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« Les cadres du social : des dominants dominés ? »

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Plusieurs auteurs défendent l’idée que les cadres seraient eux-mêmes pris dans un système de servitude volontaire à l’égard de leur organisation, s’investissant sans compter au nom de la performance et du respect des normes. Ce discours mérite toutefois d’être nuancé, parce qu’il nie la part subjective de tout acteur, analyse Dominique Denimal, assistant de service social, sociologue de formation, lui-même titulaire du Caferuis(1).

« Ce titre aux accents d’oxymore est inspiré de la lecture de deux livres : Des dominants très dominés de Gaëtan Flocco(2) et La performance : une nouvelle idéologie ?, dirigé par Benoît Heilbrunn(3).

Ces différents auteurs proposent des éléments d’analyse principalement issus de l’entreprise marchande, mais qui se révèlent avoir une certaine pertinence dans le secteur du travail social.

On apprend ainsi que le construit social de la catégorie des cadres est une particularité des pays du sud de l’Europe qui n’aurait pas d’équivalent dans d’autres parties du monde. En France, cette singularité hiérarchique, qui existe “parce qu’elle fait l’objet d’une action délibérée de dénomination”, est issue de la culture militaire des officiers et sous-officiers du XVIIIe siècle. Les cadres-managers modernes empruntent donc aux traditions historiques de la direction des troupes… Dans notre secteur du travail social, comme dans d’autres, on notera que, de ces origines martiales, la culture des cadres a conservé une propension (parfois désuète, parfois incongrue) à la distinction par l’uniformité vestimentaire où le costume-cravate le dispute au tailleur-chemisier. Quelquefois, s’y ajoutent de subtiles décorations portées à la boutonnière (honneur des services judiciaires, palmes académiques ou autres légions d’honneur pour les plus élevés dans le répertoire de l’excellence de la méritocratie républicaine).

On découvre aussi que l’accès au statut de cadre, est porté par plusieurs ressorts sociologiques ou biographiques. Lors de la phase de socialisation primaire, les habitus familiaux ou sociaux préparent l’individu à l’éthique de l’effort par le travail, à l’excellence sociale ou à la distinction par l’exercice de fonctions considérées comme socialement supérieures ou dominantes (fonctions de direction, de responsabilités de diverses natures : politiques, d’engagement militant, etc.). C’est donc souvent dans les ethos familiaux qu’il faut chercher les motivations intrinsèques des cadres. “Les profits symboliques associés à l’activité sont d’abord le produit d’une histoire sociale” (Flocco). Plus tard, ce sera la phase des études ou de la formation dans des cursus professionnels qui renforcera et caractérisera ces dispositions premières : écoles d’ingénieurs, formation de cadres, grandes écoles, etc., Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale), Caferuis (certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale) dans notre secteur. Ce renforcement des habitus familiaux produit des effets d’acculturation portés par le sens de l’engagement, de l’effort, de la remise de soi à l’entreprise, de la recherche de reconnaissance sociale par un travail et un salaire supérieurs.

Emprise symbolique

Plus loin encore dans le parcours biographique, une certaine doxa managériale partagée par beaucoup prône le renoncement aux équilibres entre vie privée et vie professionnelle, et conduit à la neutralisation ou à l’atténuation de la posture critique vis-à-vis de situations de domination subies. Les auteurs soulignent également la passion pour le travail, vecteur d’un accomplissement social qui atténue les effets du déséquilibre des contributions-rétributions par un processus d’intériorisation des contraintes. Ainsi, un cadre du social loyal à cette matrice symbolique est censé ne plus compter son temps de travail, ne plus cloisonner temps de travail et temps privé. Il doit s’acquitter de la tâche qui lui est assignée, des objectifs qui lui sont fixés par sa hiérarchie, en abandonnant souvent toute velléité de revendication de bien-être au travail. Toute tendance à la retenue ou au freinage serait alors interprétée comme le signe d’un désengagement, d’une démotivation, voire d’une entorse à l’éthique managériale. Qui plus est, dans notre secteur, le poids historique du dévouement, du don de soi philanthropique, de la perte de soi issue de la bienfaisance, augmente ces effets de servitude volontaire intériorisée. D’autres études soulignent l’asservissement par l’autonomie subrepticement contrôlée et orientée vers les intérêts de l’organisation. Plus qu’une hiérarchie qui s’imposerait de l’extérieur, on est souvent dans des situations où le sujet lui-même s’inflige la contrainte, sous couvert de performance, de “challenge”, de défi à relever, qui s’inspirent des cultures de l’excellence sportive.

