« Les discriminations freinent, voire bloquent l’insertion sur le marché du travail d’une partie de la population en âge de travailler, [en particulier les femmes] et sont économiquement pénalisantes. Leur élimination induirait, à terme, un gain substantiel » compris entre 80 milliards et 310 milliards d’euros. C’est ce qui ressort d’un rapport de France Stratégie, remis le 20 septembre à la ministre du Travail et de l’Emploi(1). Cette enquête, une première en France, tente de mesurer le coût économique des discriminations sur le marché du travail. Après avoir défini les discriminations et dressé un état des lieux non exhaustif des populations les plus touchées (les femmes, les descendants de parents originaires du continent africain, les natifs des départements d’outre-mer, les personnes vivant en zone urbaine sensible, les personnes handicapées…), elle a évalué le coût qu’induirait une réduction des écarts inexpliqués sur la performance des entreprises, sur le niveau du produit intérieur brut (PIB) et sur les finances publiques. « Les gains associés ne se manifesteront que dans la durée. Il ne s’agit pas ici d’années, mais de décennies », prévient France Stratégie.
L’organisme de réflexion et d’expertise placé auprès du Premier ministre observe quatre niveaux d’inégalités : trois concernent le marché du travail (accès à l’emploi, accès au travail à temps plein et niveau de salaire) et une l’éducation (proportion de bacheliers et de diplômés de l’enseignement supérieur). « Ces quatre types d’écarts sont autant de sources de gains pour l’économie si l’on parvient à les réduire », indique France Stratégie qui évalue ces gains en distinguant quatre scénarios :
→ le scénario 1 ne considère que l’effet positif à attendre d’un meilleur accès aux postes qualifiés, conduisant à une réduction des écarts de salaire entre catégories ;
→ le scénario 2 y ajoute l’effet d’un plus grand accès à l’emploi des catégories discriminées. Dans la mesure où « les écarts inexpliqués de niveau de salaire et de taux d’emploi entre catégories de population sont aujourd’hui pour l’essentiel imputables à des phénomènes discriminatoires, ces deux premiers scénarios sont sans doute ceux qui se rapprochent le plus d’une mesure des effets sur l’économie de la discrimination au sens strict du terme », relève le rapport ;
→ le scénario 3 ajoute à ces effets celui d’un accès à un poste à temps plein. « Il bénéficierait plus particulièrement aux femmes ainsi qu’aux hommes d’ascendance africaine, qui occupent aujourd’hui plus fréquemment des emplois à temps partiel », note-t-il ;
→ le scénario 4 ajoute l’effet lié à l’éducation. Il évalue le coût de l’inégalité des chances au sens le plus large, en analysant la réduction des écarts de réussite éducative, « susceptibles d’influencer durablement les trajectoires professionnelles des individus ».
Ces différents scénarios ont des effets sur les niveaux de salaire et d’emploi, estime France Stratégie. Dans les scénarios 1 et 2, parmi la moitié des individus en emploi qui voient leur salaire augmenter, 97 % sont des femmes, 88 % sont sans ascendance migratoire et 45 % ont entre 40 et 54 ans(2). Les gains salariaux individuels moyens sont rehaussés dans le scénario 3 du fait de la baisse de la part des emplois à temps partiel parmi certaines catégories de population. Ils augmentent encore d’un cran dans le scénario 4, car l’amélioration du niveau d’éducation de certaines catégories se traduit par un effet mécanique favorable sur le niveau moyen des rémunérations. Ce sont principalement les hommes qui profitent de cet effet, alors que les femmes bénéficient majoritairement des trois premiers scénarios, précise le rapport.
En termes de volumes d’emploi, le scénario 2 de réduction des écarts de taux d’emploi se traduit, selon l’organisme, par une augmentation de 3 % de la population en emploi, soit 608 000 postes supplémentaires. Ces effets concernent principalement les femmes sans ascendance migratoire (+ 440 000 emplois), mais aussi les descendants d’immigrés d’Afrique et du Maghreb, femmes et hommes confondus (+ 123 000 emplois). Le scénario 3, qui inclut également une réduction de la part des emplois à temps partiel, se traduit par une augmentation de la durée hebdomadaire du travail de 4,5 %. « Pour donner un ordre de grandeur plus parlant, l’impact sur le volume de travail de cette augmentation de la durée hebdomadaire équivaut à près de 974 000 emplois temps plein », illustre France Stratégie. Cette hausse bénéficie « quasi exclusivement » aux femmes, indique l’organisme.
Par ailleurs, l’impact sur l’économie des différents scénarios représenterait une hausse du PIB comprise entre 3,6 % pour le premier scénario et 14,1 % pour le dernier. Ce sont les femmes qui contribuent le plus à cette augmentation, note le rapport. Dans le scénario 3 par exemple, sur 100 € de PIB supplémentaire, les femmes y participent pour 98 €. En outre, l’augmentation du PIB a des conséquences sur les finances publiques. En effet, les dépenses engendrées par le non-emploi et le sous-emploi (indemnisation du chômage) diminueraient et les recettes assises sur les richesses créées (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, taxe sur la valeur ajoutée…) et sur les facteurs de production (cotisations de sécurité sociale) augmenteraient, explique le rapport. L’effet de redressement sur les finances publiques serait de 1,3 point de PIB dans le scénario 1 (soit 28 milliards d’euros) et de 5,1 points dans le scénario 4 (soit 110 milliards d’euros).
C’est un « panorama particulièrement inquiétant » des discriminations à l’embauche liées à l’origine, en particulier à l’encontre des personnes vues comme arabes et musulmanes, que dresse le défenseur des droits dans une étude publiée le 19 septembre qui présente les résultats d’un appel à témoignages mené au printemps dernier sur les discriminations liées à l’origine dans l’accès à l’emploi. Triste constat : parmi les 758 témoignages recueillis, 60 % des personnes déclarent avoir été « souvent » ou « très souvent » victimes de discrimination à l’embauche du fait de leurs origines. Les situations décrites rendent compte de discriminations multiples liées à des caractéristiques pouvant signaler une origine étrangère (nom, couleur de peau, religion) et qui souvent se cumulent. Selon Jacques Toubon, « les personnes qui sont vues comme arabes apparaissent surstigmatisées du fait de la consonance de leur nom et de leurs supposées convictions religieuses ». Face aux « discriminations à répétition […], les personnes d’origine étrangère tentent de trouver des solutions pour adapter leur projet professionnel et trouver, malgré tout, à s’insérer dans le marché du travail, en acceptant des emplois moins qualifiés, moins payés, plus précaires », ou en partant à l’étranger. Pour le défenseur des droits, ces réactions illustrent une « perte de confiance à l’égard des institutions de la République et en la capacité des politiques publiques à lutter contre cette situation ». Il y a donc « urgence à mener des politiques publiques fortes pour lutter contre ces discriminations », alerte Jacques Toubon.
(1) Rapport disponible sur
(2) Dans le scénario 2, qui inclut une réduction des écarts de taux d’emploi, les gains salariaux individuels moyens par catégorie sont les mêmes que dans le premier scénario, mais concernent plus de personnes puisque le taux d’emploi des catégories aujourd’hui discriminées augmenterait.