« Ne sais-tu pas que la source de toutes les misères de l’Homme, ce n’est pas la mort, mais la crainte de la mort ? » En 2010, Laurent Decrop inscrivait cette citation du philosophe Epictète en exergue de son mémoire « L’accompagnement de la fin de vie des personnes handicapées mentales » à l’EHESP. Aujourd’hui directeur d’un service de soins de suite et de réadaptation et d’un ESAT à Bagnols-sur-Cèze (Gard), Laurent Decrop dirigeait alors un FAM. Son intérêt pour le sujet venait d’un constat : le projet d’établissement ne faisait aucune mention de la fin de vie. « La gravité des pathologies accueillies aurait pourtant dû amener ses rédacteurs à la mentionner, d’autant que, en l’espace de trois ans, une dizaine de décès étaient survenus dans la structure, fait-il valoir. Ces documents et l’association elle-même étaient assez représentatifs de notre société, de son rapport à la mort. La mort est cachée, escamotée, elle fait peur. Et pourtant, on meurt dans les ESMS ou, plus exactement, les résidents des ESMS meurent comme les autres ! »
En 2013, dans son rapport « La fin de vie dans les établissements pour personnes adultes handicapées »(1), l’Observatoire national de la fin de vie (ONFV) identifiait d’ailleurs que 1 400 personnes mouraient chaque année en FAM ou en MAS – une situation qui, selon les auteurs de l’étude, restait pourtant « une réalité invisible ». Même souci dans les structures hébergeant des personnes en situation de précarité : en 2014, l’ONFV montrait que, bien que le cumul des pathologies lié au retard d’accès aux soins et les conditions de vie dues à un passé d’errance accélèrent le processus de vieillissement, « ni la formation des professionnels, ni les structures d’hébergement n’ont réellement intégré la fin de vie de personnes précaires »(2).
Dès lors, seuls les EHPAD seraient-ils intrinsèquement préparés à la disparition de leurs usagers ? Pas si sûr. Lorsque Isabelle Regnault, actuellement directrice du Fonds humanitaire polonais, à Lailly-en-Val (Loiret), a pris son premier poste en 2007, elle pensait que les questions de la mort et de la fin de vie allaient être au cœur de ses préoccupations professionnelles : « J’ai été étonnée de constater, au final, qu’elles étaient occultées par le personnel. Il a fallu plusieurs années, une vraie relation de confiance avec les soignants, avec les familles et avec les résidents, pour que j’arrive enfin à faire émerger cette problématique », explique-t-elle.
Pour que la fin de vie soit considérée et sa prise en charge élaborée dans les ESMS, encore faut-il que les directeurs eux-mêmes aient une relation apaisée avec la mort. Isabelle Regnault estime que « si on choisit de diriger un établissement pour personnes âgées, mieux vaut ne pas être mal à l’aise avec la fin de vie ! » Elle-même avait suivi un stage dans l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (Val-de-Marne), où le temps accordé aux transmissions et leur pluridisciplinarité l’avait marquée. Pour sa part, Laurent Decrop – qui a travaillé pendant une année dans une clinique accueillant des patients cancéreux en phase terminale avant de rejoindre le secteur médico-social – assure avoir un rapport « serein » à la mort. Il se rêvait d’ailleurs directeur d’une unité de soins palliatifs…
« Mon approche de la mort est très pragmatique, j’ai toujours estimé qu’elle était une des étapes de la vie », confie, quant à lui, Olivier Colson, qui gère depuis vingt ans le CHRS Le Petit Ermitage, à Léognan (Gironde). Cet établissement accueillant 40 très grands précaires « à l’état de santé très dégradé », le directeur et ses équipes ont intégré depuis longtemps qu’ils seraient amenés à gérer des accompagnements de fin de vie. De fait, Le Petit Ermitage compte en moyenne deux décès par an, et déjà trois décès depuis le début 2016.
Olivier Colson a mis en place des procédures claires : « Quand un diagnostic de fin de vie est posé par le milieu médical, nous préparons une sortie vers les soins palliatifs et les éducateurs continuent à rendre visite à l’usager dans ce cadre. Ils peuvent ainsi discuter avec la personne sur ses souhaits (crémation, enterrement, cérémonie religieuse). » Pour un décès soudain, la situation est plus complexe, car le directeur est « obligé de prendre des décisions qui ne [lui] incombent pas juridiquement… », l’équipe étant rarement en mesure de retrouver un parent pour prendre le relais. « Comme l’association Le Petit Ermitage est régulièrement confrontée à cette problématique, elle a fait le choix, voici plus de dix ans, de disposer d’un caveau au cimetière de Léognan », explique Olivier Colson.
