Celui-ci s’intègre dans une réflexion plus vaste sur la diversité. Depuis 2006, l’Ecole santé social Sud-Est (ESSSE) de Lyon coopère avec plusieurs centres de formation français et un centre de formation continue pour l’éducation pré-scolaire marocain autour de ce thème dans le champ de la petite enfance : comment accueillir la diversité des enfants et des familles dans les établissements ? Ce sujet nous a amenés à nous intéresser en 2012 à « la violence ordinaire en éducation » : nous désignons, par cette formule, toutes les « petites » violences répétées du quotidien envers l’enfant, qui sont tolérées, considérées comme « douces » ou « normales », voire éducatives, mais dont on sait aujourd’hui qu’elles ont de graves conséquences sur sa vie présente et, surtout, future. C’est un sujet important au Maroc mais aussi en France et sur lequel nous ne disposions que de peu de recherches. Six centres de formation (voir encadré, page 37) ont donc lancé une recherche-action pour mieux comprendre l’apparition de ces violences dans les structures de la petite enfance afin de faire évoluer leurs pratiques de formation et les attitudes professionnelles. Il s’agissait de mieux comprendre pour mieux agir.
Nous voulions partir de situations pratiques. Nous avons donc choisi de diffuser un questionnaire aux étudiants de deuxième et troisième années de la filière d’éducateurs de jeunes enfants (EJE) et aux stagiaires en formation continue de dix centres de formation. Nous leur demandions de nous raconter des situations qu’il avaient observées et qui représentaient, pour eux, des situations de violence en éducation. Ensuite, les étudiants devaient expliquer ce qu’ils en avaient pensé et, surtout, ce qu’ils en avaient compris. Nous avons obtenu 103 réponses. C’est en dépouillant les résultats que trois écoles – l’ESSSE de Lyon, l’Institut de formation en travail social (IFTS) d’Echirolles et l’Institut du travail social de la région Auvergne de Clermont-Ferrand – ont eu l’idée du projet de « dessin-langage »(1).
Les étudiants décrivaient des situations tellement riches qu’il nous a semblé que celles-ci pourraient offrir un bon support pédagogique. Si la photo est beaucoup utilisée en formation, nous sommes rapidement convenus qu’il ne nous serait pas possible de l’utiliser pour la thématique de la violence. Le dessin apparaissait, lui, bien adapté. Nous sommes partis sur l’idée de saynettes qui évoqueraient les situations racontées par les étudiants. Notre choix s’est porté sur le dessinateur grenoblois Cled’12, qui travaillait déjà avec l’IFTS d’Echirolles. Il y a eu plusieurs allers-retours avec lui. Celui-ci a commencé par réaliser des dessins sur une dizaine de situations, lesquels ont, ensuite, été testés avec des étudiants et des professionnels. Nous avons apporté des correctifs, effectué de nombreux réajustements jusqu’à ce que nous nous mettions d’accord sur 32 dessins représentatifs de toutes les situations rapportées par les étudiants : paroles, gestes, comportements violents lors des repas, des temps de sieste, d’accueil, de jeu, de changes. Par exemple, les étudiants nous interpellaient à de nombreuses reprises sur les situations de « forçage alimentaire » – des enfants obligés de finir leur assiette. Notre graphiste a donc dessiné un enfant attaché sur sa chaise dont la bouche est tirée par des ficelles ! Dans une autre saynette, un adulte sort d’un tiroir une cuillère toute gondolée à force d’avoir tenté d’ouvrir la bouche d’un enfant ! Ces situations sont tellement outrancières qu’elles nous amènent à sourire et la réflexion peut alors s’engager avec les personnes en formation.
