Cela peut permettre, notamment aux femmes, de s’y sentir plus tranquilles.

En termes d’accompagnement social, les demandes formulées sont extrêmement variables : réouverture de droits, demandes d’aide pour faire refaire des papiers d’identité, accompagnement chez le médecin ou à l’hôpital… « Nous recevons aussi beaucoup de demandes concernant la recherche de logement, observe Fanny Dumez. L’idée, c’est de faire le lien entre les besoins, les ressources de la personne et ce qui a déjà été tenté. » Mais, parfois, il s’agit tout simplement d’aider l’usager à faire des recherches parmi les petites annonces sur Internet, de l’informer sur le droit commun, de vérifier qu’un dossier à l’intention d’une institution a été rempli correctement, etc. « Il y a également toute une image négative à déconstruire de l’aide sociale, remarque Charlotte, que ce soit pour la recherche d’un logement HLM ou pour toute autre démarche d’aide auprès du secteur. Ces personnes ont souvent une grande crainte d’être jugées, dévalorisées, déconsidérées dans leur démarche. »

Respecter la temporalité de la personne

La difficulté du dialogue avec le consommateur de drogues réside souvent dans la rareté ou le manque de fiabilité des informations transmises par le visiteur. « Mais on prend les personnes sur le moment et dans l’état où elles sont, poursuit Jonathan Charrier. Il faut laisser les demandes émerger et savoir ne pas aller au-delà. Nous sommes un trait d’union avec des gens qui sont éloignés des institutions, même si, quelque part, dans la boucle, il y a un travailleur social référent, un médecin traitant, un psychologue. On pourra tenter de refaire le lien avec eux dans un second temps… »

Steve V., qui vient justement d’arriver à la Boutik, aura probablement besoin de ce type de médiation. Sortant de prison et de psychiatrie, il s’exprime avec une diction entravée et des mots pour le moins surprenants. « Quand je suis en phase “dégraissante”, je n’arrive à rien faire, je me sens comme une merde »,confie-t-il à Charlotte Croix, interloquée. L’assistante sociale tente de savoir s’il honore bien ses convocations au SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation). « Je n’y suis pas allé, car j’étais trop en phase descendante », reconnaît-il. « Tu les as quand même appelés, n’est-ce pas ? »,s’inquiète la jeune femme. Mais l’homme se perd dans des considérations sur ses relations avec sa fille, sa rechute dans la toxicomanie, le décès de ses parents, l’éloignement de ses amis… « Nous devons aussi respecter la temporalité de la personne, observe Jonathan Charrier, qu’on la comprenne ou non. Et éviter de ramener dans la conversation un sujet qui pourrait le faire se sentir en échec. »

Autour de lui, dans la pièce de vie, les murs joliment colorés accueillent toutes sortes d’affiches sur le thème de la prévention. La paroi qui sépare l’espace du poste de l’infirmier est, elle, couverte d’alertes sanitaires concernant différents produits. Des comprimés y sont identifiés en photo. L’un est estampillé du visuel d’un petit plombier rendu célèbre par un jeu électronique, un autre reprend la marque d’un véhicule de luxe, un troisième se distingue par un logo gravé copiant celui d’une fameuse marque de montres que chacun se devrait d’acquérir avant ses 50 ans… « Car il y a aussi une sorte de marketing dans ce milieu. Il ne faut pas oublier que c’est un marché avec ses pratiques commerciales », décrypte Fanny Dumez. Pour chaque pilule sont rapportés la teneur en principe actif et les effets indésirables qui ont pu être constatés, parfois des cas de décès… « Ces affichages sont un prétexte à l’échange sur la réduction des risques, poursuit l’éducatrice spécialisée. Car notre mission principale demeure la facilitation de l’information sur les produits et les pratiques de consommation. »

En la matière, les professionnels constatent de grandes variations dans l’estimation du risque pris. « Certains se foutent complètement du contenu précis de ce qu’ils consomment », commence Charlotte Croix. « Alors que d’autres ont une connaissance très fine de la prise de risque liée au produit, la manière d’injecter, de poser le garrot, des risques de transmission d’un virus », enchaîne Grégoire Poupin. Les passages à la Boutik sont d’ailleurs l’occasion pour les usagers d’échanger entre eux sur leurs pratiques. « Ils partagent beaucoup d’infos, très précieuses localement, ajoute Charlotte Croix, car ce qui se passe à Paris, ce n’est pas ce qui se passe à Marseille ou à Lyon, notamment en matière de circulation des produits. » Les risques d’exposition sexuelle demeurent en revanche mal appréhendés. « C’est pourquoi, dans nos kits d’injection, il y a toujours un préservatif », poursuit l’infirmier. Que les maraudes de récupération retrouvent très souvent dans les poubelles, emballage intact. « Il faut quand même qu’il soit présent, car c’est un risque important que l’on doit pouvoir évoquer en prévention », assure Grégoire Poupin.