“Le pouvoir n’a plus besoin d’être incarné par la hiérarchie, ni même d’être concentré dans les mains d’une élite dominante. Il devient diffus, omniprésent, éclaté et insaisissable lorsqu’il est relayé par des systèmes techniques et informatiques” (Flocco). Comme tout un chacun, mais c’est particulièrement vrai pour les cadres, les technologies de l’information et de la communication (TIC) imposent une joignabilité et une disponibilité permanentes incontournables et qui sont partie intégrante du contrat moral d’un cadre. Cela conduit souvent à l’acceptation facile de surcharge de travail, de pression temporelle ; domination typique de la condition salariale du cadre. S’ajoutent à ces paramètres individuels des courants sociétaux déclinés par les politiques sociales qui fixent des impératifs de convergences tarifaires, de CPOM [contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens], de normes ISO, des indicateurs de performance ou autres mutualisations, qui constituent le lexique d’une gestion budgétaire ou des ressources humaines présentée comme moderniste et facteur de progrès. Vouloir s’y soustraire ou tenter d’y apporter des analyses divergentes étant qualifié de “résistance au changement” ou d’obscurantisme gestionnaire. On perçoit ainsi que, par un effet de subtil paradoxe, l’autonomie de penser et d’agir du cadre, dans le secteur social comme ailleurs, devient le fondement d’une exploitation intériorisée. Pour Nicole Aubert, “l’objet est intérieur : c’est soi-même que l’on porte à l’incandescence dans une tentative de dépassement de soi toujours plus poussée”(4).

“Les discours managériaux ont flatté ces dispositions à la réalisation de soi par le travail et la prise de responsabilité où les considérations éthiques voire morales s’imposent à l’individu. […] Les dominants organisent eux-mêmes leur domination et leur sujétion. Il n’y a pas, dans ce système, de maîtres ni d’esclaves, ce sont les normes qui dominent. On peut toutefois dire que le vrai pouvoir, à l’intérieur de l’organisation, est détenu par ceux qui conçoivent les normes” (Heilbrunn). Pour le cadre, le libre consentement explique, en partie, les logiques de servitude volontaire et non discutée, qui procèdent elles-mêmes de culture d’appartenance et de distinction qui signent les effets d’une métamorphose identitaire. De manière plus particulière, la posture des cadres intermédiaires s’explique, d’une part, par la place médiane qu’ils occupent entre leur propre hiérarchie et les subordonnés qu’ils encadrent et dont ils sont chargés de mobiliser le travail et la motivation. Mais aussi, d’autre part, par le fait que le cadre “se trouve […] surexposé et fragilisé parce qu’il n’est plus supporté par des systèmes de régulations collectives”(5).

Plutôt que de servitude volontaire certains analystes parlent d’“imaginaire organisationnel leurrant qui suscite l’adhésion par un ensemble de promesses, de préceptes, de valeurs, de présupposés, de croyances et d’illusions” (Flocco). Cet imaginaire organisationnel fait système et s’empare du salarié-cadre dans tous les aspects de sa personne, et parfois sous une forme de quasi-dévotion à l’organisation dont il est membre-pivot.

Alors les cadres du social : des dominants dominés ? Ce serait une évidente faiblesse épistémologique de prétendre répondre à cette question, même avec l’appareillage analytique proposé par les deux ouvrages sus-cités.

Irréductible part subjective

Les cadres, comme tout un chacun, ont un rapport de subjectivité à leur emploi et à leur situation professionnelle et c’est bien chacun d’entre eux qui donne du sens à sa situation. C’est au final le rapport de l’individu à son travail, dans une logique interactionnelle ou relationnelle, qui lui fait dire ou éprouver qu’il est ou non en situation de domination. Cela ne peut être, me semble-t-il, une caractérisation exogène imposée de l’extérieur. La question reste donc ouverte et la réponse individuelle. Vouloir rendre raison de cette question à partir du schème binaire dominant-dominé serait prendre le risque d’une essentialisation des personnes que cela concerne. Les individus sont toujours pris dans des faisceaux de contraintes intérieures (parfois inconscientes) et extérieures (parfois inévitables) qui participent à la définition de soi-même. La part subjective reste irréductible et c’est donc bien chaque acteur – dans son autonomie à se définir – qui détermine s’il est ou non en situation de dominé. Demeure cependant comme point crucial, pour chaque professionnel en responsabilité, la faculté de choisir et d’envisager, si besoin, de mettre fin à une fonction, quand un contexte de travail est jugé aliénant ou dominant en se réappropriant son destin professionnel. Certains y réussissent, d’autres à l’inverse semblent continuer à subir…

Dominé ou pas, le sujet doit pouvoir “préserver la capacité de s’émanciper des normes collectives et de s’inventer”(6). »

Contact : dominique.denimal@aliceadsl.fr

Notes

(1) Et auteur de l’ouvrage Le paradigme du don dans l’espace social d’Emmaüs – Ed. Connaissances et Savoirs, 2016.

(2) Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude – Ed. Raisons d’agir, 2015.

(3) Ed. La Découverte, 2004.

(4) Op. cit.

(5) La fatigue des élites : le capitalisme et ses cadres – François Dupuy – Ed. Le Seuil, 2005.

(6) Pierre Bourdieu, l’insoumission en héritage – Sous la direction d’Edouard Louis – Ed. PUF, 2013.

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