C’est d’abord un concours de circonstances lié à la parution d’une enquête sur les pères que l’UNAF [Union nationale des associations familiales] vient de publier(1). Il se trouve que mon livre a paru à peu près au même moment. Mais cette question témoigne surtout d’une certaine maturité dans la réflexion sur les rôles parentaux. En effet, les hommes devenant pères se sont progressivement libérés du dogme selon lequel ils auraient un certain rôle à jouer, une place normée dans le couple et dans la famille. Ils peuvent dire : « je serai père comme je le veux », de la même manière que, dans les années 1970, les femmes pouvaient dire : « un enfant si je veux, quand je veux, comme je veux ». Mais cette émancipation ne peut se satisfaire de la revendication d’une liberté tous azimuts qui pourrait aller jusqu’à un désarrimage symbolique. Plus rien alors ne fonderait la paternité dans son principe et dans le savoir que l’on peut construire dessus. Chacun ferait ce qui lui plaît, et c’est une impasse. Trop d’assujettissement à un dogme ne nous apprend rien sur le père, mais trop de liberté non plus.
L’anthropologie nous montre que la manière d’incarner la paternité – ou de la mettre en scène – varie selon les époques, mais également selon les lieux. Nous en faisons d’ailleurs l’expérience dans notre société, où il existe une relativité culturelle du personnage paternel. Parfois même, la paternité n’est pas mise en œuvre socialement ou, plutôt, aucun personnage n’est désigné pour l’incarner. C’est là que les choses se compliquent, car une fois que l’on a identifié cette relativité culturelle de l’incarnation sociale de la paternité, comment répondre à la question « qu’est-ce qu’être père ? » ? Soit on se place du côté d’une transcendance qui peut être religieuse mais aussi biologique. Le père est alors le géniteur, et on en reste là. Mais les géniteurs ne sont pas forcément des pères… Soit on construit idéologiquement ce qu’est être un « bon père » en décrivant les bonnes pratiques à observer. Mais, là aussi, c’est une impasse car on aboutit inévitablement à un discours normatif.
En effet, mais cela évolue. Il y a une trentaine d’années, les travailleurs sociaux de milieu ouvert ou d’internat qui accompagnaient les familles – et j’en faisais partie – demandaient aux parents de faire correspondre, autant que possible, leurs comportements à cette définition sociale traditionnelle que j’évoquais à l’instant. C’était une manière de ramener le cas particulier à une loi générale constituant un point d’appui. Aujourd’hui, ce dogme est beaucoup moins défini. On renvoie les hommes à leurs désirs – « comment voulez-vous être père ? » –, ce qui revient, lorsqu’ils sont fragiles, à les mettre devant un abîme de perplexité. Ou bien on déploie une normativité très personnelle, chacun y allant de sa représentation sur la façon dont un père doit se comporter avec ses enfants. Sachant que cela peut varier d’un professionnel, d’un service ou d’un département à un autre.
C’est en effet un grand classique, même si elle reste un peu difficile à saisir. Dans la perspective de l’héritage freudien puis lacanien qui est le mien, cette référence à un principe abstrait reste incontournable. Certains collègues pensent que je parle d’un père virtuel. Pas du tout ! Il faut au contraire que les pères soient concrets, investis affectivement, sensoriellement et pratiquement auprès de leurs enfants. Ils leur apportent une vraie richesse en acceptant de faire des câlins, de jouer avec eux, de s’en occuper au quotidien… Tout cela appartient à la pratique paternelle actuelle. Mais en deçà de ces manifestations comportementales, j’essaie d’en saisir le principe. La pathologie nous y oblige car certains pères se comportent très bien du point de vue d’une définition normative sans pour autant mettre en œuvre la fonction paternelle. Des pères parfaits du point de vue du comportement – celui de Frantz Kafka, par exemple – étaient absolument destructeurs pour leurs enfants en raison de cette perfection même. Frantz Kafka l’écrit dans sa Lettre au père : « Je suis le résultat de ton éducation et de ma soumission. » A l’inverse, un père reconnu légalement et socialement comme tel mais qui ferait de son enfant ce qu’il veut du point de vue du désir serait dans une forme de toute-puissance maternelle. Dans la Bible, Abraham, en tant que père, se garde de cet investissement totalement aimant de son enfant qui l’empêcherait de s’en séparer.
