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Comprendre ce qui se joue

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Dans la Drôme, Jeannine Duval-Héraudet conduit auprès de plusieurs équipes de travailleurs sociaux des séances d’analyse de la pratique professionnelle. Objectif : les aider à prendre du recul et à décrypter leurs relations avec les usagers.

« Le superviseur est un maître socratique. Il met les professionnels au travail, les aide à comprendre ce qui se joue dans une relation avec un usager, dans une situation où ça fait mal, où ça bloque… », explique d’emblée Jeannine Duval-Héraudet, qui conduit des séances d’analyse de la pratique professionnelle (APP) depuis une dizaine d’années. Cette femme discrète et souriante a approfondi et a peaufiné sa méthode, notamment dans la Drôme, auprès d’équipes du secteur social et du monde de l’éducation.

En cet après-midi de mai, elle termine une réunion dans le foyer-appartement Le Picard, à Dieulefit (Drôme), un établissement de l’association Clair Soleil, qui accompagne des adultes souffrant de handicaps psychiques. Autour de la table, deux monitrices-éducatrices, un AMP (aide médico-psychologique) et une aide-soignante faisant fonction d’AMP. Le petit groupe se retrouve une fois par mois, pendant une heure et demie, pour des échanges où les participants mettent à nu ce qu’ils vivent au travail. « Si je suis en difficulté dans ma relation avec un résident que j’accompagne, c’est le moment d’en parler pour avoir le regard de mes collègues et de Mme Héraudet. Cela m’évite d’être dans la toute-puissance, confie Anita Bonnay, monitrice-éducatrice. Est-ce que je ne me trompe pas ? Est-ce que je n’induis pas quelque chose, sans le vouloir, dans ma relation avec tel usager, qui peut le mettre en difficulté ? »

Créer un espace d’expression sécurisant

Car c’est bien l’objectif principal : tout dévoiler d’une situation dans laquelle on tourne en rond en craignant de mal faire. C’est une alchimie mystérieuse et fragile qui met en jeu une communauté humaine, ses ressorts inconscients, lui permet de dépasser ses difficultés et d’avancer ensemble. « On dit nos émotions, nos vécus. Pourquoi fait-on ce métier-là ? Est-ce que je suis à la bonne place ? Qu’est-ce que ça me fait vivre ? », évoque Patrick Vissuzaine, AMP. « C’est régulateur de formes d’excès, analyse de son côté Rachel Vidoudez, chef de service du foyer Le Picard. Le professionnel rejoue dans sa relation avec l’usager quelque chose qui lui appartient. Il a besoin de se décaler, de faire d’autres expériences, de grandir. » Rien à voir, donc, avec la réunion clinique hebdomadaire consacrée au suivi des usagers. « Le sujet de l’APP, c’est ce que l’équipe dit de sa pratique en relation avec une personne prise en charge », résume Romuald Duarte-Tavares, directeur de pôle de l’association Clair Soleil.

Tout mettre sur la table ne peut se faire qu’en présence d’un tiers bienveillant chargé de faire respecter le cadre de la séance. Les participants s’engagent à respecter des règles dont le superviseur est le garant – confidentialité, absence de jugement, écoute, liberté d’expression –, l’intention étant de créer un espace sécurisant où chacun peut parler sans retenue et exprimer des émotions. « A aucun moment on n’en reparle à l’extérieur. On travaille entre nous. On le sait. On s’arrange pour soutenir un collègue de travail. Mais jamais on ne revient sur ce qui a été échangé », insiste Patrick Vissuzaine. Pas toujours simple. Si les participants se connaissent trop peu, ou si l’un d’eux manifeste des réticences, le climat de confiance peut mettre du temps à s’installer. Autre condition impérative : aucun membre de l’encadrement ne participe aux séances d’APP, ni le chef de service, ni le directeur du foyer. Là aussi, il s’agit de permettre une complète liberté de parole. « L’objectif est que les professionnels ne soient pas en difficulté, par désir de loyauté ou de faire bonne figure devant l’encadrement », souligne Romuald Duarte-Tavares.