Ces décès affectent fortement le groupe. « Il peut y avoir un effet miroir, des angoisses », précise le professionnel, qui a décidé de communiquer le plus possible autour de cette question. « Je réunis l’ensemble des travailleurs sociaux et des résidents pour annoncer le décès – même si l’information a déjà circulé dans les couloirs – et nous engageons un débat sur les questions de la santé, de la mort… Nous précisons, bien sûr, la date et le lieu de la cérémonie et véhiculons tous ceux qui souhaitent s’y rendre. »
Des procédures similaires sont appliquées à la pension de famille Le Pari(s), qui accueille, à Voiron (Isère), des personnes en situation d’exclusion extrême. « Depuis l’ouverture en 2006, nous avons enregistré 25 sorties du dispositif. Cinq d’entre elles correspondent à des décès », pointe Francis Silvente, directeur général de l’association Relais Ozanam. « La mort des usagers est un phénomène assez nouveau dans nos structures, observe-t-il, mais auquel on aurait pu s’attendre puisque la pension de famille est un logement dans lequel les personnes accueillies vieillissent. » Le directeur général rappelle que son association prône le « principe de non-abandon » et s’engage donc à accompagner les usagers jusqu’au bout : « Deux personnes atteintes de cancer nous ont fait part de leur désir de ne pas mourir à l’hôpital mais dans leur logement. Nous avons fait en sorte que ce soit le cas, grâce au lien noué avec le centre de soins palliatifs de Voiron. » Il ajoute : « L’“après” est aussi extrêmement important pour nous. Les animateurs et les travailleurs sociaux passent du temps avec les résidents endeuillés – par exemple, en partageant un repas et en les conviant aux obsèques quand nous les organisons. C’est fondamental de montrer à ceux qui restent qu’ils ne seront pas seuls quand ce sera leur tour de partir. »
Quant au soutien des équipes, il est également pris en compte, grâce à l’appui d’une psychologue libérale. Son intervention (d’ordinaire, une fois par mois) est renforcée après un décès. « Même si nous parvenons à leur donner une fin digne, ce n’est jamais facile pour les professionnels qui côtoient les résidents depuis de nombreuses années et avec lesquels des liens se créent, reconnaît Laure Bayot, chef de service au Pari(s). Nous participons donc à des sessions d’analyse de la pratique pour mettre des mots sur notre ressenti. » De plus, l’équipe de soins palliatifs intervient post mortem pour soutenir les salariés. Par ailleurs, une journée d’étude a été organisée par le Relais Ozanam en 2015 sur la santé et la fin de vie, tandis que la Fondation Abbé-Pierre, qui soutient Le Pari(s), a créé un réseau de pensions de famille où sont abordées des problématiques communes comme la mort des usagers.
Un psychologue intervient aussi au CHRS Le Petit Ermitage. « Il est embauché quelques heures par semaine pour réaliser un travail thérapeutique avec les résidents. Mais si un salarié souhaite le voir après un décès, il peut le faire, et s’il préfère rencontrer un autre praticien à l’extérieur, nous le prenons en charge, assure Olivier Colson. Idéalement, il faudrait proposer aux salariés de suivre une formation spécifique sur l’accompagnement de la fin de vie, mais comme ce n’est pas la spécificité d’un CHRS, ce n’est pas envisageable pour le moment. »
Les formations sont pourtant essentielles, selon Vincent Meillarec, géronto-psychologue et gérant d’Ideage formation : « La mort est un sujet sensible sur le plan moral, légal, spirituel. Parce qu’émotionnellement très chargée, elle n’est pas suffisamment abordée par les professionnels entre eux. Une formation peut permettre de remobiliser les équipes, de libérer leur parole, de partager leurs ressentis et la souffrance générée par le décès d’un ou de plusieurs résidents. Elle permet aussi de prendre conscience de l’importance du travail d’équipe durant l’accompagnement de fin de vie, ou encore de savoir réagir après le décès d’un résident à travers les différentes étapes du deuil [3]. »
