« La médicalisation croissante des établissements, en réponse à des niveaux de dépendance plus élevés des résidents, constitue une inquiétude forte de la part des professionnels » soignants en établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), constate la DREES (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) en conclusion d’un dossier consacré à leurs conditions de travail(1). Et ce, notamment parce que ce mouvement « se heurte à leur identité professionnelle telle qu’ils aiment à la définir, [c’est-à-dire] faisant primer le “care”, l’accompagnement global, la relation humaine sur la technicité des soins ». Plus encore, « c’est une bataille qui semble s’engager entre l’EHPAD et l’hôpital, le médico-social et le sanitaire », avec le sentiment « que les évolutions en cours vont à rebours de ce que les soignants apprécient de leur métier et de ce qui leur permet de continuer à s’investir malgré des conditions de travail qu’ils estiment difficiles ».
Les personnes âgées dépendantes peuvent bénéficier de deux types de prise en charge : d’une part, le maintien à domicile avec une aide professionnelle et, d’autre part, l’accueil dans une maison de retraite médicalisée. « Ces structures, au nombre de 8 000 environ, accueillent en France 574 000 personnes à la fin 2011 », accompagnées par quelque 361 000 professionnels, rappelle la DREES. Quatre métiers « soignants » sont placés au cœur de l’étude(2) : les infirmiers diplômés d’Etat (IDE), les aides-soignants (AS), les aides médico-psychologiques (AMP) et les auxiliaires de vie sociale (AVS), auxquels s’ajoutent les agents de service hospitalier (ASH) faisant fonction d’aide-soignant. Mais tous ces professionnels font montre « d’une grande unité », note la DREES, dessinant « les contours d’une identité professionnelle forte, construite autour de métiers dont la pénibilité n’est pas dissimulée, mais est souvent dépassée par un engagement individuel et des gratifications multiples (issues de la relation privilégiée aux usagers, aux familles, aux collègues, à l’établissement) ».
C’est notamment en raison de l’évolution des profils des résidents ces dernières années, qu’ont changé les conditions de travail des soignants en EHPAD : la réponse des politiques publiques au vieillissement de la population s’est concentrée sur le maintien à domicile, entraînant une entrée en établissement plus tardive, avec un niveau de dépendance plus élevé. Il en résulte pour les professionnels « un alourdissement de leur charge de travail », aussi bien physique que mentale, ainsi que la nécessité de s’adapter à des publics spécifiques : personnes handicapées vieillissantes, personnes âgées atteintes de troubles psychiatriques ou encore présentant des conduites addictives. Ce, alors que « les professionnels mettent en avant le sentiment de ne pas disposer de la formation adéquate pour proposer un accompagnement adapté aux besoins de ces publics et garantir une intégration dans le collectif qui ne soit préjudiciable ni à la personne ni aux autres résidents ».
De même, la transformation de la « maison de retraite » en « EHPAD » constitue un « changement sémantique [qui] est notamment interprété par les professionnels comme le passage d’un lieu de vie à une institution sanitaire, voire hospitalière ». Non sans susciter « certaines réticences » car « l’hôpital, à l’inverse de l’établissement d’hébergement, est souvent perçu […] comme une “machine” inhumaine, impersonnelle, froide ». La revendication de distinguer les prises en charge médico-sociale et sanitaire s’illustre aussi « dans le relativement faible nombre de trajectoires de mobilité professionnelle entre EHPAD et hôpital », relève encore la DREES.
Par ailleurs, la médicalisation de l’accueil des personnes âgées « est allée de pair avec l’inscription d’objectifs en matière de qualification du personnel, […] garante de la qualité des soins apportés aux usagers fragiles ». Or, sur le terrain, « si le contenu des tâches de chacune des fonctions représentées en EHPAD est défini avec précision et fait l’objet d’une budgétisation propre, dans une majorité d’établissements des professionnels titulaires de diplômes différents se voient confier des tâches identiques, voire occupent des postes similaires ». La situation suscite des réactions contrastées, entre « critiques sous l’angle de la qualité du service rendu », le diplôme étant alors présenté comme une garantie de compétence, et « partage des tâches entre personnels, gage de solidarité et d’entraide ».
Autre conséquence des évolutions récentes du public accueilli et des modes d’organisation des établissements : « l’intensification des cadences ». Le travail dans l’urgence, ou la « pression de la pendule », est systématiquement mentionné par les soignants, selon la DREES, qui évoque aussi « les multiples interruptions qui jalonnent la journée de travail ». Celles-ci contribuent à « accroître la perception de cadences élevées » et la difficulté de maintenir le niveau de qualité du service, avec « un sentiment d’échec et d’impuissance » dont témoignent fréquemment les soignants. « La critique se reporte alors sur les “politiques” chargés de l’organisation et du financement du secteur médico-social », avec l’impression « d’être une variable d’ajustement sans valeur, des “pions” placés en première ligne ». Parmi les critères déterminants pour les conditions de travail mis en avant par les professionnels figurent les moyens financiers dont dispose l’établissement – qui conditionnent les dotations en personnel et par conséquent le taux d’encadrement et la charge de travail par individu –, l’impulsion « essentielle » donnée par la direction et l’encadrement, mais aussi et surtout, « la reconnaissance du travail réalisé, le soutien face aux difficultés ou aux critiques, l’association aux projets transversaux et la responsabilisation des équipes ». Autant d’éléments qui « contribuent à donner du sens à l’action quotidienne, à favoriser l’investissement dans la vie de l’établissement et à se projeter dans le futur ».
(1) « Des conditions de travail en EHPAD vécues comme difficiles par des personnels très engagés » – Les dossiers de la DREES n° 5 – Septembre 2016 – Disponible sur
(2) Ce dossier s’appuie sur les résultats d’une enquête qualitative menée, par le biais d’entretiens individuels et collectifs, auprès de 340 personnes (dont 90 % de femmes), travaillant dans 30 EHPAD aux statuts différents : EHPAD publics hospitaliers ou non, EHPAD privés à but lucratif ou non (associatifs ou mutualistes).