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« Territoires zéro chômage de longue durée » : un projet dans les starting-blocks

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Porté par ATD quart monde, le projet « territoires zéro chômage de longue durée » entre dans sa phase de mise en œuvre. A partir du mois de novembre, dix microterritoires vont tenter de démontrer qu’il est possible, sans surcoût pour la collectivité, de proposer aux personnes privées d’emploi un travail à durée indéterminée en finançant des activités utiles pour la société.

La statistique officielle peine à recouvrir la réalité de l’exclusion professionnelle dont est victime une part croissante de la population française : 720 000 chômeurs de longue durée en catégorie A, c’est-à-dire sans activité depuis plus de un an, mais toujours inscrits à Pôle emploi, avec parmi eux quelque 155 000 chômeurs de très longue durée (plus de deux ans d’inscription). Si on rajoute à ces chiffres les personnes qui survivent en allant de petits boulots précaires en coups de main non déclarés, celles qui sont radiées des listes ou qui ne s’inscrivent même plus à Pôle emploi, celles qui sont tombées dans le régime du RSA (revenu de solidarité active), près de trois millions d’individus seraient concernés.

C’est sur ce fond d’échec des politiques de lutte contre le chômage que va se mettre en place, à partir de novembre prochain, l’expérimentation « territoires zéro chômage de longue durée ». Initiée par le mouvement ATD quart monde, elle va permettre de tester, pendant cinq ans et sur dix territoires, l’embauche en contrat à durée indéterminée de demandeurs d’emploi de longue durée par des entreprises de l’économie sociale et solidaire, en redéployant les dépenses sociales existantes.

Ce dispositif repose sur une double conviction. D’une part, les chômeurs de longue durée possèdent des compétences et des savoir-faire couvrant une large palette de réponses. D’autre part, si les emplois manquent, ce n’est pas le cas du travail. « L’observation et l’expérience, explique ATD quart monde, montrent qu’il existe une multitude de besoins non satisfaits et de travaux utiles à la société qui, aujourd’hui, ne sont pas ou plus réalisés », simplement parce qu’ils sont « insuffisamment lucratifs sur le marché classique ». Réconcilier les compétences disponibles et les besoins non couverts supposerait alors de solvabiliser en partie les emplois correspondants. C’est l’idée d’ATD quart monde qui propose de se servir des dépenses et des manques à gagner que le chômage d’exclusion fait peser sur la collectivité nationale. En additionnant le versement des minima sociaux aux dépenses directes ou indirectes induites par la situation de chômage durable – la dégradation de l’état de santé de la personne et ses répercussions sur la sécurité sociale, la perte de rentrées fiscales pour l’Etat, la fragilisation de la cellule familiale et ses multiples retentissements sociaux, financiers, scolaires, voire judiciaires… –, ce prix se monterait à plus de 15 000 € par chômeur et par an, évalue ATD quart monde dans une étude réalisée en 2015 (voir page 31). « Il serait possible et suffisant de rediriger ce coût pour financer les emplois manquants en assurant de bonnes conditions de travail », assure le mouvement.

Changer de regard

L’hypothèse a été mise à l’épreuve à partir de 2014 sur cinq territoires (Deux-Sèvres, Meurthe-et-Moselle, Ille-et-Vilaine, Nièvre, Bouches-du-Rhône). « Les acteurs qui ont commencé à travailler dans cet esprit ont été stupéfaits par les résultats immédiats obtenus, assure Patrick Valentin, responsable du réseau « emploi-formation » d’ATD quart monde et responsable du projet « territoires zéro chômage de longue durée ». Alors qu’on désespère les gens à cause de la pénurie d’emploi, on a découvert qu’il suffisait d’adopter un autre regard pour voir du travail utile à la collectivité partout, et que, contrairement au discours ambiant, les chômeurs de longue durée étaient prêts à travailler. Ces constats ont profondément changé les mentalités. »

La première étape a consisté à se rendre au-devant des chômeurs. « Nous leur avons demandé quelles étaient leurs compétences, ce qu’ils voulaient faire ou ne pas faire, et en quoi ils pouvaient être utiles à la collectivité. Résidant dans les communes du territoire, ils savaient ce qui manquait », explique Marie-Laure Brunet, cheffe du projet « territoires zéro chômage de longue durée » sur la communauté de communes « Entre Nièvre et Forêts » (Nièvre), qui compte 220 chômeurs de longue durée pour 4 200 habitants. En compilant les attentes des partenaires du territoire, un inventaire des travaux utiles pour la collectivité et susceptibles d’être portés par une entreprise conventionnée pour cela a été réalisé. Il a montré qu’il y avait « plus de travail que de chômeurs et de compétences disponibles sur le territoire », assure la cheffe de projet.