Si le maternel se situe du côté de la continuité, de la sécurité, de la permanence de la présence à l’enfant, la dimension paternelle est, à l’inverse, ce qui va venir introduire de la distance, de la différence, de l’absence dans ce rapport continu. C’est l’héritage freudien classique largement diffusé chez les travailleurs sociaux : la mère est du côté de la fusion et le père, de la séparation. Mais cette définition reste très dépendante du contexte historique dans lequel elle a émergé, et il faut s’émanciper un peu des conditions initiales de sa mise en œuvre. En clair, si ce n’est pas la description des comportements paternels qui définit la fonction paternelle, celle-ci peut être mise en œuvre de mille et une manières, et notamment par les femmes.
Nous portons tous, y compris les femmes, une aptitude à limiter l’expression de notre désir à l’égard de l’enfant. Tout un chacun est capable, aimant un enfant, de ne pas l’aimer abusivement. La fonction paternelle se situe là. Lorsque des mères en situation monoparentale m’expliquent : « Je suis obligée de faire le père et la mère », avant je trouvais qu’elles étaient dans une position de toute-puissance, se suffisant à elles-mêmes. Mais ce n’est pas forcément de cela qu’il s’agit. Elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes pour limiter leur propre puissance maternelle. Elles font donc jouer un père imaginaire, la loi tout simplement, dans leur rapport à l’enfant en s’appuyant sur une référence tierce symbolique. Cela explique aussi le besoin de points d’appui extérieurs de ces mères qui élèvent seules leur enfant. C’est là que les travailleurs sociaux peuvent opérer quelque chose de la fonction paternelle. La relation qu’ils ont avec la mère va la soutenir. Il ne s’agit pas de lui dire comment agir avec son enfant, mais simplement de l’aider à consentir que celui-ci soit aussi aimé et éduqué par quelqu’un d’autre.
Sûrement pas. Les hommes d’aujourd’hui font l’expérience de l’enfant comme un objet de désir, comme c’est le cas traditionnellement pour la mère. C’est une mutation subjective très importante. Ils découvrent la richesse que représente cet investissement émotionnel et sentimental dès le plus jeune âge de l’enfant. Ils ne viennent plus, de l’extérieur, séparer la mère et l’enfant pris dans une fusion aimante, pourtant nécessaire à l’enfant. La conséquence est qu’étant eux aussi dans ce rapport aimant à l’enfant, ils doivent s’appliquer à eux-mêmes une « limitation de jouissance », pour parler en psy. Cette fonction paternelle de différenciation et de renonciation à l’enfant comme objet de jouissance – autrement dit, l’initiation de l’enfant à la limite – doit s’appliquer aussi aux pères. Comme Abraham, ils doivent réaliser la mise à mort de l’enfant narcissique ou imaginaire pour permettre à l’enfant réel de devenir un sujet qui va conquérir petit à petit son autonomie.
Elle reste indispensable. Je fais partie de ceux qui considèrent que le signifiant générique « parentalité » a été un recours utile dans les années 1990 pour essayer de dégager les fonctions parentales d’une définition sociale trop dogmatique de la famille. Mais cette parentalité comporte deux dimensions : l’une maternelle, l’autre paternelle. La dimension maternelle, du côté de l’amour et de la permanence du lien, peut être incarnée aussi bien par les hommes que par les femmes. Même chose pour la dimension paternelle, du côté de la différence et de l’émancipation de l’enfant, qui peut aussi être mise en œuvre par les professionnels.
Le psychologue clinicien Daniel Coum est maître de conférences associé au département de psychologie clinique et de psychopathologie de la faculté brestoise Victor-Segalen. Formé à la psychanalyse et à l’anthropologie clinique, il intervient notamment au sein de l’association Parentel, à Brest. Il publie Paternités (Ed. Presses de l’EHESP, 2016).
(1) « Etre père aujourd’hui » – Note de synthèse n° 8 – Réseau national des observatoires des familles – UNAF (juin 2016).