Recevoir la newsletter

Tous égaux sur les flots

Article réservé aux abonnés

Dans les Yvelines, l’IME Amalthée expérimente les bienfaits de la voile dans l’accompagnement de jeunes autistes. En juin, certains ont pris la mer pour participer à la régate Défi Voile Bretagne. Une activité qui met en évidence leur capacité à créer des liens et à s’adapter à l’imprévu.

Ciel bleu, en baie de Quiberon. Dans le port de La Trinité-sur-Mer, l’équipage du voilier de 14 mètres qui porte le dossard n° 11 est déjà sur le pont. Alexia et Lucile finissent leur petit déjeuner avec Valérie Gatto, monitrice-éducatrice, et Myriam Furet, psychomotricienne. Antoine, Rémi et Guillaume, accompagnés de Sebastian Flores, éducateur spécialisé, se préparent pour la douche dans la capitainerie du port. Jusque-là, ces cinq jeunes autistes de 15 à 21 ans n’avaient navigué que dans de petites embarcations sur la Seine, près de Rosny-sur-Seine (Yvelines), où se trouve leur IME (institut médico-éducatif) Amalthée(1). « On s’était dit qu’un jour on naviguerait en mer », rappelle Sebastian Flores, à l’initiative de ce projet un peu fou. David Mekis et Anne Martinelli, les deux skippers bénévoles du bateau, acquiescent en souriant. Si l’IME Amalthée navigue grandeur nature sur l’océan, c’est qu’il participe pour la première fois au Défi Voile Bretagne, une régate de cinq jours organisée par l’APF (Association des paralysés de France) qui permet à une cinquantaine de personnes handicapées de goûter aux joies de la voile (voir encadré page 26).

Des barrières à franchir

Hier, les voiliers ont vogué près de Belle-Ile-en-Mer, où ils ont pêché des araignées. Aujourd’hui, pas de navigation, les matelots prennent une pause, à quai, à La Trinité-sur-Mer. L’idée que la voile puisse bénéficier à de jeunes autistes remonte à 1998. Sebastian Flores est alors animateur et expérimente la voile avec des jeunes en grande errance : « La voile a été l’étincelle pour créer une ambiance de groupe qu’on n’avait jamais réussi à susciter. Peut-être parce qu’on était tous à égalité devant la mer, jeunes et animateurs. »

En 2010, il fait son stage d’éducateur spécialisé dans un IME, où il propose un atelier voile pour des jeunes autistes. Au départ, l’équipe éducative est contre. « L’infirmière trouvait cela trop dangereux, vu que les jeunes ne savent pas nager, raconte l’éducateur. Certains professionnels ne pouvaient pas imaginer des autistes sur un voilier. Et les juristes nous renvoyaient tout le temps à la loi de 2005 sur l’égalité des droits et des chances. » Pour lever ces barrières, le professionnel et une collègue s’appuient sur les textes législatifs, afin de montrer que rien n’interdit la pratique de la voile au public en situation de handicap mental. Avec cet argument, le soutien du directeur et l’engagement de travailler, d’une part, avec un skipper diplômé d’Etat et, d’autre part, avec les jeunes les plus dégourdis, l’atelier voile voit le jour. Une idée que l’éducateur importe dans le nouvel IME où il est recruté en 2012.

D’étonnantes capacités d’adaptation

Ainsi, depuis quatre ans, six jeunes d’Amalthée entourés de trois éducateurs participent une fois par semaine à un atelier voile. Tantôt sur l’eau, tantôt dans l’institut, pour travailler autour du thème de la voile. « L’atelier va au-delà de la pratique de loisirs, explique Sebastian Flores. On veut en faire un outil thérapeutique permettant à des jeunes atteints de troubles du spectre autistique de progresser. » L’éducateur et ses collègues ont déjà fait des hypothèses sur l’intérêt de la voile pour les jeunes en termes d’autonomie, d’ouverture relationnelle ou de bien-être corporel. Mais ils n’ont trouvé aucune autre expérience similaire ailleurs ni de théorisation des bienfaits de la voile pour ces jeunes : « On aimerait développer la recherche et le partage d’expériences entre professionnels pour que la pratique de la voile puisse servir au plus grand nombre possible de jeunes autistes. »

