Dans quatre décisions rendues le 13 juillet, le Conseil d’Etat précise le cadre dans lequel une personne sans abri peut saisir le juge du « référé liberté » pour demander son hébergement d’urgence, clarifiant au passage sa jurisprudence s’agissant de la répartition des compétences entre l’Etat et les départements en matière d’hébergement d’urgence de cette population(1). En l’occurrence, dans les quatre affaires, la Haute Juridiction administrative réaffirme la compétence de principe de l’Etat en la matière. Hors cas particuliers, l’intervention du département ne peut être que subsidiaire et, donc, ne peut pas être imposée par le juge des référés.
Pour mémoire, la procédure du « référé liberté », prévue par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, permet au juge d’ordonner, dans un délai de 48 heures, toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale (ce qui est le cas, par exemple, en cas de carence caractérisée dans la mise en œuvre du droit à l’hébergement d’urgence). Pour obtenir satisfaction, le requérant doit justifier d’une situation d’urgence qui nécessite que le juge intervienne dans les 48 heures.
Les sages devaient plus précisément se prononcer sur la situation de quatre couples d’étrangers accompagnés d’enfants en bas âge qui s’étaient retrouvés à la rue après avoir perdu le bénéfice d’une aide financière pour se loger ou d’un hébergement :
→ dans la première affaire, une ressortissante russe d’origine tchétchène avait été hébergée et prise en charge par l’Etat dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile avec ses deux enfants mineurs. Cette prise en charge ayant cessé à la suite du rejet définitif de sa demande d’asile, elle avait alors sollicité avec son conjoint – dont la demande d’asile avait elle aussi été définitivement rejetée – un hébergement d’urgence auprès de l’Etat, tout en saisissant le département d’une demande identique. Après avoir pu bénéficier une nuit d’un hébergement fourni par l’Etat, le couple avait ensuite saisi le juge des référés du tribunal administratif afin qu’il soit enjoint au préfet et au département de lui fournir, sans délai, un hébergement. Après avoir relevé l’absence de carence caractérisée de l’Etat dans la mise en œuvre du droit du couple à l’hébergement d’urgence, le magistrat avait en revanche considéré le département fautif et lui avait ordonné de fournir une aide financière aux requérants afin qu’ils puissent se loger avec leurs enfants. Une décision contestée par le département devant le Conseil d’Etat ;
→ dans la deuxième affaire, un couple de demandeurs d’asile albanais, parents de deux enfants mineurs et dont la demande d’asile avait été rejetée en appel, bénéficiait du financement, par le département, de leur hébergement à l’hôtel. Un nouveau règlement départemental ayant limité la durée de ce type de financement, il en avait perdu le bénéfice et s’était retrouvé à la rue avec ses enfants. Après avoir bénéficié d’un hébergement durant une nuit grâce au « 115 », le couple avait ensuite saisi le juge des référés du tribunal administratif pour qu’il enjoigne au département de lui fournir sans délai un hébergement, notamment par le biais d’une aide financière mensuelle. Demande accordée par le magistrat, entraînant la saisine du Conseil d’Etat par le département ;
→ dans la troisième affaire, un couple d’Angolais, parents d’un enfant mineur et dont les demandes d’asile avaient été rejetées, avait bénéficié d’une aide financière du département pour son hébergement à l’hôtel. Un nouveau règlement départemental ayant limité la durée de ce type de financement, le versement de l’aide avait cessé. Après avoir sollicité en vain un hébergement auprès du « 115 », le couple avait saisi le juge des référés du tribunal administratif afin qu’il soit enjoint au département de lui fournir, sans délai, un hébergement, notamment par le biais d’une aide financière mensuelle. Demande accordée par le magistrat et contestée par le département devant le Conseil d’Etat ;
→ dans la quatrième affaire, un couple d’Albanais, parents de trois enfants mineurs, avait été hébergé et pris en charge par l’Etat durant l’instruction de leur demande d’asile. A la suite de la confirmation du rejet de leurs demandes d’asile par la Cour nationale du droit d’asile, cette prise en charge avait cessé. Le couple s’était alors tourné vers le 115 et le département. « N’ayant bénéficié d’un hébergement que pour quelques nuits isolées », il avait alors demandé au juge des référés du tribunal administratif d’enjoindre à l’Etat et au département de lui fournir un hébergement d’urgence. Le magistrat s’était alors tourné vers l’Etat, ordonnant au préfet d’attribuer aux requérants le bénéfice d’un hébergement d’urgence approprié pour eux et leurs enfants. Une décision contestée par le ministre des Affaires sociales et de la Santé devant le Conseil d’Etat.
Dans les quatre affaires, le Conseil d’Etat rappelle que, en vertu du code de l’action sociale et des familles, c’est l’Etat qui a la charge d’assurer un hébergement d’urgence à toute personne sans abri et en situation de détresse médicale, psychique ou sociale. Le département, qui est chargé d’une mission de protection de l’enfance, n’est susceptible d’intervenir qu’à deux titres. D’abord, à titre principal, c’est à lui que revient la mission de permettre l’hébergement, y compris en urgence, des femmes enceintes et des mères isolées avec un enfant de moins de 3 ans. De même, lorsqu’un mineur est placé auprès des services de l’aide sociale à l’enfance (ASE), il revient au département d’assurer son hébergement.