Depuis l’arrivée de Francis F., qui poursuit une longue discussion au comptoir avec Fanny Dumez à propos de son budget personnel, la Boutik s’est progressivement remplie. Jean-Christophe C. se plaint de ne pas avoir dormi depuis trois jours. « J’ai changé de produits, je suis passé à Ritaline(r) plus Skenan(r) », explique-t-il en refusant les biscuits qu’on lui propose. « Je n’ai rien mangé depuis samedi, mais je m’en fiche, de toute façon je ne mange que le soir », objecte-t-il. La prise de certains produits peut en effet retentir sur les sensations vitales (besoin en hydratation, alimentation, modification du seuil de douleur, etc.). Fanny Dumez, qui l’écoute attentivement, reste dubitative : « Trois jours sans manger, vraiment ? » A leur tour, trois hommes investissent l’espace de vie, accompagnés de leurs chiens, qu’ils attachent immédiatement aux crochets fixés dans la plinthe. Rapidement, ils se dirigent vers la petite courette, où ils pourront fumer.

Prévenir tout problème avec le voisinage

Tous les travailleurs sociaux du lieu peuvent délivrer des kits d’injection, de l’information de prévention, et prodiguer des conseils nutritionnels ou d’hygiène de vie. L’infirmier, quant à lui, y exerce un rôle particulier : en plus d’effectuer des soins (le pansement de plaies liées à des bagarres, voire quelques points de suture), il propose aux usagers la réalisation de différents tests de dépistage (VIH, VHB, VHC, syphilis), travaille avec eux le passage vers des modes de consommation moins risqués et les conseille sur une injection plus « propre » (désinfection préalable, choix des zones où piquer, pose du garrot adéquate, etc.). Sébastien D. vient justement le solliciter. Comme les autres, il souhaite récupérer des kits et rendre ses aiguilles usagées. Dans le poste de soins, l’infirmier observe et désinfecte les points d’injection de l’homme. Il ajoute un peu de pommade cicatrisante sur une plaie causée par des injections répétées. « Regarde, tu t’injectes dans le mauvais sens, lui explique Grégoire. Il faut aller dans le sens du retour veineux, sinon beaucoup de sang va sortir quand tu retires l’aiguille. » A la remise des kits, il propose également des champs stériles pour délimiter la zone d’injection. Trop souvent, les injections ont lieu dans des lieux malpropres où diverses contaminations peuvent se produire.

Au total, huit personnes passeront cet après-midi – une fréquentation moyenne. Le centre doit fermer ses portes et incite progressivement les visiteurs à partir. « Nous faisons attention à ce qu’il n’y ait pas d’attroupement dans la rue, afin d’éviter de potentielles difficultés avec les voisins, comme cela a pu arriver ailleurs », précise l’infirmier. Un cas de figure qui ne s’est jamais présenté à la Boutik. « Notre devanture est anonyme, nous vérifions régulièrement qu’il n’y a pas de canettes de bière qui traînent devant la porte, et notre file active demeure modeste par rapport à de grandes villes comme Nantes. »

Bientôt, l’établissement fermera pour quelques jours de vacances. « Attends, Francis, je vais te donner des jetons pour que tu puisses utiliser le Totem en notre absence », alerte Charlotte Croix, qui voit l’homme sur le point de quitter les lieux. Rachid G., lui, est venu faire le plein de matériel pour assurer son mois de vacances au Maroc. Un stock impressionnant, qui occupera une valise entière : il a besoin de 300 kits. « Mais ce serait vraiment difficile, voire stigmatisant, pour lui de chercher des seringues là-bas », explique Fanny Dumez. A son retour, l’équipe sait qu’elle devra faire face à un petit pic d’affluence.

Notes

(1) Les missions des Caarud (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) sont définies par le décret n° 2005-1606 du 19 décembre 2005 : accueil collectif et individuel, information et conseil personnalisé pour usagers de drogues, soutien aux usagers dans l’accès aux soins.

(2) www.alia49.fr.

(3) La Boutik : 23, rue Marceau – 49000 Angers – Tél. 02 41 93 63 17 – laboutik@alia49.fr.

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