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Claire Rodier : « La politique migratoire de l’Europe n’a pas été infléchie pour faire face à ce qui était prévisible »

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L’année 2015 a été marquée par une crise migratoire sans précédent en Europe. Mais après les premiers élans de solidarité, des inquiétudes émergent et la tentation est forte de refermer les frontières. Spécialiste des politiques européennes d’asile et de migration, la juriste Claire Rodier a voulu apporter des réponses au grand public, dans un ouvrage qu’elle cosigne.
Pourquoi avez-vous rédigé cet ouvrage sous forme de questions-réponses ?

Depuis un peu plus de un an, les médias montrent davantage d’intérêt pour la question des réfugiés. Les associations et les experts ont été énormément sollicités. Ce petit livre a donc été conçu à partir des principales questions posées par des journalistes, mais aussi par de simples citoyens qui s’interrogent sur ce que l’on présente comme une crise très grave. Il s’agissait de leur apporter des explications et, peut-être aussi, des pistes de solutions.

Pourquoi l’année 2015 est-elle particulière en matière de migration ?

Deux naufrages importants se sont produits coup sur coup, tuant plus de 1 500 personnes. Il y a eu aussi la médiatisation de la photo d’un petit garçon syrien mort sur une plage turque. Il s’était déjà produit des naufrages importants. Le nombre de morts en Méditerranée n’a d’ailleurs pas cessé d’augmenter, en particulier au cours des trois dernières années. Mais ces deux événements conjugués ont suscité une mobilisation du personnel politique européen. Pour la première fois, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a reconnu qu’il s’agissait d’« une crise grave ». Son discours a secoué l’opinion et, dans la foulée de la réaction d’Angela Merkel, pendant quelques semaines, nous avons eu l’impression que des gouvernements européens, y compris celui de la France, avaient décidé d’inverser le discours habituel de repli et de fermeture. Cela n’a malheureusement pas duré. La porte s’est refermée très vite.

Migrants, réfugiés, demandeurs d’asile… Ces termes recouvrent-ils la même réalité ?

L’utilisation qui en est faite relève parfois de l’instrumentalisation. On nous dit qu’on laisse entrer les réfugiés protégés par le droit international et qu’on rejette les migrants venus pour des raisons économiques, sans légitimité à entrer en Europe. Mais, par définition, on ne peut pas savoir si quelqu’un est un migrant ou un réfugié tant qu’on ne lui a pas parlé. Or les politiques européennes consistent en grande partie à bloquer les gens aux frontières avant qu’on puisse leur parler. Cette discrimination a priori est l’un des aspects préoccupants de la gestion des flux migratoires par l’Europe. D’autant que l’on s’appuie pour cela sur des critères de nationalité : on accepte les Syriens ; les Erythréens, ça dépend ; on rejette les Africains de l’Ouest. Or ce critère de nationalité n’est pas reconnu par le droit international. La convention de Genève, le socle en matière d’accueil des réfugiés, n’en parle pas. Elle exige un examen individuel de chaque personne demandeuse d’asile pour savoir quels risques personnels elle encourt. Pour notre part, au GISTI, nous préférons le terme générique de « migrant ». On peut utiliser aussi le terme « exilé », qui est assez passe-partout.

Combien de personnes entrent en Europe de façon irrégulière ?

Le chiffre communément admis est de un million de personnes ayant franchi irrégulièrement les frontières de l’Europe en 2015. Il est plus ou moins fiable, car l’Union européenne ne dispose pas d’un mécanisme de comptage centralisé. On s’appuie donc sur les données de l’agence Frontex recoupées avec celles du HCR [Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés] et d’autres agences internationales. Il s’agit d’un chiffre record sur quinze ans et, malgré toutes les mesures prises pour protéger les frontières, il ne va sans doute pas diminuer. Le profil de ces migrants ne correspond plus du tout à l’idée que s’en font beaucoup de gens. Ce ne sont pas des pauvres hères cherchant fortune. Ce sont bien souvent des personnes parties de chez elles parce qu’elles y étaient obligées. Elles disposent souvent d’un bagage culturel et économique équivalant à celui de la classe moyenne européenne.

Cette arrivée massive de réfugiés est-elle conjoncturelle ou s’agit-il d’une tendance de fond ?