Pour ATD quart monde, « cette pratique de cartographie systématique des ressources et des besoins est résolument nouvelle et est une pierre angulaire de l’expérimentation. Elle nécessite un travail de réseau impliquant tous les acteurs potentiellement clients de l’entreprise – particuliers, collectivités et services publics, entreprises et autres organismes privés – ou concernés par l’objectif de suppression du chômage de longue durée. Il s’agit en quelque sorte de susciter sur le territoire la mobilisation générale pour l’emploi. »

Si les emplois repérés sont souvent liés aux services à la personne, aux services aux entreprises et à l’entretien des jardins et des espaces verts, des activités plus ambitieuses peuvent émerger de ce recensement. C’est ainsi que, sur les 13 communes essentiellement forestières d’« Entre Nièvre et forêts », il est envisagé de développer une filière locale de production de bois-plaquette pour les chaudières et une activité de maraîchage bio à destination des habitants qui ne peuvent plus entretenir leur jardin. La future entreprise cultivera leur potager, leur assurera un panier par semaine et vendra les excédents pour son compte. Par ailleurs, une recyclerie alimentera la collectivité en mobilier urbain rénové et servira de support à une marque destinée à commercialiser les travaux de certains salariés (ferronniers d’art ou ébénistes d’art en difficulté d’emploi en raison de leur âge). « Ce sera aussi une activité de repli lorsque le temps rend impossible toute activité extérieure, avec derrière l’idée de former des gens très faiblement qualifiés », précise Marie-Laure Brunet.

Les premières projections économiques montrent que les entreprises pourraient s’auto-équilibrer. En partie solvabilisées par la redirection des fonds affectés au chômage, elles n’auraient plus qu’à couvrir le différentiel entre les financements reçus et les dépenses structurelles (salaires au SMIC et charges de l’entreprise) par la vente de leurs prestations. Avec de bonnes perspectives de succès, compte tenu de leurs tarifs subventionnés.

Un cadre légal

Une perspective suffisamment convaincante pour entraîner le vote unanime au Sénat et à l’Assemblée, en février dernier, de la propositions de loi d’« expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée »(1), inspirée par les propositions d’ATD quart monde, rejoint par un collectif comprenant le Secours catholique, Emmaüs, le « Pacte civique » et la FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale). Ce texte donne un cadre légal au dispositif devenu opérationnel avec le décret et l’arrêté des 27 et 29 juillet dernier qui encadrent l’expérimentation(2). Les dix microterritoires « périurbains et ruraux », qui ont jusqu’au 28 octobre prochain pour poser leur candidature, devraient être connus en novembre prochain.

Embauchés par des entreprises conventionnées, en contrat à durée indéterminée et payés au SMIC, les chômeurs de longue durée exerceront des activités non concurrentielles. Ils travailleront à temps choisi et conserveront la possibilité de suspendre leur contrat de travail pour accomplir une période d’essai dans une autre entreprise. Le financement de l’expérimentation est assuré par un fonds d’expérimentation territoriale. Seule différence avec la logique initiale du projet, l’argent viendra de dotations financières de l’Etat, de collectivités et d’organismes volontaires, et non de la redirection des coûts induits par la privation durable d’emploi.

« Calculer de façon théorique les économies réalisées par le retour à l’emploi, secteur par secteur, pour les réaffecter ensuite aux entreprises conventionnées, aurait été trop compliqué dans une période où chacun s’arqueboute sur ses budgets, explique Laurent Grandguillaume, député (PS) de la Côte-d’Or et rapporteur de la loi d’expérimentation à l’Assemblée nationale. C’est pourquoi nous avons inversé la logique. » Concrètement, une somme minimale de 17 000 € sera attribuée la première année pour chaque embauche (soit l’équivalent de 12 SMIC brut), qui pourra aller jusqu’à 22 000 € en cas de besoin d’amorçage plus fort. Les entreprises auront alors comme seul impératif de couvrir leurs frais de structure. A mesure qu’elles monteront en puissance, le financement public des emplois deviendra dégressif.