Les dessins sont déposés sur une table. Les participants les observent, en choisissent mentalement un ou deux qui font écho à leurs représentations des violences en éducation. A partir de là, le formateur pose un cadre qui garantit la confiance, la confidentialité, le respect de la parole… et chacun des participants peut s’exprimer. L’animateur facilite l’expression et l’échange, mais il n’a pas la « bonne » réponse. Il n’est pas en position de « détenteur de savoir ». Nous avons utilisé ce support en formation initiale avec des étudiants EJE, mais aussi en formation continue avec des groupes d’assistantes maternelles ou de professionnels de la petite enfance. C’est un outil utilisable pour différents niveaux de formation. Nous souhaitons également qu’il puisse être diffusé au-delà des pays francophones, le dessin pouvant être compris quelle que soit la langue des participants. Le livret d’accompagnement a d’ailleurs été traduit en anglais.
Ils sont très positifs. Les participants apprécient ce support. Ils disent que la série de dessins permet de partager leur compréhension des situations, leurs points de vue, leurs émotions. Ils expliquent que c’est vraiment un outil qui permet de lancer les échanges, de soutenir le cheminement de la pensée et, surtout, qui dédramatise les situations. C’est dû bien sûr à l’humour du dessinateur, qui, sans jamais nier la gravité des faits, met à distance les émotions et permet de faire un pas de côté. C’est un humour qui se moque des adultes mais avec légèreté, sans les mettre mal à l’aise, sans cynisme, ce qui permet de libérer la parole et de redonner confiance à chacun. C’est ce que nous voulions : proposer un outil de formation qui ne culpabilise pas ses utilisateurs, mais qui s’inscrive dans une optique positive en leur permettant de donner du sens à leur pratique éducative.
Le « dessin-langage » a été construit en exploitant une partie des questionnaires. Dans le cadre de la recherche-action, nous sommes en train d’explorer les autres éléments sur la compréhension des violences par les étudiants, ce qui va nous permettre aussi de réfléchir à l’évolution des formations. Les enquêtés lient en effet la survenue de ces phénomènes au manque de formation, à l’usure professionnelle, à l’absence de projet porteur pour l’équipe et à l’incapacité de ses membres à se décentrer d’une situation problématique, à la faible participation des enfants ou des parents à la vie de la structure, au manque d’espaces de réflexion comme l’analyse de la pratique.
Nous avons toujours eu à cœur, au sein de notre collectif qui se réunit autour de la diversité, de réfléchir à des outils pour les formateurs qui, à la fois, maillent la recherche et associent les étudiants et les professionnels à leur construction. Le savoir n’appartient pas qu’aux chercheurs. Il y a aussi un savoir d’action qui se construit sur le terrain. C’est cette articulation entre savoirs théoriques et savoirs d’action qui doit nourrir nos pratiques de formation.
→ Le projet du « dessin-langage » s’appuie sur la recherche-action sur les violences ordinaires en éducation lancée par six centres de formation – l’IFTS (Institut de formation en travail social) d’Echirolles, l’ITSRA (Institut de travail social de la région Auvergne) de Clermont-Ferrand, l’Ifrass (Institut de formation, recherche, sanitaire & social) de Toulouse, l’IRIS (Institut de ressources en intervention sociale) d’Asnières, l’ESSSE (Ecole santé social Sud-Est) de Lyon et le centre de formation Aftale (Alliance de travail dans la formation et l’action pour l’enfance) à Rabat. La recherche est toujours en cours et devrait donner lieu à une publication dans les mois à venir.
→ La construction du « dessin-langage » a été menée par l’ESSSE de Lyon, l’IFTS d’Echirolles et l’ITSRA de Clermont-Ferrand en 2014 et 2016. L’outil a été présenté en 2016 aux étudiants des trois centres de formation concernés et aux professionnels, lors de journées d’étude et de sessions de formation continue.
→ L’organisation non gouvernementale ISSA Under Peer Learning Activities (International Step by Step Association) a soutenu financièrement la conception des dessins, la traduction en anglais du livret d’accompagnement et l’impression(1).
(1) Soit un outil qui permette d’échanger à partir de dessins.
(1) Le livret et les dessins sont publiés sous le titre Relations éducatives conflictuelles, parlons-en ! aux éditions Chronique sociale – 30 €.