Participer au Défi Voile Bretagne est un challenge supplémentaire : partir cinq jours, vivre dans un espace restreint, sans repères, côtoyer des inconnus. « Pendant cette semaine, leur capacité individuelle d’adaptation nous a tous beaucoup surpris, témoigne Myriam Furet. D’ordinaire, les jeunes sont très ritualisés, ils ont besoin de repères et de respect de leurs habitudes. Là, malgré un planning incertain et une absence d’horaires fixes, ils ont su mettre leurs frustrations et leurs angoisses entre parenthèses pour se laisser aller à la joie, au partage. » L’équipe constate que les jeunes, pour qui la peur de l’inconnu est normalement source d’angoisse, ont pu gérer l’imprévu, l’attente ou le fait d’être touchés sans trouble, alors que cela leur est insupportable et génère des crises lorsqu’ils sont à l’IME.

Les éducateurs ont chargé les coffres du voilier de sacs entiers de matériels, pour faciliter la communication et rassurer les jeunes, aux repères bouleversés : grilles de pictogrammes, photos, classeurs de communication, horloges pour signifier le temps, films, musique… « On n’y a pas touché, parce que les jeunes n’en ont pas du tout eu besoin », sourit Valérie Gatto. « La régate est une aventure qui forge la capacité d’adaptation des participants, observe Laurence Bataille, chef de projet à l’APF. L’appréhension de l’espace change : la mer est une vaste étendue, sans cadre. Le bateau est mouvant, jonché de trous, de cordes. On n’est plus dans un espace adapté, mais plutôt hostile. Chacun, avec l’aide des autres, est poussé à dépasser ses limites. » Jacques Dessenne, directeur de la délégation APF des Côtes-d’Armor et organisateur du Défi Voile, entend régulièrement des familles d’équipiers handicapés s’inquiéter de l’absence de lit médicalisé sur les bateaux ou de planning adapté : « Ici, il n’y a pas le confort ni les repères du quotidien en institution. Mais être un peu bousculé, ça peut faire du bien. On souhaite que les participants se lâchent, y compris les professionnels. »

Sur le voilier, l’équipe d’Amalthée conserve son écoute et sa patience habituelle. Pour la sixième fois de la journée, Myriam Furet laisse un jeune la guider vers le planning de la semaine pour le répéter. Plusieurs fois par heure, Valérie Gatto en rassure un autre qui questionne : « Valises ? », « Maman ? » Les professionnels sentent pourtant que le plaisir qu’ils prennent tous à naviguer change quelque chose, voire explique l’étonnante capacité des jeunes à s’adapter. « Ils ont tous pris du plaisir durant ce séjour, ils étaient détendus, plus calmes. On les sentait contents », note la monitrice-éducatrice.

Un changement qui surprend les équipes

Ce qui n’est pas sans interroger l’équipe. « C’est un peu déstabilisant : sortir de tout ce qu’on met en place pour eux dans l’institution, comme les rituels, les pictogrammes, les cadres, ne leur pose pas de problème, observe Myriam Furet. Ils acceptent rapidement d’autres façons de faire. A voir si c’est juste une parenthèse liée à un esprit “vacances”… » Pour Sebastian Flores, beaucoup de discours actuels sur l’accompagnement de l’autisme vont vers plus de normes et de protocoles : « Cette pratique presque exclusivement fondée sur une méthodologie peut nous amener à devenir des faiseurs d’actes. » Pour lui, c’est un plaisir de constater que les jeunes ont bien vécu leur semaine de navigation avec un accompagnement d’un autre ordre : le simple partage avec eux du plaisir de faire de la voile. Sans tout adapter de leur environnement, en les laissant se frotter à la vie.

A terre, Rémi est souvent en mouvement, il fait des allers-retours en marchant. Guillaume recherche une sensation de balancement sur lui-même. Pendant les navigations, les jeunes se placent sur la proue du bateau, là où ça bouge le plus, et restent immobiles. La voile procure des sensations corporelles particulières : bercements, vibrations, percussions. Hisser une voile ou tenir la barre permet aux apprentis navigateurs de sentir la force des courants et du bateau. « Certains jeunes ont besoin de toucher sans cesse ou de se percuter pour sentir leurs limites physiques, explique Myriam Furet. Le voilier les aide à mieux percevoir leur corps. J’ai l’impression que le bercement apaisant du bateau et les sensations vibratoires et vestibulaires qu’il provoque apportent une contenance, une enveloppe qui permet aux jeunes de se recentrer sans avoir besoin de s’autostimuler. Ils peuvent alors se concentrer sur autre chose : la relation, notamment. » La voile invite aussi l’équipage à développer sa motricité. Lucile, pas toujours à l’aise dans ses déplacements, descend consciencieusement de la petite échelle de coupée, sans appréhension. A l’IME, les éducateurs ont inventé une « table à nœuds » avec des cordages, des fils, des taquets, pour que les jeunes exercent leur motricité fine en faisant des nœuds marins, chacun à son rythme. Etonnamment, les jeunes ont su aussi partager l’espace restreint du bateau et accepter inconsciemment de réduire la bulle d’intimité à laquelle ils sont habituellement très attachés.

