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Travail sous haute tension

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La violence est-elle intrinsèque au travail social ? Des crachats aux coups portés, elle surgit régulièrement dans les ESMS, et souvent à l’encontre des professionnels. Avertissements, confrontations, méthodes de désamorçage, analyse… Différentes solutions sont mises en place par les managers.

Inspirée des écrits du philosophe Yves Michaud, une note de la PJJ (voir lexique page 32) du 24 décembre dernier rappelle qu’« il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, en une fois ou progressivement, en portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles ». Selon cette définition, les situations de violences sont courantes dans les dispositifs qui accueillent de jeunes délinquants – CER, CEF et EPE ainsi qu’en milieu ouvert.

De nombreux champs du social concernés

D’après Catherine Sultan, qui dirige la PJJ, de multiples paramètres sont susceptibles de concourir à l’émergence de situations de violence. Ce qu’elle précisait dans une note de janvier dernier relative à la prévention et à la gestion des violences : « Certains facteurs tiennent aux caractéristiques mêmes du public concerné, mais d’autres sont d’ordre plus institutionnels : difficulté d’articulation entre projet individualisé et prise en charge collective, discontinuité des parcours éducatifs, défaut d’organisation institutionnelle de l’établissement ou du service, fragilité des partenariats et de la continuité des prises en charge et des parcours de vie. On peut même envisager que le renouvellement trop fréquent de l’équipe d’encadrement, un audit, une succession d’incidents, l’augmentation ou le renouvellement rapide du collectif… engendrent tensions et conflits. »

Autant d’éléments qui induisent que cette violence peut se retrouver aussi dans d’autres secteurs de l’action sociale – en CHRS, en CHU, en ITEP, en MECS, en CADA et même en EHPAD –, où les personnes accueillies peuvent également se retourner d’une façon ou d’une autre vers le personnel avec agressivité, voire avec violence, de façon volontaire ou non.

Les exemples ne manquent pas. Récemment, dans un des établissements de La Sauvegarde de la côte Basque, un jeune avec une pathologie mentale a menacé une éducatrice avec un couteau ; à la résidence Olive et Germain Barquehais de Bormes-les-Mimosas (Var), les personnes âgées atteintes de troubles cognitifs expriment régulièrement leurs angoisses par des gestes violents ; à l’ITEP Les Rochers de Chateaubourg (Ille-et-Vilaine), deux éducateurs du Sessad ont été attaqués par des jeunes lors d’une visite. Quant à Noël Le Mestre, quand il dirigeait un SSR addictologie, il lui est arrivé de se retrouver isolé face à un patient en état d’ébriété qui le menaçait.

L’expression d’un besoin de reconnaissance

Directeur de plusieurs établissements de l’Armée du Salut (un CHU et une structure hivernale d’accueil pour femmes isolées à Paris, un CADA en Essonne), Emmanuel Ollivier décrypte : « Il faut partir du principe que la violence fait partie du travail social. Il est normal que des personnes accueillies viennent bousculer nos normes, nos règlements. La violence est aussi un moyen d’exister pour nos publics. » Dès lors, comment protéger les équipes ?

La première nécessité, disent les directeurs, est d’éviter que les situations s’enveniment. Mais attention, écrivait Philippe Lebailly dans La violence des jeunes. Comprendre et prévenir (éd. ASH, 2001) : « Refuser le conflit, c’est oublier que toute situation ou sentiment d’oppression, d’injustice a besoin d’être exprimée, comprise, confrontée ; qu’elle appelle ensuite à un accord visant à trouver une solution de compromis. » Responsable des activités de jour à La Sauvegarde de la côte Basque, Martial Chenut développe : « Nous accueillons des jeunes qui ne vivent pas leur placement positivement et fantasment que, s’ils font assez de bêtises, ils pourront retourner chez leurs parents. On ne peut donc pas se contenter de réprimer. Il faut décaler la question, en réunissant la famille et le jeune, par exemple, mais aussi en lui réexpliquant l’intérêt de la mesure de placement et en donnant un sens à cet accompagnement. En tout état de cause, pour éviter les débordements au quotidien, il me semble surtout nécessaire de ne pas laisser les résidents dans l’inactivité. La nature a horreur du vide… » Emmanuel Ollivier insiste : « Le problème, c’est que l’on est face à des typologies de personnes qui, au travers de la sanction, se sentent reconnues individuellement. Quand on passe à l’acte, on a des entretiens avec les travailleurs sociaux, voire avec la direction, et c’est une forme de reconnaissance. Il faut donc travailler sur cette reconnaissance avant le passage à l’acte. » Directeur de l’association ArRoc’h, qui regroupe plusieurs dispositifs ITEP, Lionel Deniau ajoute : « Les jeunes qui nous sont envoyés sont habitués à manifester bruyamment et agressivement leurs difficultés psychologiques. Mais à partir du moment où ils intègrent nos établissements et que l’on prend en considération leurs difficultés, que l’on est attentifs à leurs besoins et à leur souffrance, la violence peut déjà s’apaiser. »

