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Renouer avec l’institution en protection de l’enfance

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L’inflation des procédures et la dictature de l’urgence sont en train de dénaturer les pratiques en protection de l’enfance, s’alarme Xavier Bouchereau, consultant et chef de service(1). Il invite à réinvestir la dimension institutionnelle en tant qu’espace de pensée, de débat et de création de l’acte éducatif.

« La protection de l’enfance traverse des jours difficiles. Beaucoup de ses acteurs s’épuisent. Dans certains départements, la liste des placements non exécutés s’allonge, le noyau dur des jeunes trop vite étiquetés “incasables” se densifie. En dépit des moyens consentis, chaque difficulté résolue en révèle d’autres encore plus grandes. Les magistrats voient certaines de leurs décisions rester lettre morte, les départements s’impatientent de ne pas pouvoir mettre en œuvre les politiques de prévention annoncées. A tous les niveaux, l’impuissance se mêle à la résignation, la résignation à la culpabilité, et parfois à la colère. Les conflits sont larvés, chacun devinant chez l’autre les raisons de ses impuissances. Alors comment sortir de l’impasse ? “Poser les questions, c’est les résoudre”, disait Albert Einstein, alors peut-être nous faut-il d’abord poser le problème en débordant les évidences de la crise et en révélant ce qui fait véritablement question derrière le malaise ambiant.

Ce n’est pas une nouveauté, la France souffre d’une prolifération législative qui, à son tour, donne lieu à un florilège de dispositifs et de dispositions procédurales. Chaque fois qu’un problème survient, ou que nous paraissons dépassés par les événements, l’arsenal juridique est convoqué, comme si la loi, collée aux circonstances, valait pour seule réponse, comme un bouchon vissé sur les incertitudes surgissant du réel. L’abondance des textes sature leur fonction symbolique. Or il ne suffit pas que la loi soit dite, qu’un dispositif soit créé ou qu’une procédure soit écrite pour évacuer ce qu’ils étaient censés traiter. Ces outils doivent se déployer dans le réel, ce qui n’est jamais une évidence. Combien de lois ne sont pas appliquées faute de moyens ? Combien de dispositifs se détournent de leurs objectifs initiaux faute de cohérence ? Et combien de procédures s’oublient dans les tiroirs de nos institutions ? La protection de l’enfance n’est pas en reste, et elle s’y noie. Entre le prescrit et le faisable, il résiste désormais une part d’inconciliable et donc d’insupportable. Les mots se défont des actes, chacun succombe aux effets d’annonce. Les textes en tous genres continuent de s’accumuler de manière irrationnelle, sans se soucier de leur ancrage au réel, ils emmurent les pratiques, perdent le sens commun, et, plus grave, finissent par limiter les zones de créativité des acteurs. La conformité aux textes s’érige peu à peu en seul point d’appui des pratiques (cf. référentiel des bonnes pratiques), reléguant la réflexivité des professionnels au second plan, là où, malheureusement, elle pourrait bientôt ne plus être entendue.

Entre congestion procédurale et urgence des situations

A cette congestion juridique et procédurale, ajoutons un deuxième phénomène (un deuxième symptôme) qui n’est pas sans lien : l’explosion des situations d’urgence. Sous la pression réglementaire, la question de la responsabilité des professionnels est posée de façon accrue. Aujourd’hui, toute erreur réclame son responsable. Prendre un risque devient impraticable. Il n’y a plus de décalage possible, et donc plus de jeu, la moindre digression est attrapée non plus sous le registre de l’initiative créatrice – même maladroite –, mais sous celui de la faute potentielle. Seulement, sans jeu, le système se grippe, c’est la sclérose, l’immobilisme, ruinant toute tentative de mise en perspective. Désormais, les professionnels vivent sous l’injonction du faire. Il faut agir, montrer que les choses ont été réalisées en bonne et due forme.

Or cette manière d’aborder la pratique en protection de l’enfance est un contresens car elle tord gravement notre rapport au temps : tout devient urgent, il n’y a plus de place pour la pensée, encore moins pour une pensée collective. Pris au piège de l’acte et de l’instant, les professionnels déjouent. Acculés au “faire”, ils en oublieraient presque que l’éducation réclame du temps, et s’exposent malgré eux au passage à l’acte et à l’agitation. Tout devient urgent, le mot perdant lui-même de son véritable sens, dénaturant au passage la notion de priorité. On finit par confondre des qualificatifs aussi distincts que “grave”, “important”, “urgent”, “inquiétant”. Bientôt, il pourrait ne plus y avoir de nuance, seulement un enchaînement d’urgences que l’on gère comme on peut. Mais comment pourrait-on blâmer les professionnels quand toute une société sacralise l’instant comme unique possibilité d’être, ou toute une époque, nous dit Roger-Pol Droit, “vit dans un temps suspendu, un présent autosuffisant”(2) ?