Les entreprises, qui doivent conclure une convention pour la durée de l’expérimentation, seront face à un redoutable challenge. « Comment organise-t-on cette activité nouvelle sans désorganiser le secteur actuel ? Il subsiste encore beaucoup de craintes que cette bonne idée puisse avoir des conséquences néfastes sur les entreprises existantes », reconnaît Didier Goubert, membre de l’équipe nationale « territoires zéro chômage de longue durée » à ATD quart monde.

Un modèle économique valide

Plusieurs scénarios sont envisagés en fonction du contexte. Soit un service mis en place par l’entreprise ne fait face à aucune concurrence locale, auquel cas il peut être proposé à l’ensemble des habitants au tarif subventionné. Soit le service existe déjà, mais à un coût qui le destine à une population aisée, et il peut être proposé « sous condition de ressources » à une population plus précaire. Enfin, dernière possibilité qui éloigne tout risque de concurrence déloyale : l’entreprise conventionnée adopte le statut juridique de groupement d’employeurs et met des personnels à disposition de ses adhérents, acteurs économiques du territoire ou services publics. Avantage de la méthode : l’entreprise conventionnée restant l’employeur du salarié détaché, chaque adhérent trouve la possibilité de répondre facilement et à faible coût à des besoins jusqu’alors non satisfaits, car trop éparpillés, trop ponctuels ou pas assez rentables.

« Le modèle économique est valide, assure Didier Goubert. En pratique, on rencontre deux types d’activités sur les territoires. Celles qui génèrent des recettes très faibles, comme l’accompagnement scolaire, mais qu’il est possible d’étendre à des foyers modestes grâce aux tarifs subventionnés. Celles, à l’inverse, qui ne sont pas du tout couvertes alors qu’elles possèdent un réel potentiel économique, notamment les activités touristiques et la valorisation des communes. »

Dans le territoire de Colombey et Sud Toulois (Meurthe-et-Moselle), l’un des cinq territoires pionniers, le dirigeant de la future entreprise vient d’être recruté. Une soixantaine de chômeurs participent à la réflexion sur une organisation susceptible d’intégrer régulièrement de nouveaux salariés. « On s’aperçoit que l’entreprise va être polymorphe jusque dans sa structuration juridique », souligne Marie-Pascale Paulin, cheffe de projet. Son socle sera constitué par un groupement d’employeurs territorial. Mais, outre la mise à disposition de salariés, l’entreprise pourra servir de pépinière pour des projets dont l’idée est portée par des chômeurs et développera également des filières d’activités en réponse aux besoins locaux. « Par exemple, les collectivités du territoire souhaiteraient introduire 40 % de produits locaux bio dans la restauration collective. Pour atteindre leurs objectifs, elles auront besoin de producteurs supplémentaires. L’entreprise conventionnée aura donc vocation à aller là où les productions manquent », illustre la cheffe de projet.

Alors que les premières embauches sont prévues pour la fin de l’année, la prudence est de rigueur. « Ce projet, au premier abord, peut entraîner l’adhésion par sa générosité. Il n’empêche, le changement de paradigme, qui consiste à partir des compétences des chômeurs, oblige à sortir de notre confort. Cela fait partie de l’expérimentation. » Cinq années ne seront pas de trop pour construire des méthodes de coopération avec les acteurs publics ou privés locaux, déployer des services et consolider l’ancrage de l’entreprise. « A chaque activité proposée, il va falloir vérifier si elle ne vient pas fragiliser le tissu économique existant. Cela suppose une régulation territoriale et, surtout, que les acteurs économiques ne se sentent pas menacés et comprennent que, au contraire, ils doivent s’impliquer à nos côtés », anticipe Marie-Pascale Paulin. Elle s’attend néanmoins « à devoir négocier durant toute la durée de l’expérimentation ».

Le cas particulier des territoires urbains

Par ailleurs, comment gérer l’entrée des territoires périurbains dans l’expérimentation ? La loi évoque des microterritoires bien délimités au sein desquels les besoins et les possibles effets de concurrence sont clairement identifiables. Si cette définition correspond en tout point au monde rural, qu’en est-il dans un univers urbain, plus dense, où le microterritoire en question est forcément plus réduit en surface et où les services préexistants sont plus nombreux ? Sur la soixantaine de nouveaux territoires qui, selon ATD quart monde, s’apprêtent à répondre à l’appel à candidatures, certains appartiennent à de grosses agglomérations. C’est le cas dans la métropole européenne de Lille (MEL), où les élus et les acteurs de trois quartiers en politique de la ville sont mobilisés depuis 2015. La solution qu’ils proposent se veut pragmatique. Plutôt qu’un seul microterritoire isolé au sein de la communauté urbaine, deux ou trois quartiers non contigus vont essayer d’articuler leurs efforts. « Ces territoires seront susceptibles de développer des échanges entre eux, tout en restant étanches à l’égard du reste de la MEL », explique Marc Godefroy, conseiller métropolitain délégué à l’économie sociale et solidaire. Un des enjeux consistera alors à vérifier si, par ce moyen, la définition des besoins à couvrir sera aussi diversifiée qu’en milieu rural.