Non seulement la parole est libre, mais elle est écoutée et respectée. A la différence des réunions d’équipe, où certains tendent à monopoliser la parole tandis que d’autres sont plus en retrait, avec l’APP, chacun est appelé à s’exprimer à son tour sans être interrompu. Un dispositif que Jeannine Héraudet a emprunté à Psychasoc (Institut européen psychanalyse et travail social). « Après le récit d’une situation par un participant, chacun prend la parole à tour de rôle pour dire son ressenti par rapport à ce qui vient d’être dit. Cela a des effets : une meilleure écoute de l’autre, une prise de parole centrée sur le professionnel qui vient de parler, où chacun se positionne par rapport à ce récit. Cela permet aussi de s’écouter soi-même, d’expliciter, de clarifier ce que l’on ressent », estime-t-elle.

L’écoute par un tiers neutre

Tous les superviseurs ne recourent pas à ce dispositif, chacun ayant sa méthode, son « bricolage », sa vision de ce que doit être une séance d’APP. Mais, dans tous les cas, l’écoute des participants par un tiers neutre et les interventions qui soutiennent le cheminement collectif sont au fondement de ces séances. Elles sont leur raison d’être. « Elle va toujours plus loin en interrogeant : “Et alors, qu’est-ce que ça vous a fait vivre” », témoigne Anita Bonnay. « Dans des situations où on se sent bloqué, Mme Héraudet nous aiguille sur ce qu’on peut faire ou ne pas faire », complète Marie-Claire Monnet, aide-soignante faisant fonction d’AMP. « Dans le quotidien, on est à droite, à gauche. Cette séance permet de poser les choses, de prendre du recul, souligne Caroline Cholvy, monitrice-éducatrice. On s’interroge vraiment sur ce qu’on a fait, ce qu’on a mis en place. Cela fait grandir par le vécu des autres, l’expérience partagée. » Le tiers neutre fait contrepoint, amène chaque sujet composant le collectif à se positionner, ouvre des portes. Une fonction essentielle. « Le superviseur est à l’écoute, et aide à l’élaboration collective de pistes de travail. Il est là pour faire accoucher le groupe de son savoir. C’est une maïeutique », commente Jeannine Duval-Héraudet.

Docteure en sciences de l’éducation, elle n’exerce pas une telle fonction par hasard. C’est l’aboutissement de deux longs parcours, l’un personnel, l’autre professionnel. Du premier, elle dévoile peu, mais l’essentiel : un long chemin en analyse. Du second, elle révèle son engagement auprès d’enfants en souffrance. Enseignante en école maternelle, puis auprès d’adolescents handicapés, Jeannine Duval-Héraudet a suivi une formation en psychopédagogie qui l’a amenée à prendre en charge une classe d’enfants présentant des troubles du comportement. Une activité qu’elle a continué à exercer auprès d’élèves d’école maternelle et primaire comme intervenante dans un groupe d’aide psychopédagogique. Après quatre ans passés comme formatrice auprès d’éducateurs spécialisés, elle a repris des fonctions de « rééducatrice » dans un centre médico-psycho-pédagogique, puis dans un réseau d’aides spécialisées aux enfants en difficulté (RASED)(1).

Le choix d’une approche analytique

Aujourd’hui à la retraite, Jeannine Duval-Héraudet a choisi d’accompagner des équipes de terrain(2). Pour cela, elle avait obtenu en 2008 un diplôme universitaire en analyse de la pratique professionnelle. Engagée dans cette voie exigeante auprès de rééducateurs de RASED et de professionnels d’établissements sociaux, elle a fait le choix d’être elle-même étayée par un superviseur psychanalyste. Cette dimension analytique marque sa pratique. Elle conçoit l’APP comme une « analyse clinique de la pratique » (voir encadré ci-contre). « Je réinvestis dans ce travail de superviseur toute mon expérience, qui a consisté à aider des enfants, puis des éducateurs, des enseignants, résume-t-elle. Mais dans une autre posture : il s’agit d’accompagner des personnes, il y a plus d’échange et de créativité, j’utilise des méthodes actives et suis dans l’aide à l’élaboration. »

Les enjeux sont fondamentaux, estime Jeannine Duval-Héraudet. Avant tout, il s’agit de permettre que se poursuive la relation avec l’usager. « Il faut pouvoir entendre la souffrance de l’autre sans être dans le rejet, le jugement, pouvoir continuer à accompagner les personnes prises en charge, et ce, en comprenant ce qu’on a subi pour ne plus le subir, en le mettant en pensée, observe Romuald Duarte-Tavares. Ce pas de côté est essentiel pour regarder les choses sous un autre angle. » Le but est également de créer et d’entretenir une dynamique d’équipe, des liens de solidarité dans les épreuves traversées. « Il s’agit d’être des recours les uns pour les autres, complète le directeur de pôle à Clair Soleil. C’est un temps de régulation indispensable. Il a un coût, mais qui serait bien plus important si cette régulation n’avait pas lieu. »

Le lendemain, à 17 heures, nouvelle réunion d’APP, mais cette fois au sein de la MECS (maison d’enfants à caractère social) Foyers Matter, à Montélimar. Y assistent cinq éducateurs (habituellement au nombre de sept, mais deux sont absents) et la maîtresse de maison de l’internat La Villa. Obligatoire, cette réunion se tient une fois par mois, en remplacement de celle d’équipe hebdomadaire. Un bouleversement de l’organisation du travail que les professionnels ont du mal à accepter mais, pour cette fois, l’APP a pu s’organiser à un autre moment.

Jeannine Vidal-Héraudet ouvre la séance. « Quelque chose à dire, à partager ? », lance-t-elle. Une question inspirée du « quoi de neuf ? » de la pédagogie institutionnelle afin d’évoquer des événements récents qui auraient pu marquer l’équipe, comme le départ prochain d’une monitrice-éducatrice en fin de contrat. Le superviseur enchaîne par le rappel de la situation qui a été l’objet de la précédente séance, en y mêlant des apports théoriques : un mineur isolé étranger confié à la MECS, très éprouvé par l’exil et rejeté par les autres adolescents de l’internat. « Où en êtes-vous ? », interroge Jeannine. Suit un moment d’échanges très intense sur cette situation complexe.

« Qui nous propose une nouvelle situation ? », interroge ensuite le superviseur. Educatrice spécialisée et coordinatrice de La Villa, Angélique Chazot se lance : « Kevin[3] fait un transfert sur moi. Je suis sa référente, il me met sur un piédestal. Il dit : “Si ce n’est pas Angélique qui me le demande, je ne le fais pas.” Je n’entretiens pas cette place, et il a une deuxième référente. Mais cela me gêne, car on pense que je n’ai pas la même place avec lui. Il dit qu’il n’y a que moi qui peux le lever le matin. Ce n’est pas vrai, parfois je n’y arrive pas. Je ne suis pas maternante, mais dans une posture bienveillante. Pourtant, j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose dans sa relation à moi, j’ai l’impression de devoir tout gérer pour Kevin. Je n’arrive pas à prendre de la distance. » Ensuite, à tour de rôle, ses collègues prennent la parole. « Il dit que tu es responsable de lui. Il est vis-à-vis de toi comme un enfant qui craint son père », confirme Bénédicte de Suza, la maîtresse de maison. « Il dit : “Angélique et moi, c’est fusionnel.” Quand j’ai ouvert ses volets ce matin, il a lancé : “Il n’y a qu’Angélique qui a le droit d’ouvrir mes volets” », rapporte Carine Chave, éducatrice spécialisée. « Ce qui me gêne, c’est l’impact sur l’équipe et ce à quoi cela me renvoie », reprend Angélique. « Quand Kevin dit : “Angélique est celle que je préfère”, il refait la même chose qu’avec ses parents, en affirmant une préférence », observe Najate Seghrouchni, monitrice-éducatrice. « Kevin a besoin d’une relation un peu préférentielle avec une éducatrice, intervient Stefano De Carlo, en cours de formation comme moniteur-éducateur. C’est positif si tu recadres. Il lui faudrait aussi un homme comme référent. »