La protection de l’enfance est donc prise en étau entre deux illusions, celle de la maîtrise comme possibilité et celle de l’urgence comme nécessité, deux illusions qui l’éloignent irrémédiablement de la pratique et de ses réalités, qui l’évacue au profit d’un discours hors sol. Redynamiser la protection de l’enfance, lui redonner le crédit dont elle a absolument besoin impose une modification profonde de ses schémas de pensée, et donc, nécessairement, des conditions de possibilité de cette pensée.

“Notre mode de connaissances, prévient Edgar Morin, a sous-développé notre aptitude à contextualiser l’information et à l’intégrer dans un ensemble qui lui donne sens”(3). Toutes les situations rencontrées en protection de l’enfance sont aussi complexes que singulières, et cette complexité à chaque fois unique épuise toute tentative de formalisation. Il n’existe pas de réponse prête à l’emploi. On peut multiplier en vain les lois, les procédures et autres dispositifs, le sujet résistera toujours à s’y conformer. Il n’y a pas de maîtrise possible, et il existera toujours une frange de la population dont les souffrances échapperont au social et à ses solutions trop calibrées. Car la réponse, s’il y en a une, se trouve là où en vérité elle n’a jamais cessé d’être, du côté du sujet et de ce qu’il comprend de lui-même. Faut-il encore accepter de l’écouter et d’accompagner ses inventions les plus inattendues. Telle est la véritable compétence des professionnels, et c’est cette compétence de maïeuticien qu’il faut libérer de ses entraves.

Pour une pratique éducative « instituée » et « instituante »

Mais comment ? En basculant d’une logique de dispositif vers une logique de cadre, en débordant l’organisation pour recouvrer l’institution. Notre recherche de rationalité étouffe en silence l’intelligence du métier, cette capacité à penser l’impensable, à redonner du sens à l’insensé. Il ne suffit plus de construire des dispositifs proposant des solutions aux différents problèmes posés, il s’agit désormais de bâtir un cadre qui permette de penser chaque question et de bricoler de manière ingénieuse chaque réponse. Il s’agit de réhabiliter l’orfèvrerie de la rencontre, de faire confiance à la relation en lui offrant un environnement institutionnel repérant, où les décalages, les interstices, les ajustements, les changements de rythme, les prises de risque sont possibles, où les glissements de compétences ou les superpositions de mission ne sont pas incongrus pourvu qu’ils soient réfléchis, où les relais ne sont pas de simples articulations mais de véritables passages de témoin, où chaque professionnel se sent lié à l’autre, et où tout ne s’écrit pas d’avance.

Bref, il s’agit de soutenir institutionnellement une clinique du quotidien où la réflexion respire et s’étoffe des solidarités. Et cela passe évidemment par des formes particulières de gouvernance où l’organisation se met au service de l’Institution, autrement dit dans laquelle le fonctionnement de la structure soutient et accompagne une pratique éducative à la fois instituée (référée à un cadre), et instituante (susceptible de modifier les frontières de ce cadre par effet de sens).

Le temps est venu, je crois, de sortir des rigidités qui nous rassurent et d’accepter – et même de défendre – collectivement les déséquilibres comme les balbutiements incertains d’une institution en mouvement, une institution animée par le désir qui fait avancer, par la pensée qui guide, par le temps qui ouvre les possible… Et si cette dimension institutionnelle est de nouveau investie pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un espace de pensée, de débat et de création dynamique, un lieu de respiration et d’émulation, gageons qu’elle nous aidera à sortir de l’impasse, à retrouver une pratique de la rencontre teintée d’humilité, où la vie d’un sujet ne ressemble à aucune autre, où chaque acte éducatif est incomparable, et où chaque parole ne vaut que par le lien unique qu’elle préside. »

Contact : xavierbouchereau@orange.fr

Notes

(1) Egalement auteur de Les non-dits du travail social. Pratiques, polémiques, éthique – Ed. érès, 2012 – Voir ASH n° 2758 du 4-05-12, p. 3 – Au cœur des autres, journal d’un travailleur social – Ed. Sciences humaines, 2014 – Voir ASH n° 2839 du 27-12-13, p. 26 – La posture éducative – Ed. érès (à paraître).

(2) L’espoir a-t-il un avenir ? – Flammarion, 2016.

(3) La voie : pour l’avenir de l’humanité – Ed. Fayard, 2011.

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