Il est né de notre insatisfaction à l’égard des mesures actuelles de la grande pauvreté au niveau mondial. En septembre 2015, les Etats membres de l’ONU, dont la France, ont adopté 17 objectifs de développement durable pour la période 2015-2030. Le premier, l’éradication de la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde, se décline en deux sous-objectifs : éliminer complètement l’extrême pauvreté, entendue comme la proportion de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour – un critère technocratique et unidimensionnel inventé par la Banque mondiale –, et réduire de moitié la proportion de la population vivant dans la pauvreté sous tous ses aspects selon les définitions nationales, soit autant de définitions que d’Etats membres ! Aucune de ses deux références n’est donc satisfaisante, d’autant que, preuve du manque de démocratie des logiques institutionnelles, la Banque mondiale a depuis fixé le seuil de pauvreté à 1,90 dollar par jour pour tenir compte de l’inflation. Le Programme des Nations unies pour le développement a, en 2010, mis en place un indice multidimensionnel prenant en compte l’éducation, la santé et les conditions de vie, pourtant il n’a pas été retenu pour les objectifs de développement durable. Et la même logique prévaut en France, avec le seuil monétaire de 60 % du revenu médian, déterminé par des économistes.
Ce que nous voulons, c’est produire des indicateurs universels qui se joindront aux indicateurs nationaux. Dans les réflexions nationales comme internationales sur la pauvreté, on décrète ce qu’est la pauvreté à la place des personnes concernées. Ce qui est inacceptable d’un point de vue démocratique entraîne de surcroît une politique de lutte contre l’exclusion erronée. Il faut mettre en œuvre une nouvelle façon de penser la pauvreté dans le monde, et la mesurer avec les personnes concernées. Le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD quart monde, avait défini trois types de connaissances pour lutter contre la misère : la connaissance d’expérience des personnes les plus pauvres, le savoir d’action de ceux qui agissent auprès d’elles et le savoir académique, utile dès lors qu’il n’étouffe pas les deux autres. Le projet que nous construisons depuis deux ans s’articule autour de ce croisement des savoirs, selon la méthode développée depuis 20 ans par ATD quart monde. Nous nous étions rapprochés de l’université d’Oxford par le biais de Robert Walker, professeur de politiques sociales, qui a travaillé sur les pauvretés et la honte et avec qui je vais coordonner la recherche.
En partie financée par l’Agence française de développement, elle va être menée dans sept pays – le Bangladesh, la Bolivie, les Etats-Unis, la France, la Tanzanie, le Royaume-Uni et l’Ukraine. Nous allons mettre en place des équipes nationales composées de représentants des trois savoirs, coordonnées par un praticien et un universitaire. Elle va consister, pendant trois ans, à rencontrer une grande diversité de personnes, certaines vivant une situation de pauvreté – accompagnées dans la construction de leurs savoirs individuels et de groupe – et d’autres ne la vivant pas. Elles vont apporter leur réflexion sur les différentes dimensions de la pauvreté et comment celles-ci s’articulent dans la vie quotidienne. Quel est le poids de chacune d’elles dans les décisions prises ? Du sentiment de discrimination et de honte ? La recherche sera supervisée par un conseil scientifique comprenant 11 membres, dont François Bourguignon, professeur émérite à l’Ecole d’économie de Paris, Martine Durant, directrice du service statistique de l’OCDE, ou Francesca Perucci, directrice adjointe de la division des statistiques des Nations Unies. Au terme de trois ans, l’objectif est d’élaborer un rapport international et des rapports nationaux sur ce que recouvrent les dimensions de la pauvreté et comment les mesurer. La construction d’indicateurs nécessitera une seconde étape.
(1) Sur les travaux de l’ONPES, voir ASH n° 2900 du 6-03-15, p. 7.