Sortir de sa bulle et aller vers l’autre

A partir de ces ressentis corporels particuliers, les éducateurs en profitent pour travailler sur l’identification des émotions. « Etre en capacité de reconnaître leurs émotions et celles des autres est une difficulté pour les autistes, éclaire Sebastian Flores. Ce travail sur l’identité est important. Prendre une place dans la société, c’est avant tout se connaître et identifier ses goûts pour pouvoir faire ses propres choix. » Ils questionnent les jeunes sur leurs ressentis, mettent des mots, utilisent des pictogrammes.

Si le corps et les émotions sont sollicités, l’esprit aussi. Les ateliers voile ont été l’occasion pour les jeunes de l’IME de développer des savoirs et des connaissances. Ils ont notamment travaillé sur les différences entre voile et moteur, entre ce qui flotte et ce qui coule. Ils ont étudié les plans du bateau pour s’attribuer des places, ont préparé les listes des repas de la semaine et fait les courses. Les photos et vidéos que l’équipe prend chaque jour du Défi Voile seront réutilisées pour faire travailler leur mémoire. « Les personnes autistes se caractérisent souvent par des intérêts restreints, souligne Valérie Gatto. C’est une belle victoire de les voir élargir leur curiosité et être capables d’une ouverture au monde. »

Dans le port de La Trinité-sur-Mer, des représentants des équipages en lice sont sur la ligne de départ pour une drôle de course d’annexe, prêts à ramer, y compris avec des louches et des casseroles. Patrick, membre de l’organisation, motive le groupe de son chant et de sa guitare, tandis qu’une petite foule, sur la jetée, encourage les rameurs. La régate permet aux jeunes de sortir de leur isolement pour créer des liens. « Il y a des petits déjeuners collectifs et des repas festifs où ils doivent forcément s’adresser à d’autres personnes, des inconnus, constate Valérie Gatto. Ces interactions leur apprennent beaucoup. » Pour ceux qui ne fréquentent pas l’internat de l’IME, le séjour est aussi l’occasion de travailler la séparation d’avec les parents. Avant la course, le groupe est parti acheter des timbres pour envoyer des cartes postales aux familles. Les éducateurs auraient voulu avoir plus de temps pour des échanges avec des commerçants, des touristes ou encore des employés du port. « Inclure dans le milieu ordinaire nos jeunes “extraordinaires” demande du temps, car il faut respecter leur rythme, mais cela en vaut la peine », affirme Sebastian Flores. Beaucoup de méthodes comportementalistes, remarque-t-il, proposent, entre autres, de diminuer les troubles des autistes par le biais d’une communication facilitée. « C’est intéressant, mais a-t-on besoin d’adapter tout leur environnement ? questionne l’éducateur spécialisé. Je pense qu’on peut aussi faire confiance à leur capacité à s’adapter et à socialiser. »

A l’issue de la course d’annexe, fière de son effort, Alexia prend spontanément Myriam Furet dans les bras. C’est rare pour elle. Les autistes n’ayant pas toujours conscience des limites de leur corps, un rapprochement physique peut être vécu comme une intrusion. « Partager une aventure en mer, à la voile, crée quelque chose d’unique en termes de relation, se réjouit la psychomotricienne. Comme si les jeunes comprenaient qu’entrer en interaction avec l’autre pouvait leur apporter quelque chose, et même être agréable. »

Théoriser l’expérience ?