Formatrice au CREAI Auvergne-Rhône-Alpes, Claire-Lise Ravaille poursuit : « Cette thématique est abordée de manière assez prudente par les directeurs, alors qu’il y a beaucoup d’attentes du côté des équipes, qui se posent des questions sur l’application de la loi “Leonetti” et les directives anticipées, la gestion de la douleur, l’euthanasie ou, plus précisément, se demandent : “Qu’est-ce qu’on va dire aux autres résidents ? Comment organiser les rituels ? Quel délai avant l’accueil d’un nouveau résident ? Quelle place pour les familles” » Au moment des décès, il arrive régulièrement que des conflits émergent au sein de l’équipe – « avec des incompréhensions, des reproches », ajoute la formatrice. « Il faut en parler, mettre des mots, mais surtout travailler en amont sur ces questions pour savoir mettre de la distance le moment venu. Et plus de personnes seront formées, managers compris, plus ce sera efficace au sein de l’institution. »
Directeur depuis sept ans de l’EHPAD Bastille, à Paris, Patrick Poulain a tenu à ce que les professionnels de sa structure suivent ce type de stage. Dans sa résidence, il observe « des cycles de décès ». « Parfois, personne ne meurt pendant un trimestre, puis quatre ou cinq résidents tirent leur révérence le même mois. » Et de telles « répétitions des deuils » peuvent mettre les professionnels K.O. Il y a trois ans, Patrick Poulain est parvenu à obtenir des tutelles le financement d’une psychologue un jour par semaine. « Les salariés peuvent la rencontrer individuellement ou lors de groupes de parole pour parler des accompagnements de fin de vie difficiles. Des professionnels peuvent, par exemple, être en souffrance lorsqu’ils doivent arrêter des hydratations. Auparavant, je me souviens avoir vu des salariés qui culpabilisaient. Depuis la mise en place de l’analyse des pratiques, cela n’a plus jamais été le cas. »
C’est à la maison médicale Jeanne-Garnier, un centre de soins palliatifs parisien, que Laurent Decrop a envoyé en formation l’ensemble des salariés du FAM qu’il dirigeait. Et ce, à la suite d’une expérience particulière : « L’une de nos résidentes, trisomique, avait vécu dans les différentes structures de l’association de l’âge de 18 ans à sa fin de vie, à 60 ans. Mais rien n’avait été anticipé pour son départ, et c’était la première fois que les équipes étaient confrontées à un décès. Quand un diagnostic a été posé, les professionnels du FAM ont dit qu’ils ne se sentaient pas capables de l’accompagner jusqu’au bout. » La résidente a donc été hospitalisée dans un service de soins palliatifs à Versailles, qui avait volontiers accepté de prendre en charge des personnes porteuses de handicap mental. « Après son décès, je souhaitais que son corps soit ramené à l’établissement pour la veillée, mais la direction générale de l’époque était réticente, poursuit le directeur. Pour permettre aux résidents qui la connaissaient bien de lui dire adieu, les éducateurs ont organisé des visites à Versailles. Nous avons chanté pour la défunte, ce fut très touchant. » Une démarche qui a néanmoins posé question à certaines familles et que Laurent Decrop a dû argumenter.
« Au final, quand j’ai commencé mon mémoire de Cafdes sur le thème de l’accompagnement de fin de vie, j’étais parti avec l’idée de la nécessité d’ouvrir une structure de soins palliatifs dédiée aux personnes porteuses d’un handicap, explique-t-il aujourd’hui. Puis, au fur et à mesure de ma réflexion et de discussions, j’ai changé d’avis : déraciner nos résidents à la fin de leur vie n’est sûrement pas la meilleure chose à faire ! Ma préconisation serait donc de mutualiser des équipes mobiles de soins palliatifs pour accompagner les équipes et prendre en charge nous-mêmes jusqu’à la fin nos résidents qui ont souvent des parcours très longs dans nos structures. » Des conclusions qui font écho à celles de l’ONFV, qui recommandait en 2013 de « faciliter l’intervention des équipes mobiles et des réseaux de soins palliatifs dans les ESMS et mettre en place des “stages croisés” entre équipes mobiles de soins palliatifs et établissements médico-sociaux pour permettre une réelle acculturation des professionnels. »
• Cafdes. Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale.
• CHRS. Centre d’hébergement et de réinsertion sociale.
• CREAI. Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité.
• EHESP. Ecole des hautes études en santé publique.
• EHPAD. Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
• ESAT. Etablissement et service d’aide par le travail.
• ESMS. Etablissement et service social et médico-social.
• FAM. Foyer d’accueil médicalisé.
• MAS. Maison d’accueil spécialisée.
(3) Le docteur Elisabeth Kubler-Ross a mis en évidence les étapes de deuil que parcourt un homme qui s’approche de la mort, et que traverse la famille qui l’accompagne. Chacune est importante et structure la suivante : le choc, le déni, la colère, la négociation, la dépression et l’acceptation.