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Daniel Marcelli : « Lorsque aucune reconnaissance n’existe, l’adolescent va vers la destruction »

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« J’ai la rage… » Dans la bouche des adolescents, l’expression est devenue courante. Pour le pédopsychiatre Daniel Marcelli, elle est le signe d’un changement de fond de notre société, passée de l’ère du sujet à celle de l’individu. Avoir la rage, explique-t-il dans un ouvrage qui vient de paraître, exprimerait ainsi un besoin exacerbé de reconnaissance. Avec tous les risques de dérives que l’on imagine.
Comment se traduit, chez les jeunes, le fait d’« avoir la rage » ?

La rage est un état émotionnel primaire. Sur le plan clinique, cela se manifeste par une tension interne qui peut déboucher sur l’envie de mordre ou de tout casser. Parfois, cela passe par des manifestations somatiques, avec de l’agitation motrice, des gesticulations. Le maximum de la rage, c’est ce que l’on appelle l’état de « grande fureur ». Le DSM(1), qui recense toutes les affections de type psychiatrique, mentionne ainsi les explosions de colère. Ce qui caractérise cette rage, c’est qu’elle n’est pas nécessairement dirigée contre quelque chose. C’est comme un volcan qui explose parce qu’il y a trop de tensions.

Existe-t-il un profil type du jeune qui « a la rage » ?

La rage est devenue en réalité un mode d’expression assez fréquent à certaines époques de la vie. Auparavant, elle était davantage canalisée, voire interdite. Maintenant, elle se manifeste plus facilement. Jadis, ceux qui avaient des crises de rage étaient inscrits dans des pathologies bien repérées, comme les troubles graves du comportement. Aujourd’hui, beaucoup de gens peuvent avoir des crises de rage sans fonctionnement pathologique. Tout un chacun peut connaître ce genre de crise.

Qu’est-ce qui provoque ce sentiment ?

Il se manifeste dans des conditions existentielles particulières. Soit un sentiment de solitude, à la fois physique et morale, quand on pense ne pas être compris par les autres. Soit un sentiment d’impuissance, avec l’impression que l’on ne parvient pas à peser sur la marche du monde, que l’on est incapable de faire quoi que ce soit. C’est différent de la frustration, qui est plus subtile. Etre frustré, c’est désirer quelque chose que je ne peux pas avoir immédiatement, mais avec l’idée que si j’attends et que je me comporte bien, je pourrai réaliser mon désir plus tard. La rage, c’est avoir ce que je veux tout de suite, et si ça n’est pas possible, je casse tout. C’est une tension de frustration non gérable.

Autrefois, les adolescents se révoltaient. Aujourd’hui, ils ont la rage. Pourquoi cette évolution ?

La rage est un état de tension qui correspond à l’avènement de l’individu. En effet, nous sommes passés de l’ère du sujet à celle de l’individu. Autrefois, la personne était davantage assujettie à une autorité. Mais l’époque contemporaine a été marquée par une forme de révolte contre cette soumission. Ce qui fait que, aujourd’hui, nous vivons dans un monde où les personnes, libérées des soumissions en tant que sujets, deviennent des individus. Or la logique du sujet est celle du surmoi, du refoulement et de la frustration avec une forme d’obéissance et de soumission. La logique de l’individu est tout à fait différente. L’individu clame son besoin d’individualité et son rejet de l’autorité mais, en même temps, il a besoin d’être reconnu par les autres, ce qui est d’ailleurs la marque de notre condition humaine. L’individu est donc dans une logique de revendication et bascule dans la rage quand il n’obtient pas ce qu’il réclame. C’est la raison pour laquelle de nombreux adolescents disent qu’ils ont la rage parce qu’ils n’obtiennent pas la reconnaissance qu’ils attendent.

Les problèmes sociaux et économiques peuvent-ils être des éléments déclencheurs ?

Evidemment, et cela renvoie à cette question de la reconnaissance. Il y a d’abord la reconnaissance individuelle : « Je me reconnais moi-même. » C’est ce que certains appellent l’estime de soi et qui trouve ses racines dans l’éducation, avec la reconnaissance de l’enfant par les parents. Il y a ensuite la reconnaissance familiale, lorsque l’adolescent a le sentiment d’appartenir à une famille qui a une véritable place. Enfin, il existe la reconnaissance sociale, qui est le sentiment d’être reconnu globalement par les autres et qui se traduit, à l’adolescence, par les phénomènes de groupes, de bandes, de pairs. Dans la plupart des cas, ces formes de reconnaissance existent, au moins partiellement, et la rage se transforme en ce que j’appelle la créativité adolescente. Mais lorsque cette reconnaissance n’existe dans aucun des trois domaines, l’adolescent va vers la destruction. Car la rage peut être positive comme négative. Il y a aussi des bonnes rages. La plupart des sportifs de haut niveau expliquent qu’ils ont une forme de rage de vaincre. L’objectif est que chacun trouve les moyens de sa propre créativité pour l’utiliser positivement.

Les parents ont-ils une part de responsabilité ?

Les conflits aigus entre parents et adolescents, tels que je pouvais les observer lorsque j’étais jeune pédopsychiatre dans les années 1970, ont beaucoup évolué. Si l’on met de côté les pathologies mentales gravissimes, comme les débuts de schizophrénie, beaucoup de troubles de l’adolescence relevaient alors de conflits avec les parents sur la longueur des cheveux, la manière de s’habiller, les heures de sortie… Ces conflits frontaux ont globalement disparu, et on a vu apparaître dans la clinique des parents surtout soucieux de comprendre leur adolescent tout en évitant les conflits. Il faut dire qu’on leur a tellement répété qu’affronter directement l’adolescent ne pouvait faire que monter la tension qu’ils ont bien souvent adopté une attitude radicale en cédant à ses demandes. De telle sorte qu’aujourd’hui l’adolescent est en quête de lui-même avec des parents qui tentent de le suivre sans rien lui imposer. Dans la société aussi, les grandes révoltes tendent à disparaître. Bien sûr, il y a de temps en temps encore quelques mouvements, mais c’est assez sporadique. Il n’y a pas une réelle conflictualité sociale organisée mais plutôt des manifestations d’explosion spontanée, lorsque les gens en ont assez.

Que se passe-t-il si ce sentiment s’enkyste chez l’adolescent ?

Quant celui-ci n’a pas une bonne estime de lui-même, qu’il a le sentiment de ne pas être reconnu dans la société et qu’il vit dans une famille défavorisée, les risques de se replier sur cette rage sont extrêmement grands. C’est ce que l’on voit chez certains jeunes qui finissent par s’enfermer dans leur chambre, connectés sur Internet où ils peuvent rencontrer tout et n’importe quoi. Cette rage va s’amplifier avec une détestation du monde qui va monter en puissance. Le destin négatif de la rage, c’est évidemment de se transformer en haine. On voit bien à quoi cela peut mener… Pour l’éviter, il faut travailler avec les adolescents lorsqu’ils ont 15 ou 16 ans pour les aider à trouver le chemin d’une forme de créativité, les amener à faire quelque chose dont ils se sentent fiers. C’est le travail des éducateurs qui sont au contact de ces jeunes et essaient de poser sur eux un regard de considération afin de leur montrer qu’ils ont en eux quelque chose qui peut susciter l’intérêt des autres. C’est un travail particulièrement délicat et frustrant, mais qui réussit plus souvent qu’on ne le dit, même si l’on parle davantage des échecs que des réussites.

Vous dites que l’empathie permet d’enrayer cette rage. De quelle façon ?

L’empathie est l’antidote de la rage, dans la mesure où l’un des symptômes de celle-ci est la solitude, surtout psychologique, avec le sentiment d’être incompris. Or l’empathie est précisément l’acceptation par l’autre de partager les mêmes sentiments, sans nécessairement être d’accord sur le fond. L’empathie est une forme de considération, de reconnaissance et d’attention.

Comment prévenir la radicalisation née de cette rage ?

Il faut d’abord aider les jeunes à ne pas s’enfermer en permanence sur Internet. Le Net peut être la meilleure et la pire des choses. Le rôle des parents et des éducateurs est donc d’éviter que le jeune s’enferme devant son ordinateur et de faire en sorte que la vie réelle soit digne d’intérêt. Bien sûr, c’est plus facile à dire qu’à faire et, comme toujours, il existe deux grandes stratégies : le bâton et la carotte. La carotte consiste à donner à l’adolescent des choses intéressantes à faire pour qu’il ait du plaisir à vivre à l’extérieur. Le bâton, c’est l’interdiction, le contrôle, éviter les écrans dans la chambre des jeunes dès l’âge de 11-12 ans. Personnellement, je pense que les deux sont nécessaires. Nous sommes ainsi faits que nous avons à la fois besoin d’encouragements, mais aussi d’un peu d’interdiction. Après, c’est à chaque famille de trouver le bon curseur.

Repères

Le pédopsychiatre Daniel Marcelli est professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et président de la FNEPE (Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs). Il publie Avoir la rage (éd. Albin Michel). Avec Anne Lanchon, il est également l’auteur de Adolescents en quête de sens. Parents et professionnels face aux engagements radicaux (éd. érès, 2016).

Notes

(1) Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.

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