La mobilité des personnes est l’une des composantes de la mondialisation. On voit mal comment on pourrait favoriser le développement des moyens de communication et les échanges économiques tout en refusant la mobilité des hommes. Néanmoins, le nombre de réfugiés est le plus haut jamais atteint dans le monde : 65 millions en 2015, selon les derniers chiffres du HCR. Une part importante de ce pic est liée aux conflits du Moyen-Orient, mais l’arrivée de migrants en grand nombre ne nous est pas tombée d’un coup sur la tête. Elle remonte au moins à 2011. Il y a, de la part de nos gouvernements, une sorte d’aveuglement ou de déni à prendre en considération cette crise qui se déroule à leur porte. La politique migratoire de l’Europe n’a absolument pas été infléchie pour faire face à ce qui était parfaitement prévisible.

Comment fonctionne le mécanisme européen d’accueil des réfugiés et demandeurs d’asile ?

Selon la convention de Genève, que tous les Etats membres de l’Union ont ratifiée, toute personne se présentant à la frontière de l’un des Etats signataires en demandant l’asile doit voir sa demande examinée. Elle ne peut pas être refoulée en attendant l’issue de l’instruction de cette demande. Reste que depuis qu’il existe une politique européenne commune dans ce domaine, c’est-à-dire depuis 1999, l’un de ses principaux objectifs est justement d’éviter que les gens accèdent au territoire européen pour ne pas avoir à appliquer cette règle. Pour cela, on utilise notamment ce que l’on appelle des procédures expéditives, considérant que certains critères de nationalité rendent quasiment automatiquement inéligible au statut de réfugié. Mais surtout, depuis plusieurs années, l’Europe a déployé des dispositifs de surveillance en amont de ses frontières physiques, avec de la dissuasion en mer ou en incitant des pays non européens proches à garder les personnes susceptibles d’arriver en Europe. Tout cela officiellement au nom de la protection des personnes, pour éviter qu’elles ne se noient en Méditerranée ou qu’elles ne soient obligées de faire appel à des passeurs…

L’Europe est-elle en capacité d’accueillir cet afflux de migrants ?

Si l’on rapporte le million de réfugiés de 2015 aux 500 millions d’Européens, c’est très peu. La véritable question est plutôt celle de la concentration. Il est évident que si le principe de solidarité entre Etats était appliqué, il y aurait beaucoup moins de focalisation sur les migrants car ils seraient répartis de façon plus harmonieuse. C’est donc une question d’anticipation et de gestion par la puissance publique face à un phénomène inéluctable. L’actuelle politique de migration et d’asile de l’Europe a été conçue pour répondre aux problématiques des années 1980, quand on faisait venir des travailleurs immigrés en pensant pouvoir les renvoyer chez eux facilement. Aujourd’hui, cela ne marche plus comme ça. En réalité, notre capacité d’accueil est liée en grande partie à la perception que nous avons de la situation. En matière de migration, à données égales, selon l’image que l’on donne de ces personnes et le traitement qui leur est réservé par les autorités, la population va les ressentir comme une menace ou, au contraire, va se montrer prête à les accueillir. Quand le gouvernement est mobilisé et que les médias sensibilisent l’opinion, les maires sont prêts à accueillir des familles et les associations sont assaillies par des particuliers qui ont de la place chez eux(1).

Ne risque-t-on pas de vous taxer d’« angélisme » ?

Il ne s’agit pas de raconter des bobards aux gens, mais simplement de leur dire ce qui se passe. La réalité est qu’il y a de plus en plus de conflits produisant des réfugiés. Nous disposons de capacités d’accueil qui ne sont pas négligeables. Prenons-en notre part et essayons de travailler avec les autres pays pour mettre en œuvre une politique digne de ce nom. Les travailleurs sociaux constituent un petit maillon de cette chaîne qui commence au plus haut niveau. Comme d’autres professionnels, ils sont confrontés à des interrogations telles que : « Pourquoi s’occupe-t-on des étrangers et pas des Français ? Pourquoi un réfugié se voit attribuer un logement et pas un Français qui en attend un depuis longtemps ? » Il est important de rappeler qu’être accueillant, avoir une posture de solidarité, c’est profitable à tout le monde. Discriminer les gens sur la base d’une préférence nationale est une solution qui n’est gérable qu’à très court terme et qui n’est pas adaptée.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Claire Rodier est juriste au GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) et cofondatrice du réseau euro-africain Migreurop. En collaboration avec Catherine Portevin, elle publie Migrants & réfugiés. Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents (Ed. La Découverte, 2016). Elle est également l’auteure de Xénophobie business. A quoi servent les contrôles migratoires ? (Ed. La Découverte, 2012)(1).

Notes

(1) Le ministère du Logement vient d’ailleurs de lancer un appel à projets pour développer l’hébergement de réfugiés chez des particuliers – Voir ce numéro, p. 7.

(1) Voir ASH n° 2782 du 9-11-12, p. 26.

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