Au-delà de ces cas particuliers, la mission de protection de l’enfance du département implique de sa part l’aide à domicile, prévue par l’article L. 222-3 du code de l’action sociale et des familles, lorsque la santé, la sécurité ou l’éducation des enfants l’exigent. Cette aide prend notamment la forme d’une aide financière qui peut permettre de loger l’enfant et sa famille lorsqu’ils sont sans abri et qu’une prise en charge de l’enfant par les services de l’aide sociale à l’enfance, qui conduirait à le séparer de sa famille, ne va pas dans son intérêt. Cependant, cette intervention du département au profit des familles sans-abri avec enfant « ne revêt qu’un caractère supplétif dans l’hypothèse où l’Etat n’aurait pas accompli les diligences qui lui reviennent ». « Elle ne saurait entraîner une quelconque obligation à la charge du département dans le cadre d’une procédure d’urgence, laquelle a précisément pour objet de prescrire, à l’autorité principalement compétente, les diligences qui s’avéreraient nécessaires ».
Une personne sans-abri peut donc, dans ce cadre, saisir le juge du référé-liberté pour demander son hébergement d’urgence par l’Etat. En effet, une carence caractérisée de ce dernier dans l’accomplissement de sa mission « peut faire apparaître une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » lorsqu’elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée. Il revient ainsi au juge – qui statue en 48 heures – d’apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l’administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l’âge, de l’état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée.
Dans le cas particulier – comme en l’espèce dans les quatre affaires – de personnes étrangères qui doivent quitter le territoire, le Conseil d’Etat précise qu’« une carence constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne saurait être caractérisée, à l’issue de la période strictement nécessaire à la mise en œuvre de leur départ volontaire, qu’en cas de circonstances exceptionnelles ». Autrement dit, l’hébergement ne peut être ordonné par la justice qu’en cas de circonstances exceptionnelles. Les sages précisent que « l’existence d’un risque grave pour la santé ou la sécurité d’enfants mineurs » constitue une telle circonstance, en particulier lorsque – notamment du fait de leur très jeune âge –, « une solution appropriée ne pourrait être trouvée dans leur prise en charge hors de leur milieu de vie habituel par le service d’aide sociale à l’enfance ».
En revanche, hormis le cas des mineurs placés auprès de l’ASE, des femmes enceintes et des mères isolées avec des enfants de moins de 3 ans, le juge des référés ne peut ordonner au département de verser des aides au motif de permettre temporairement l’hébergement d’une famille avec enfant. Car c’est à l’Etat qu’il revient à titre principal d’assurer cet hébergement(2).
C’est en appliquant ce raisonnement que le Conseil d’Etat a tranché :
→ dans la première affaire, le département a été mis hors de cause, les magistrats estimant qu’il n’y avait aucune carence de sa part. La Haute Juridiction administrative a en revanche enjoint à l’Etat d’assurer l’hébergement d’urgence du couple du fait d’une carence caractérisée dans l’exercice de ses missions. En effet, pour elle, il a, au regard du très jeune âge d’un des enfants – « constitutif d’une circonstance exceptionnelle » – et des diligences accomplies par l’administration – qui n’a fourni à la famille qu’un hébergement pour une nuit –, porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;
→ dans la deuxième affaire, le Conseil d’Etat estime que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif a constaté l’existence d’une carence caractérisée du département dans la mise en œuvre du droit des requérants à l’hébergement d’urgence ;
→ verdict identique dans la troisième affaire. Pour les sages, c’est à tort que le juge des référés a constaté l’existence d’une carence caractérisée du département dans la mise en œuvre du droit des requérants à l’hébergement d’urgence ;
→ dans la quatrième affaire, le Conseil d’Etat relève que les requérants ne faisaient état d’aucune circonstance exceptionnelle et juge le ministre des Affaires sociales et de la Santé fondé à soutenir qu’il a été considéré à tort, en première instance, que l’Etat avait porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en n’assurant pas l’hébergement d’urgence des requérants. La Haute Juridiction administrative n’estime pas davantage le département fautif.
(1) Une clarification entamée dans un arrêt du 30 mars 2016 – Voir ASH n° 2955 du 8-04-16, p. 38.
(2) Si les départements ne peuvent ainsi se voir enjoindre d’héberger les familles, le juge du fond peut toutefois leur interdire de mettre fin à une aide sans s’assuser qu’une solution alternative existe pour protéger la santé ou la sécurité des enfants. C’est ce qu’a indiqué le Conseil d’Etat dans une cinquième décision rendue le même jour. Et qui sonne comme un rappel de l’arrêt rendu le 30 mars dernier (Conseil d’Etat, n° 388317 du 13 juillet 2016, disp. sur