Quelles que soient les inconnues qui entourent la réussite du projet « territoires zéro chômage de longue durée », son premier résultat sera de renverser une certaine conception du système de décision qui prévaut dans les collectivités territoriales, estime Marc Godefroy : « Il ne s’agit plus de décider d’en haut pour ceux qui sont en situation d’exclusion, mais d’accompagner un dispositif remontant, dans lequel les personnes concernées se mettent en mouvement, imaginent des activités utiles en partenariat avec les acteurs locaux, et organisent cela en système économique. C’est un nouveau rôle pour les élus. »

L’évaluation nationale, qui devrait être réalisée au début 2020 par un comité scientifique, déterminera si les conditions sont réunies pour une généralisation de l’expérimentation. Son rapport devrait analyser notamment l’évolution de la situation de l’emploi et de la qualité de vie dans les territoires participants ainsi que les conséquences financières pour les collectivités territoriales « par comparaison avec les coûts liés au chômage de longue durée ».

Une révolution dans la manière de traiter le chômage de longue durée ? L’avenir le dira. « Avec les nombreux territoires qui vont nous regarder, j’ai bon espoir que cette manière de penser se diffuse plus largement, souligne Patrick Valentin. Intégrer le coût de la privation d’emploi dans les analyses économiques permettrait de montrer que l’emploi conçu comme un droit, comme c’est prévu dans la Constitution[3], représente tout simplement une mesure élémentaire d’harmonie économique et sociale. »

Un dispositif à deux étages

L’animation du dispositif expérimental « territoires zéro chômage de longue durée » part du terrain. Chaque territoire participant installe, dans un premier temps, un comité local chargé du pilotage de l’expérimentation. Celui-ci regroupe l’ensemble des partenaires engagés dans le projet : représentants des pouvoirs publics et du service public de l’emploi local, chambre du commerce, syndicats d’employeurs et de salariés, représentants des entreprise conventionnées, de leurs salariés ou des chômeurs susceptibles de bénéficier d’un retour à l’emploi. Le rôle du comité local est de préciser les objectifs de l’expérimentation ainsi que les moyens qui lui seront nécessaires, puis d’élaborer un plan d’actions aboutissant à la création d’une ou plusieurs entreprise conventionnées ou au conventionnement d’entreprises existantes pour l’embauche des personnes. Dès la mise en place des entreprises conventionnées, il supervise leur performance et assure le suivi des salariés. Il dispose pour cela d’une direction opérationnelle chargée d’appliquer ses décisions.

Sur le plan national, un Fonds d’expérimentation territorial contre le chômage de longue durée est chargé de financer une fraction des salaires versés par les entreprises conventionnées. Il est alimenté par une contribution de l’Etat, des collectivités territoriales, et d’organismes publics ou privés volontaires susceptibles de tirer un bénéfice en recourant aux salariés des entreprises conventionnées. A cette fin, le fonds élabore un cahier des charges fixant les critères que doivent respecter les collectivités territoriales participantes. Il signe également des conventions avec les entreprises à but d’emploi, fixant notamment les conditions à respecter pour bénéficier du financement du fonds, les modalités d’accompagnement des salariés et les actions de formation envisagées.

Constitué en association et présidé par Louis Gallois, président de la FNARS(1), le Fonds d’expérimentation territorial contre le chômage de longue durée est dirigé par un conseil d’administration où siègent l’Etat, les régions, les départements, Pôle emploi, les principales instances nationales de la lutte contre l’exclusion, les syndicats salariés et patronaux, ainsi que des parlementaires, les représentants des différents comités locaux et trois personnalités qualifiées.

Notes

(1) Voir ASH n° 2949 du 26-02-16, p. 47.

(2) Voir ASH n° 2973 du 2-09-16, p. 41.

(3) « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », préambule de la Constitution de 1946, article 5, repris par ATD quart monde dans ses argumentaires.

(1) Accompagné par un vice-président, Michel de Virville.

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