Valérie Gatto a observé cette proximité entre jeunes et éducateurs : sourires échangés, partages, marques de confiance. « Sur le voilier, les jeunes semblaient moins frustrés, peut-être parce qu’on est tous égaux devant la dépendance au vent, aux courants ou à la pluie, réfléchit Sebastian Flores. Peut-être que les enjeux de la relation changent dans un milieu “nature”. Ou peut-être est-ce le partage d’un effort et d’émotions communs qui influe. » Dans l’espace confiné du bateau, les jeunes étaient de vraies éponges émotionnelles, et l’entente et la cohésion entre professionnels étaient nécessaires au bien-être de tous.

Pendant cette semaine de navigation, aucune crise n’a été signalée, les jeunes ont montré peu de troubles du comportement et leur temps d’attention et de concentration s’est nettement accru, ont observé les éducateurs, qui s’interrogent encore sur les facteurs réels de ces changements. Ils aimeraient qu’une recherche scientifique les aide à identifier ces facteurs pour que l’expérience soit généralisable ailleurs, avec d’autres jeunes. Ils attendent aussi de voir l’impact à long terme de cette aventure sur les jeunes. « Comment tirer profit de ces bienfaits dans un cadre institutionnel ? Qu’en reste-t-il que l’on pourra réactiver ? », s’interroge Sebastian Flores. De retour à l’IME, Myriam Furet a, quant à elle, été un peu déroutée par l’impression que les jeunes n’avaient pas changé, comme si la régate n’avait jamais eu lieu. La réalité, elle le sait, est plus complexe, mais le travail de généralisation des acquis reste compliqué avec les autistes : « Ils peuvent réussir quelque chose dans tel lieu, avec tel éducateur, et ne pas pouvoir le reproduire si le lieu ou la personne change. » Ce besoin de théoriser, David Mekis, skipper bénévole qui a partagé la semaine de voilier avec l’équipage d’Amalthée, l’appréhende très différemment. Il est moniteur de voile à Genève auprès de personnes en situation de handicap : « J’aime faire de la voile avec les jeunes parce que c’est un excellent moyen d’entrer en relation. L’enthousiasme de Sebastian est super, mais à quoi bon vouloir théoriser ce que la voile apporte aux jeunes ? C’est forcément de l’interprétation. Pour moi, on partage une aventure, on fait ensemble, on se nourrit mutuellement, et ça s’arrête là. On en ressort forcément grandi, mais inutile de théoriser quoi que ce soit. » Sinon, avance-t-il, le risque est de réfléchir en termes d’objectifs, de résultat, de performance, en créant une pression inutile.

Avec le plus petit score aux différentes épreuves… l’équipage Amalthée a remporté le Défi Voile 2016. Les jeunes marins novices ont été acclamés. Une photo grand format de la pointe du Raz trônera désormais sur les murs de l’IME. Chacun rentre heureux et fatigué. « Notre institution a été très soutenante par rapport au projet »,précise Myriam Furet. Néanmoins, ce genre de séjour ne se concrétise que grâce à l’énergie et au travail bénévole d’éducateurs, depuis l’organisation jusqu’à la recherche de mécènes. Or, pour cela, il n’y a plus de temps ni d’argent dans les structures. Cette semaine aura coûté 6 000 €, mais une telle aventure a-t-elle un prix ?

Focus
Défi Voile Bretagne, 22e édition

Organisée par l’Association des paralysés de France, l’aventure du Défi Voile Bretagne(1) a commencé en 1994 : quelques éducateurs passionnés ont voulu faire partager leur goût de la voile pour créer du lien. « Pour moi, la question cruciale de l’accompagnement de personnes en situation de handicap est celle de la vie sociale »,estime Jacques Dessenne, directeur de la délégation APF 22 et organisateur de la régate. L’épopée regroupe près de 150 personnes – handicapées, valides, professionnelles, bénévoles – sur une douzaine de voiliers. Les participants voient des paysages inaccessibles aux terriens, sentent la mer, le soleil et le vent sur leur peau. « La régate donne de l’élan à toute personne, quel que soit son handicap. Chacun y trouve un trésor, une force, une fierté, des ambitions. » L’événement permet aussi de balayer les préjugés : avec des moyens humains et techniques, la mer est accessible aux personnes en situation de handicap. Autre bénéfice : informer et sensibiliser les structures sportives, ports ou commerces des stations balnéaires à propos de leur accessibilité.

Notes

(1) IME Amalthée : 9, rue de la Pierre-Seine – 78710 Rosny-sur-Seine – Tél. 01 30 42 74 60.

(1) Informations et inscriptions : www.apf-defivoilebretagne.org.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur