« Bonsoir, il est 19 heures. Nous sommes le troisième vendredi du mois et c’est l’heure de ’L’antenne du social’ sur radio Libertaire 89.4 FM. » Depuis deux ans, nous avons rejoint le collectif des travailleurs sociaux qui animent en alternance cette émission. L’antenne du social ouvre un espace de parole, de débats dégagés des exigences et des injonctions institutionnelles. Elle s’efforce de promouvoir une parole libre, centrée sur les pratiques et les usagers des services éducatifs et sociaux. Cette soif d’échange et de partage, cet espoir qu’à travers les ondes quelques-uns nous entendent, naît probablement de notre sentiment d’être sans cesse confronté à un défaut d’écoute sur nos lieux d’exercice professionnel et de nous heurter au silence institutionnel face à nos tentatives de réflexion, de dépassement des cadres stricts pour développer une pensée créative.
Rompre la solitude, briser l’isolement, tisser des liens, créer du réseau, tricoter de la pensée, recoudre les accrocs, s’arrimer les uns aux autres : deux heures de direct. Le temps d’une parenthèse, d’un souffle, d’une respiration.
Dégagée de l’obligation de séduire le plus grand nombre, qui nivelle souvent par le bas, et des enjeux institutionnels, qui phagocytent la pensée, la radio offre l’occasion de s’adresser à un auditoire intéressé par le sujet traité et désireux avant tout de comprendre. C’est également un lieu de parole préservé du rythme effréné de l’actualité, en phase avec le temps long des évolutions sociales, politiques et psychiques.
Mais la radio présente bien d’autres atouts, dont le travail social a tout intérêt à se saisir. Nous pensons en particulier à celui de l’oralité. Parce qu’il est d’abord une rencontre avec un autre, quel qu’il soit, en situation de vulnérabilité, d’isolement, d’exclusion, de souffrance ou de révolte, le travail social se fonde le plus souvent d’abord sur l’échange parlé, la parole. C’est à travers le filet du langage que nous tentons de faire vivre le lien sans lequel aucun travail éducatif ou social n’est possible. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le média radiophonique offre un terreau si fertile au travail social. Nomade, la radio est accessible au plus grand nombre. Elle permet de rompre l’isolement, même si l’on est sans domicile, à la rue, et favorise le maintien d’un lien social. La radio est un pont entre soi et les autres.
Au cours des dernières années, différentes initiatives ont tenté de concevoir des lieux de diffusion adaptés aux spécificités du travail social. Dans son essai Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme(2), le théoricien de la communication Marshall Mc Luhan développait l’idée que le médium (c’est-à-dire le moyen de communication) prenait le pas sur le message.
Non seulement la radio est dénuée de l’effet hypnotique des écrans, mais aussi, à l’heure où tout se montre et s’expose, où l’image est partout, sans cesse, immédiate et consommable, et où chacun photographie jusqu’au plat qu’il s’apprête à manger, elle fleure bon la ritournelle d’antan. Elle s’inscrit dans une tradition d’émancipation et d’insoumission(3) et offre un espace de liberté où la parole trouve à se déployer et à résister. Elle peut être un média de résistance. Des ondes brouillées de Radio Londres, qui s’écoutaient dans le secret des domiciles pendant la Seconde Guerre mondiale, aux ondes ballottées de Radio Caroline diffusant à partir des années 1960 des mélodies proscrites depuis les eaux internationales de la mer du Nord ; des ondes surgies de la nuit parisienne de Radio Verte à la fin des années 1970, qui appelaient aux prémices de la prise de conscience écologique, aux ondes transgressives, provocantes et jubilatoires de la sulfureuse Carbone 14 des années 1980, la radio a pu être l’expression de voix alternatives, de groupes minoritaires et de préoccupations émergentes. Moins gourmande en moyens de production que la télévision, la radio est un média propice à l’expression de l’indocilité. Elle permet de résister au prêt-à-penser, à ce qui va de soi, à l’inertie, à une pratique professionnelle qui ne prend plus le temps de s’élaborer et de se confronter à l’échange et au débat contradictoire.
Mais la tension existe entre la légèreté d’une voix fugace et la parole qui s’inscrit, s’enregistre, se réécoute à l’infini et s’ancre finalement sur les ondes comme le mot sur la page. La radio est à la lisière d’une étrange frontière entre l’oralité et la transcription scripturale, parlée mais écrite à la fois. Le travail social sans cesse confronté à la nécessité de rendre compte de sa pratique par écrit connaît bien ce mouvement de balancier, entre transcription et transmission.
Mais le média radiophonique offre encore l’intérêt de s’adresser à un large public à travers une parole fluide. Naguère limitée par la puissance des émetteurs, sa diffusion s’est aujourd’hui affranchie des limites géographiques grâce à Internet. Les émissions peuvent s’écouter en tout point de la planète en direct ou en différé, pourvu que l’auditeur soit connecté. La parole naguère volatile et fuyante peut désormais être téléchargée et conservée.
Parler à la radio, c’est aussi accepter de soutenir sa parole et la pensée qui va avec. C’est prendre la responsabilité d’un point de vue sur lequel on pourra nous demander de nous expliquer. Un psychanalyste, salarié d’une association de protection de l’enfance, rompu au travail social, que nous avions contacté pour réfléchir aux liens entre la psychanalyse et le travail social, et donc à la dimension de la parole, a ainsi décliné notre invitation de participer à l’émission. Face à notre étonnement, il nous a expliqué qu’il avait peur de dire des choses qu’il pourrait regretter et qui ne s’effaceraient pas. On peut sourire à l’idée qu’un psychanalyste puisse être effrayé de devoir parler sans voir ceux à qui il s’adresse. Néanmoins cette anecdote nous rappelle combien la radio met en exergue le rapport que chacun entretient avec sa propre parole.
On pense alors à l’initiative de radio itinérante d’une association qui posa ses micros dans différentes villes de France pour recueillir la parole d’individus en situation de grande précarité, à la Web radio Le trottoir d’à côté(4) et à l’émission L’antenne du social que nous animons sur Radio Libertaire. Des initiatives plus complémentaires que concurrentes.
Que représente alors, pour celui qui l’écoute, une voix ? Une voix sans corps ? Sans visage ? Une voix à travers les ondes ? Elle est peut-être comme la réminiscence d’une vie in utero, où des voix sans incarnation encore berçaient nos heures aquatiques. C’est peut-être des eaux de cette mémoire-là que la radio tire sa capacité d’apaisement, de sérénité. Peu importe que l’on vocifère à l’autre bout du poste, la radio s’écoute et cette écoute s’inscrit dans les traces mnésiques de nos premières acoustiques.
Ce que nous tentons de faire, c’est de porter témoignage de nos pratiques. Il est loin le temps où les hommes attendaient qu’Hermès leur transmette, de ses sandales ailées, le message des dieux. A L’antenne du social, ce sont des êtres incarnés qui se présentent aux micros pour délivrer leur message. Tous travailleurs sociaux, mais aussi tous différents dans le désir de témoigner de nos pratiques, de transmettre sur nos métiers, sur les questionnements qui nous agitent, sur ce qui nous relie ou nous sépare. La radio permet ce métissage des différences. Elle organise d’improbables rencontres. Nous faisons le choix de tutoyer les invités. La parole se veut horizontale, elle n’est plus hiérarchisée. Le tutoiement permet, par le déshabillage du statut qu’il induit, de dessiner cette ligne-là. C’est ainsi que, lors d’une émission consacrée à « L’écriture du travail social »(5), différentes logiques d’écriture ont pu être débattues.
Plus soucieux d’action que de communication, les services sociaux et éducatifs s’imposent mal dans le monde des médias. D’aucuns en tireront la conclusion que la poursuite de leurs objectifs exige l’humble discrétion des travailleurs de l’ombre. D’autres, dont nous sommes, pensent que le mouvement actuel des institutions tente de museler une parole qui cherche à se faire entendre. Une parole qui n’est pas consensuelle et qui vient dénoncer les désastres du libéralisme effréné et ravageur pour les plus humbles d’entre nous. C’est bien parce que les travailleurs sociaux sont les premiers observateurs des effets des politiques sociales qu’il leur appartient d’en témoigner. A ce titre, ils doivent assumer d’en porter le message, de s’en faire les porte-voix, de se bagarrer pour que le silence ne gagne pas la partie et de prendre la parole partout où il est possible de se faire entendre.
La radio est un amplificateur de nos luttes et de nos espoirs. Certes, comme le colibri de la légende amérindienne reprise par Pierre Rabhi(6) portant goutte après goutte l’eau dans son bec, nous ne prétendons pas éteindre l’incendie, mais nous tentons de faire notre part, si petite et imparfaite soit-elle.
Depuis bientôt deux heures, les invités enchaînent les propos d’exaspération et d’espoir mêlés. Nous avons décortiqué le pouvoir insolent, dénoncé des injustices, réclamé de la reconnaissance, proposé des solutions alternatives, des expériences à mener… Nous concevons L’antenne du social comme un lieu de vigilance et un appel au réveil. A l’action. “On va pas se laisser faire.” “Le monde ne changera pas sans nous.” “Ayons le cran de refuser.” ”On est plus fort quand on est ensemble.” “Demain, il sera trop tard”… Derrière la vitre l’équipe de l’émission suivante attend son tour. Il est 20 h 59. La lumière repasse au vert…
(1) Qui a lieu le troisième vendredi de chaque mois.
(2) Editions Mame/Seuil – Coll. Points – Paris, 1968.
(3) Si l’on exclut, bien sûr, les radios purement commerciales ou conçues, dans certains pays, comme des outils de propagande d’Etat.
(4)
(5) Emission du 15 avril dernier où les ASH sont venues témoigner de leur perception de l’écrit.
(6) Initiateur du mouvement Colibris et l’un des pionniers de l’agriculture écologique en France.