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Lutter contre les stéréotypes de genre dans l’intervention sociale

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Outil de lutte contre les inégalités, le travail social ne devrait pas ignorer la différenciation et la hiérarchisation des rôles sociaux selon le sexe qui, dès le berceau, contribuent à dessiner des trajectoires inéquitables pour les filles et les garçons. C’est pourtant le cas. Des chercheur(e)s et des professionnel(le)s s’emploient à faire connaître et à transformer cette situation.

Aujourd’hui, on ne peut plus dire que le travail social occulte le genre. Les spécialistes de la question s’accordent pour l’affirmer : c’en est fini du déni. Du moins sur le plan de la recherche. « Du chemin a été fait », souligne Marc Bessin(1) – même si ce n’est pas en se consacrant à des travaux sur la mixité ou l’impact sexué des prises en charge que l’on peut, en France, espérer faire une carrière académique, précise le directeur de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux. L’état des lieux « Genre et renouveau du travail social », réalisé en 2014 pour la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) par un groupe de chercheurs et de professionnels, témoigne de cet intérêt comme de la richesse de la problématique du genre pour interroger les pratiques(2).

De fait, le travail social peut difficilement se passer d’une réflexion sur la manière dont il participe à la socialisation différenciée des filles et des garçons, comme aux assignations sexuées des femmes et des hommes à des rôles distincts et hiérarchisés dans la famille et dans la société. Particulièrement dans le contexte actuel d’« instrumentalisation politique de contresens autour du genre », qui a notamment abouti à jeter au bûcher les « ABCD de l’égalité » destinés à sensibiliser les écoliers au sexisme, font observer Véronique Bayer, responsable de formation à l’Ecole supérieure de travail social (ETSUP) à Paris et Zoé Rollin, professeure agrégée de sciences sociales(3).

Rendre visible

« L’essentiel est invisible pour les yeux », disait le renard au Petit Prince. Cette formule peut être transposée aux biais sexués des interventions sociales : de l’ordre de l’impensé, ils sont largement imperceptibles à celles et ceux qui les véhiculent. Dans le champ de l’animation socioculturelle, le géographe Yves Raibaud s’emploie à mettre à jour les effets des préjugés liés au sexe sur les institutions et les professionnels. Il s’agit de femmes dans les trois quarts des cas, qui exercent dans des conditions précaires (CDD, temps partiels) et avec des statuts subalternes. 75 % des directeurs de centres sociaux, 85 % de ceux qui dirigent des centres culturels et 90 % des cadres territoriaux (catégorie A) de la filière animation sont des hommes(4). Au fil de différents travaux, le chercheur a établi que, dès la classe de sixième, les filles désertent les activités de loisirs sportives, culturelles ou généralistes proposées par les municipalités ou les associations mandataires. Même si elle se présente comme neutre, l’offre mise en place pour les jeunes se révèle en réalité être destinée aux garçons (foot, skateparcs, lieux de répétition de musiques amplifiées, etc.). « Ces lieux fonctionnent comme des “maisons des hommes”, valorisant les garçons virils et dominants » – c’est-à-dire faisant aussi le lit du sexisme et de l’homophobie, commente Yves Raibaud. Tous équipements confondus, les budgets publics destinés aux loisirs ciblent à 75 % des activités qui profitent surtout aux garçons et à 25 % celles qui sont destinées plutôt à des filles (comme la danse ou la gymnastique). « Or ce que nos études révèlent comme la preuve d’une grande injustice est traité comme “allant de soi”, étant “de l’ordre de l’évidence” », pointe le chercheur. D’une même voix, les travailleurs sociaux et les élus qu’il a rencontrés banalisent le phénomène. « Les filles sont plus mûres, elles savent mieux s’occuper, elles préfèrent rester chez elles »… De fait, les inégalités filles-garçons passent inaperçues dans les loisirs sportifs et culturels, parce que les institutions qui les organisent « persistent dans l’illusion de la mixité ou des goûts et compétences “naturels” des filles et des garçons », renchérit le Commissariat général à la stratégie et à la prospective dans un rapport appelant à Lutter contre les stéréotypes filles-garçons(5). Faute d’en avoir conscience, l’animation socioculturelle ne fait que renforcer les normes de genre. N’aurait-on pas plutôt besoin d’ouvrir le champ des possibles à tous les enfants « pour qu’ils élargissent leurs compétences sociales – faire chanter et danser les garçons, encourager les filles dans les activités sportives – et apprennent à vivre ensemble dans la mixité ? », interroge Yves Raibaud.