Apprendre à passer le relais

« Il arrive bien souvent qu’un jeune vienne chercher avec nous ce qui lui a manqué pour se construire, en l’occurrence une figure parentale, intervient à son tour Jeannine Duval-Héraudet. On n’est pas maître du transfert de l’autre. La seule chose dont on est maître, c’est de ne pas se laisser complètement phagocyter. Il faut passer le relais. » Se tournant vers Angélique Chazot : « Il vous embarque… La tentation, c’est d’être la bonne mère. »

S’ensuit un échange sur la manière dont l’équipe prend en charge Kevin. Angélique proteste : « Quand il est méchant, c’est : “Rentre à la maison”, et quand il est gentil : “Reste au foyer.” On ne va pas appeler ses parents que quand il ne va pas. » Valérie Deydier, monitrice-éducatrice, intervient pour préciser : « Il y a une différence entre ça et prendre systématiquement la défense de Kevin. » Réplique d’Angélique : « Je ne sais pas. Je me mets juste à sa place. Je suis la première à le gronder quand il fait une bêtise. C’est un gros bébé. » Nouvelle intervention de Jeannine Duval-Héraudet : « Sans transfert réciproque, il n’y a pas d’évolution possible. Vous n’êtes pas maternante, mais vous dites : il peut jouer là-dessus. Où est le papa qui peut mettre la limite ? Vous vous sentez un peu coupable. La question est : qu’est-ce qu’il vient jouer ? Un enfant en difficulté peut avoir besoin de cette relation très proche, c’est le moment pour lui de construire des choses grâce à cette relation maternelle imaginaire. Il rejoue cette relation pour que cela se passe mieux. Il en a peut-être besoin pour se reconstruire. Et ensuite, cela s’ouvre, ça va s’ouvrir. »

La séance d’APP s’achève. « Je suis contente d’avoir parlé de mes relations avec Kevin, confie Angélique Chazot, après le départ du superviseur. C’est difficile de ne pas être une super-éducatrice. J’aime bien dire ce qui nous préoccupe, que mes collègues soient au courant. Il y a une dimension thérapeutique. On prend du recul. » « C’est bien de le dire, de verbaliser, de se sentir moins seul dans sa façon de penser, de partager », approuve Karine Chave. « On ne cherche pas la solution du problème. Ce qui compte, c’est de pouvoir en parler », précise Stefano De Carlo. Pour l’équipe de la MECS, le superviseur a servi de point d’appui, amenant des éclairages nouveaux. « Elle apporte ce regard tiers qui permet d’apaiser, de voir ce qu’on ne voit pas dans ces situations », ajoute Najate Seghrouchni.

Focus
L’analyse clinique de la pratique

Comme de nombreux superviseurs, Jeannine Duval-Héraudet s’appuie sur une référence de type psychanalytique, dans une démarche clinique. Pour elle, cela signifie « avant tout prendre chaque sujet au cas par cas ». « L’objet de l’analyse clinique de la pratique est […] d’analyser au sein d’un groupe de pairs les interrogations ou les difficultés rencontrées par des professionnels dans leur relation avec l’autre singulier ou avec un groupe, un autre qui les touche, les surprend et résiste toujours. Il s’agit de repérer en particulier le transfert [le déplacement des représentations inconscientes] présent dans toute relation. Du côté du professionnel, la question principale devient alors : “En quoi suis-je pour quelque chose dans ce qui se passe”, ou encore : “Qu’est-ce qui me pousse, ou qu’est-ce qui m’a poussé, ce jour-là, à dire ou à faire cela” » (extraits de L’analyse de la pratique : à quoi ça sert ? de Jeannine Duval-Héraudet, éd. érès, 2015, p. 28 et 32).

Notes

(1) Sur ce métier de rééducateur, elle a écrit une thèse en sciences de l’éducation et en a tiré un livre : Une difficulté si ordinaire. Les écouter pour qu’ils apprennent (éd. EAP, 2001).

(2) www.jdheraudet.com.

(3) Le prénom a été modifié.

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