Aujourd’hui directeur d’une MECS et d’un SSR, en Lozère, au sein de l’association Les Amis de la Providence, Noël Le Mestre a eu à gérer de nombreuses menaces au cours de sa carrière – « soit de jeunes agressifs que j’ai parfois dû contenir physiquement, soit de parents violents, soit de maris menaçants, soit de patients ». Il poursuit : « Au-delà de mon métier d’éducateur spécialisé puis de directeur d’établissement, un parcours de psychanalyse m’a permis de travailler la relation aux autres. Quant à la pratique d’arts martiaux (karaté et aïkido) pendant de nombreuses années, elle m’a aidé à réduire ma peur à l’égard de la violence et de la douleur. Dans nos métiers, il est nécessaire d’avoir une sécurité psychique intérieure complétée par une capacité à affronter la violence si nécessaire, mais il faut surtout apprendre à se décentrer des conflits et de la violence. » Dans le secteur social et médico-social se sont développés des outils comme la psychoboxe – une sorte de psychanalyse dans laquelle le divan est remplacé par un ring – ou la méthode Gesivi, qui a pour objectif de désamorcer une situation en amont grâce à une panoplie de gestes et de postures simples(1).

Que faire après le passage a l’acte ?

Malgré ces précautions, les passages à l’acte restent fréquents et il faut savoir réagir une fois les coups portés. A la direction interrégionale PJJ Grand Nord, Dominique Destaerke, directrice des ressources humaines, a présenté en avril dernier un « Guide pour la gestion des situations de violence à l’égard des personnels », sorte de vade-mecum destiné aux directeurs et regroupant l’ensemble des consignes à mettre en œuvre. « L’idée a commencé à germer en 2013, relate la professionnelle, alors qu’on recensait une soixantaine d’agressions par an pour 1 100 personnes travaillant en lien avec les jeunes (dont 600 travailleurs sociaux). » La première règle, rappelle le document, est d’apporter un soutien à l’agent victime. « Il s’agit, au moment des faits, de s’assurer qu’il soit secouru, écouté, et qu’il bénéficie des soins d’urgence, que sa famille soit informée s’il le souhaite, etc. Dans les heures qui suivent, il convient de lui proposer un soutien psychologique, d’engager la mise en œuvre de ses droits et de permettre l’expression de témoignages de soutien de la part des collègues. » Le guide préconise de gérer ensuite les effets de l’agression sur les autres résidents pris en charge – éviter l’escalade et amener le groupe à mesurer la gravité de la situation. Enfin, dans un délai court après les événements, la PJJ recommande la mise en place d’un « débriefing technique » afin de faire tomber la tension émotionnelle ressentie par l’ensemble des acteurs. « C’est une démarche de bienveillance dont la responsabilité incombe au directeur de service ou, par délégation, au responsable d’unité éducative, explique Dominique Destaerke. Espace de recueil de tous les points de vue, le débriefing est un retour sur l’expérience vécue qui invite à l’échange. Il s’agit de comprendre ce qui s’est passé en acceptant la subjectivité de la personne impliquée selon une méthodologie qui l’amène à déconstruire et à analyser le contexte d’une situation pour en dégager du sens. On parle aussi de “debriefing de désamorçage” ou de “fusing”. »

A l’EHPAD de Bormes-les-Mimosas, où l’agressivité des résidents se manifeste d’une manière totalement différente, on a mis en place un dispositif similaire : « Le salarié peut remplir une fiche d’“événement indésirable” dans laquelle il relate la situation, comment il a réagi et ce qu’il a ressenti, détaille Corine Rubia, la directrice de l’établissement. Le médecin coordinateur, la psychologue et moi-même l’étudions et donnons une réponse au salarié. » « L’établissement n’est pas une zone de non-droit, insiste quant à lui Martial Chenut, qui a dirigé un CER. Nous n’hésitons pas à déposer une plainte si un éducateur est agressé. Si on laisse l’agression sans réponse, l’atmosphère risque de se dégrader, car la réputation d’un établissement se répand vite et les jeunes qui y sont admis savent dès leur arrivée jusqu’où ils peuvent aller. »