Sous couvert de neutralité, les personnels des crèches et autres modes d’accueil des tout-petits mettent également en œuvre – à leur insu – un traitement différencié des filles et des garçons. « Territoire genré » dans lequel les hommes sont à la fois extrêmement peu nombreux et de plus en plus rares(6), le champ de la petite enfance est décrit par le sociologue Daniel Verba comme « un espace de reproduction des inégalités où les professionnelles, peu ou pas formées à la critique sociale des identités, tendent dans leurs pratiques à reproduire les stéréotypes sexués »(7). Dans une sphère « si marquée sexuellement et paradoxalement si conservatrice, il semble qu’il soit difficile d’entreprendre des conversions de modes de pensée », estime-t-il. Probablement est-ce parce que « ni la formation initiale théorique, ni les stages pratiques, et bien faiblement la formation continue, ne donnent aujourd’hui aux professionnels de la petite enfance l’occasion d’aborder la question des représentations du masculin et du féminin, a fortiori la question du genre », fait observer l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans son rapport sur L’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance(8). Daniel Verba confirme la critique. En s’appuyant sur les deux enquêtes nationales qu’il a réalisées à vingt ans de distance (en 1993 et 2014), le chercheur note que « les cadres de la formation […] n’ont pas importé dans les écoles de travail social les recherches les plus récentes notamment sur les métiers du soin à autrui (care) ou les théories du genre susceptibles de renouveler les approches de la petite enfance ».

Diffuser les savoirs pour en irriguer l’action, tel est l’enjeu. « Jamais autant de travaux de recherche n’ont été faits sur les questions de genre et de travail social et en même temps, les pratiques semblent extrêmement complexes à faire fléchir », commentent Véronique Bayer et Zoé Rollin(9). Pour favoriser leur évolution, les recherches-actions associant chercheurs et travailleurs sociaux leur semblent être un outil particulièrement intéressant. « Les inégalités de genre et les stéréotypes sont fortement incorporés par les acteurs sociaux, y compris les professionnels que sont les travailleurs sociaux. Aussi est-il long et compliqué de mettre au jour ces logiques. […] C’est à une véritable dissection de ces pratiques qu’il faut s’adonner pour les rendre visibles et c’est ici qu’un tandem professionnel du travail social-professionnel de la recherche peut enrichir chacun : réflexivité croisée, prise de conscience des logiques sexistes en cours dans l’activité et compréhensions des tensions inhérentes » à cette dernière, expliquent Véronique Bayer et Zoé Rollin.

Au berceau des travailleurs sociaux

C’est cette dynamique de coconstruction des savoirs et de changement des pratiques que l’association Artemisia et des chercheures en sociologie et en psychologie ont initiée depuis trois ans avec les professionnelles de la petite enfance de quatre crèches de Toulouse et ses environs. « Nourrie par les acquis académiques ayant mis en lumière l’ampleur des inégalités éducatives véhiculées par le processus de socialisation de genre et les enjeux sociopolitiques qui en découlent », la recherche-action « Egalicrèche : filles et garçons sur le chemin de l’égalité » est un travail au long cours, explique Julie Jarty, vice-présidente d’Artemisia, organisme de formation et bureau d’étude spécialisé dans la promotion de l’égalité femmes-hommes (voir encadré ci-dessous).

A la différence des « approches psychologiques transmises dans les formations de l’intervention sociale en direction des jeunes enfants, qui portent trop souvent une vision essentialisante des différences de sexe », cette recherche-action vise à sensibiliser les équipes à d’autres manières de faire et d’appréhender la construction des identités de genre, commente Véronique Rouyer, chercheure en psychologie. Ce but semble atteint au-delà même des espérances. « En plus d’un réel changement des pratiques, nous avons en effet remarqué qu’Egalicrèche crée une cohésion interne, un langage partagé, l’envie de travailler ensemble sur un objectif commun » novateur, détaille Sophie Collard.

A côté de la formation continue, la formation initiale est un outil incontournable. Quelques centres de formation ont développé des projets plus ou moins ambitieux. Le plus abouti est probablement le module « Intégrer le genre dans le travail social » de 112 heures, stage pratique inclus, coconstruit par Maryse Tassain, cadre pédagogique à l’institut Saint-Simon-Arseaa de Toulouse, et Philippe Lebailly, directeur pédagogique du centre régional de formation aux métiers du social de la même ville. Obligatoire depuis la rentrée 2010 dans les deux institutions, ce module est destiné aux éducateurs et éducatrices spécialisés de deuxième année(10). Par ailleurs, les actions de sensibilisation, souvent optionnelles, se multiplient. Le groupe de recherche « Genre et travail social » de l’institut Saint-Simon a réalisé une étude au printemps 2014 pour les recenser. Au total, 205 centres de formation en travail social ont été contactés. 24 d’entre eux, soit 11 % des enquêtés, ont répondu mettre en œuvre une réflexion et/ou des actions dans ce domaine (cours, séminaires, conférences, semaines thématiques).

Des filières plus impliquées que d’autres

Parmi les étudiant(e)s de niveau III, les éducateurs spécialisés sont les mieux lotis : ils sont presque deux fois plus souvent concernés que les assistants de service social et les éducateurs de jeunes enfants. En revanche, les éducateurs techniques spécialisés et surtout les conseillers en économie sociale et familiale sont les grands oubliés. Dans la majorité des cas, précise Blandine Host, formatrice, membre du groupe de recherche de l’institut, les répondants ont noté « un intérêt certain des étudiant(e)s chez qui est relevé une prise de conscience vis-à-vis des problématiques évoquées et une ouverture intellectuelle en direction de sujets jusqu’alors délaissés ou considérés comme allant de soi ». Leur curiosité se traduit notamment sur les terrains de stage où ils mettent en place des projets en faveur de l’égalité et décryptent les stéréotypes à l’œuvre dans les pratiques. Par ricochet, cela incite les équipes en poste à s’interroger sur la dimension sexuée de leurs accompagnements et sur la répartition des rôles en leur sein.

Tout n’est cependant pas rose dans les constats établis par le groupe de recherche. Ce dernier remarque en particulier que « les initiatives repérées restent ponctuelles, isolées et généralement le fait de personnalités volontaristes, souvent engagées personnellement dans la promotion de l’égalité des sexes ». Lesquelles peuvent avoir des difficultés à trouver du soutien chez leurs collègues. Et en leur absence, l’action n’est pas reconduite.

« Il y a quelques années, remettre en cause l’idéologie de neutralité du travail social était perçu par les formateurs(trices) comme une négation du professionnalisme », commente Maryse Tassain. Ces résistances, aujourd’hui, ne sont plus aussi massives. L’experte n’en déplore pas moins un vrai déficit de formation sur la thématique du genre chez les professionnels chargés de préparer les travailleurs sociaux à leur futur métier. Y remédier est pourtant indispensable si l’on veut éviter la constante reconduction des inégalités entre femmes et hommes.

Une recherche pour décrypter les inégalités éducatives au sein des crèches

Les crèches désireuses de s’engager dans la recherche-action « Egalicrèche : filles et garçons sur le chemin de l’égalité » sont accompagnées pendant toute une année scolaire – à raison d’un établissement par an. Il y a d’abord une phase d’observation d’une quarantaine d’heures. Sophie Collard, coordonnatrice d’Artemisia, se rend à divers moments de la journée dans les différentes sections de la crèche (bébés, moyens et grands). « On relève la nature et la durée de toutes les interactions entre les professionnelles et les enfants – répondre à des pleurs, les aider à se moucher, les complimenter, leur proposer un jeu et lequel, etc. –, entre les professionnelles et les parents – selon qu’il s’agit de mères ou de pères – et entre les enfants eux-mêmes, puis on analyse l’intégralité de ces 8 000 à 9 000 données et on met en lumière d’éventuels écarts selon le sexe », explique-t-elle. Il ressort, par exemple, de l’évaluation des trois premières crèches de l’expérimentation que les garçons constituent l’essentiel des enfants réprimandés (sept garçons pour trois filles), mais qu’ils sont aussi – et dans la même proportion – beaucoup plus encouragés que les filles à dépasser leurs capacités motrices. L’ensemble des résultats de l’observation est présenté aux professionnelles qui découvrent alors des différences dont elles n’avaient pas conscience. En fonction des constats et des sujets que les intéressées souhaitent travailler, dix ateliers de deux heures leur sont proposés – sur les jouets, la littérature de jeunesse, le rôle de l’aménagement de l’espace sur la plus ou moins grande mixité des activités des enfants, la communication avec les parents, etc. Il s’agit d’équiper les personnels d’outils concrets leur permettant de s’auto-évaluer et de construire des actions éducatives visant l’égalité.

Féminiser les noms des métiers ?

En 1897, quand Jeanne Chauvin, première titulaire d’un doctorat en droit, remue ciel et terre pour pouvoir plaider devant un tribunal – ce dont elle sera déboutée –, « tous les éditorialistes, incrédules, se demandent si demain, il y aura des “avocates” », rappellent les auteurs du très intéressant dossier « Genre et renouveau du travail social », produit par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS)(1). Autant dire que les polémiques sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions ne datent pas d’hier.

A contrario, comment se formule cette question du genre des appellations dans le bastion féminin du travail social ? Qu’en est-il, en particulier, pour ce qui concerne la profession canonique d’assistant(e) de service social, dans la genèse de laquelle des femmes féministes ont eu un rôle de premier plan ? Ce métier a été ouvert aux hommes dans les années 1960, mais ceux-ci y constituent moins d’un professionnel en exercice sur dix – et seulement 6,6 % des nouveaux diplômés de la cuvée 2013. En total contraste avec la démographie de la profession, l’Association nationale des assistants de services sociaux (ANAS) ne connaît que la règle du masculin générique. Tel est le constat fait par les contributeurs du rapport de la DGCS à partir d’une lecture attentive du site de l’association. « Qu’il s’agisse du code de déontologie de la profession, des annonces de colloque ou des actualités, il est systématiquement question des assistants de services sociaux et de la profession d’assistant de service social. » Cacher le genre est-il le prix à payer pour valoriser une profession ? On peut à tout le moins « supposer que l’usage du masculin générique – assistant(s) de service social – témoigne d’un besoin de reconnaissance de cette profession, de la volonté de ses instances représentatives de la couper de sa figure emblématique, féminine et dépréciée, pour lui donner une image de sérieux et de professionnalisme ».

Les sages-femmes se montrent moins frileuses. Alors qu’en 1982 l’Académie française s’était mobilisée comme un seul homme pour baptiser « maïeuticien » le premier représentant du sexe fort entré dans le métier, l’Ordre national des sages-femmes n’a jamais cessé d’utiliser « sage-femme », au féminin singulier ou pluriel, pour désigner ses ressortissant(e)s.

Notes

(1) Il s’exprimait lors du colloque sur « L’intervention sociale dans une perspective de genre », organisé les 19 et 20 mai dernier par l’université Paris-13, l’ETSUP et la Haute Ecole spécialisée de travail social et de la santé, EESP Lausanne - www.etsup.com/L-intervention-sociale-dans-une.

(2) Piloté par la Mission de l’analyse stratégique, des synthèses et de la prospective de la DGCS – Rapport consultable sur www.unaf.fr et www.unaforis.eu.

(3) Dans le dossier « Genre et travail social. Des savoirs et des pratiques éminemment politiques » qu’elles ont coordonné – Cultures & Sociétés n° 36 – Octobre 2015.

(4) Chiffres annoncés lors du colloque déjà cité.

(5) Travail coordonné par Marie-Cécile Naves et Vanessa Wisnia-Weill – Commissariat général à la stratégie et à la prospective – Janvier 2014.

(6) Dans la filière des éducateurs/trices de jeunes enfants, les hommes étaient 5 % des diplômés en 1991 et 2,8 % en 2013.

(7) Cultures & Sociétés n° 36 – Octobre 2015.

(8) Rapport de Brigitte Grésy et Philippe Georges – IGAS, décembre 2012.

(9) Lors du colloque déjà cité.

(10) Voir ASH n° 2788 du 21-12-12, p. 22.

(11) Cahiers Stratégie & Prospective n° 1, 07/14 – Disponible sur www.unaf.fr et www.unaforis.eu.

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