« Certes, nous accueillons des enfants avec des troubles importants, enchaîne Damien Tellier, directeur du dispositif ITEP Les Rochers de Chateaubourg, mais notre engagement est de protéger tout le monde, adultes compris. Avant de nous tourner vers les autorités, nous considérons, quand cela est possible, ce qui s’est passé au travers d’instances disciplinaires solennelles qui vont permettre aussi bien à l’enfant qu’aux professionnels de réparer ce qui s’est passé. » Concrètement, aux Rochers, à la première altercation, l’enfant reçoit un simple avertissement lors d’une confrontation face aux trois représentants du « trépied » – l’éducatif, le thérapeutique et le pédagogique. « On considère l’acte comme grave et on l’avertit qu’il s’expose à une sanction beaucoup plus lourde s’il recommence », détaille le manager. Si cette assemblée ne suffit pas à apaiser la situation, le conseil de comportement de l’ITEP prend le relais. Il réunit le directeur de l’établissement, les représentants du trépied et deux membres du personnel de l’association tirés au sort. L’enfant, averti de la date de son « conseil », vient accompagné de son éducateur mais peut aussi choisir un défenseur, soit un enfant, soit un autre adulte en qui il a confiance. « L’instance va essayer de construire une réponse décalée, précise Damien Tellier. Par exemple, un de nos jeunes a retourné sa classe et a lancé une chaise sur son enseignante. Il a avant tout à présenter des excuses à cette personne. Mais cela ne suffit pas pour un acte aussi grave. Il doit aussi réparer son acte auprès de l’institution, car il a enfreint les règles institutionnelles. On lui a proposé de faire des petits travaux d’embellissement de l’établissement, mais aussi de partager un bon moment avec l’enseignante qu’il a heurtée. C’est quelque chose qui l’a effrayé ! Quand ils sont rentrés du pique-nique que l’enfant avait dû organiser, il s’était apaisé avec lui-même tandis que la professionnelle était surprise d’avoir passé un moment agréable ! Cette méthode peut paraître saugrenue, mais pour ces enfants habitués à recevoir des sanctions vécues comme dégradantes, c’est un moyen de bousculer les habitudes et cela se montre concluant. »

Des séances d’analyse de pratiques

A plus long terme, pour traiter des phénomènes de violences, la plupart des établissements mettent en place des séances de supervision. « Une fois par mois, un psychanalyste sans relation hiérarchique intervient afin de permettre aux membres de l’équipe de travailler sur les interrelations, de se décentrer et d’analyser les circonstances et événements qui ont amené aux différentes situations », décrit Noël Le Mestre.

Au CHU La Mouzaïa, Emmanuel Ollivier a invité un sociologue puis un psychanalyste à participer aux séances d’analyse de pratiques pour parler de la violence. « Cette question ne peut pas être travaillée indépendamment de la citoyenneté. Cela nous a amenés par la suite à travailler, dans le cadre du groupe éthique de l’Armée du Salut, sur la question de la violence. Le sociologue Patrick Bruneteaux a fait réfléchir les managers à la question des rapports dominant/dominé, et donc du paradoxe travailleur social/personne accueillie », détaille le directeur.

Damien Tellier, qui fait venir depuis trois ans le philosophe Eric Fiat à l’ITEP Les Rochers, renchérit : « Plutôt que des cours de self-défense, nous prônons la self-défense intellectuelle. »

« Rendre l’institution moins angoissante »

Le psychanalyste Wilfried Gontran anime la formation « Agressivité et violence des adolescents : quelles réponses ? » auprès des professionnels intervenant en établissements spécialisés. « C’est une thématique de formation qui se développe de plus en plus, même si je la propose depuis quinze ans. Elle est davantage demandée car les phénomènes de violence s’accentuent, non seulement parce que les jeunes ont des profils psychiques de plus en plus difficiles, mais surtout parce que les institutions sont de moins en moins rassurantes, voire de plus en plus angoissantes. En effet, on est rentré dans un système où les normes, les démarches qualité prennent le dessus sur la pratique clinique et la créativité des professionnels, leur esprit d’initiative. Les travailleurs sociaux et les cadres qui sont face à des phénomènes d’agressivité sont parasités par des systèmes normatifs qu’ils doivent appliquer à la lettre : cela crée une angoisse chez eux, laquelle va susciter aussi de l’angoisse chez les jeunes et mener à la violence. C’est donc à l’institution de se soigner ! J’ajouterai que vouloir éradiquer la violence est impossible et même dangereux, car la violence fait partie de l’humain. »

Lexique

• CADA. Centre d’accueil pour demandeurs d’asile.

• CEF. Centre éducatif fermé.

• CER. Centre éducatif renforcé.

• CHRS. Centre d’hébergement et de réinsertion sociale.

• CHU. Centre d’hébergement d’urgence.

• EHPAD. Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

• EPE. Etablissement de placement éducatif.

• ESMS. Etablissement et service social et médico-social.

• Gesivi. Gestion des situations de violence.

• ITEP. Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique.

• MECS. Maison d’enfants à caractère social.

• PJJ. Protection judiciaire de la jeunesse.

• Sessad. Service d’éducation spéciale et de soins à domicile.

• SSR. Soins de suite et de réadaptation.

Notes

(1) Voir ASH n° 2895 du 30-01-16, p. 26.

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