« Nous sommes témoins des bouleversements qui touchent le secteur médico-social. Au-delà de la réorientation des politiques, des stratégies de regroupement ou de la rigueur budgétaire, ces mouvements ont comme point commun une inversion du sens de l’initiative. Alors que l’innovation était initiée par des acteurs de terrain, elle tend désormais à être administrée par des experts et des gestionnaires. Cette inversion n’est pas sans créer de nombreux paradoxes qui se déploient entre opportunités et crispations. Les acteurs de terrain que nous sommes cherchent leur chemin entre résistance et fatalisme, entre Charybde et Scylla. Pour ne pas rester de simples spectateurs, il nous faut tenter de penser les choses. Aussi, je propose de revenir brièvement sur le chemin parcouru, afin de mettre en évidence les enjeux et les bouleversements auxquels nous sommes confrontés. Lesquels constituent un changement social au sens proposé par Guy Rocher(1) en ce qu’ils affectent durablement le cours de notre histoire.
Le secteur médico-social est né d’une double décision politique inspirée du programme de la Résistance : la création de la sécurité sociale qui lui fournit son financement et le choix de laisser l’initiative aux acteurs de terrain. Dans le contexte de reconstruction nationale de l’époque, il n’en fallait pas plus pour que les projets se multiplient et que de nombreuses institutions voient le jour. Lesquels s’accompagnèrent d’un foisonnement d’idées, auxquelles se mêlèrent des noms célèbres issus de l’éducation et du soin : Françoise Dolto, Bruno Bettelheim, Fernand Deligny, Jean Oury, Maud Mannoni, sans compter tous les anonymes, souvent des parents d’enfants handicapés ou des professionnels de l’enfance. Créées par des initiatives locales dites “de terrain” portées par une multitude d’associations, les institutions donnèrent au secteur certes son caractère morcelé, mais aussi sa diversité et sa richesse. Chaque acteur développait un savoir-faire souvent local, une expérience de terrain dont les aventures de Fernand Deligny furent sans doute l’archétype. Le travail social était une pratique d’artisan transmise par l’expérience et par les formations en alternance. Au départ des fondateurs, le secteur comptait près d’un million d’emplois et des milliers de structures, allant du centre d’hébergement aux établissements éducatifs et d’aide par le travail, en passant par des services de soin et des lieux de vie ! Une diversité qui échappa pour l’essentiel, grâce à la loi de 1901, à la logique marchande, mais qui fut hélas vite rattrapée par une autre logique, non moins redoutable, celle de la gestion.
Alors que l’initiative locale avait rendu un service immense à l’Etat confronté à la lourde tâche de reconstruire la France, son développement exponentiel et peu maîtrisé entraîna assez rapidement un problème de gestion pour les pouvoirs publics. Dès les années 1980, ces derniers s’efforcèrent de maîtriser les dépenses inhérentes à ce secteur. La crise économique et financière, mais plus encore sans doute la mise en concurrence des systèmes sociaux, imposa l’idée qu’il fallait maîtriser les coûts des aides et les rationaliser.
L’entrée dans cette logique fut marquée par la création des agences régionales de santé en 2009 qui rassemblaient, en un même lieu de décision, les pouvoirs économique et politique. L’heure des évaluations, de la comparaison des coûts, des économies d’échelles, de la rationalisation des structures gestionnaires avait sonné. Le mot d’ordre, depuis, est au regroupement, à la convergence tarifaire, à l’uniformisation des normes et des métiers et à la recherche des économies. La concentration des structures entraîne l’émergence d’opérateurs qui s’identifient à leur nombre d’emplois, leurs chiffres d’affaires et leurs comités stratégiques. Là où hier on se présentait comme “directeur d’établissement”, on se définit aujourd’hui comme “responsable des ressources humaines” gérant parfois mille ou deux mille salariés équivalents temps plein. En même temps, ce souci de rationalisation s’accompagne d’une multiplication de normes, de référentiels, de réglementations et de règles extra-légales que sont les recommandations de bonnes pratiques. Nous entrons dans l’ère des cabinets d’experts – plus de mille ont été agréés pour l’évaluation externe des établissements. Si la question de la rentabilité ne se pose pas encore, excepté dans le secteur des personnes âgées, le langage du secteur lucratif franchit progressivement la porte des établissements et des centres de formation. Le manager s’affiche aux dépens du directeur, le chef d’entreprise n’est plus très loin.
Nous avons laissé les termes de “créativité”, de “diversité”, d’“inscription dans le territoire” remplacer ceux de “conformité”, de “normalisation”, de “convergence” et de “décontextualisation”. Certes, il a pu arriver parfois que les personnalités auxquelles nous faisions référence aient été contestées ou nous aient emmené dans des impasses. Mais nous serions aujourd’hui bien en peine d’en proposer de nouvelles ! Les experts et autres consultants occupent la place. Notre monde socio-professionnel vit un moment de bascule qui se traduit par une inversion du sens de l’initiative. Alors que le secteur médico-social avait construit ses normes à partir des expériences de terrain, il doit aujourd’hui se soumettre à celles édictées par des experts. S’il avait pu croire auparavant à un monde d’abondance prenant appui sur le progrès au service de l’Homme, il est désormais soumis au marché concurrentiel.
D’un côté, chaque établissement, sous l’effet de la convergence et des autres portails de la performance, est comparé à son voisin qui devient un concurrent potentiel ; de l’autre, le système de protection sociale des Etats, sous l’effet de la mondialisation, devient un paramètre de compétitivité économique. Par ailleurs, l’Education nationale, dans le cadre de l’inclusion des enfants handicapés, se retire des établissements d’éducation spécialisée en même temps qu’elle abandonne les aides aux enfants en difficulté : les réseaux d’aides spécialisées, héritiers du plan Langevin-Wallon, ont quasiment disparu et les postes d’enseignants spécialisés en centre médico-psycho-pédagogique sont supprimés. Pour reprendre une formule de Maud Mannoni, chaque difficulté à vivre, à défaut d’aide ou de soin, se cherche son “dys”, son handicap, son droit à prise en charge ou à compensation(2). Ce qui entraîne une croissance de la demande de reconnaissance du statut de handicapé.
Nous voilà pris dans les nombreux paradoxes des tumultes de notre temps qui pourraient nous enfermer dans autant d’injonctions paradoxales. Pour ne pas perdre la raison et éviter la colère, il nous faut donc, pour reprendre la belle formule de Hannah Arendt(3), nous élever au-dessus des antagonismes, prendre de la hauteur, nous exercer à penser notre monde. Si nous ne reviendrons pas à une société basée sur l’artisanat et la tradition, nous n’avons rien à gagner non plus à nous précipiter dans “la bureaucratie libérale” (4) – dont la dernière expression se trouve sans doute dans le terme de “désinstitutionnalisation”, synonyme pour certains de plateaux de services et de performance économique. Il devient pressant d’inventer une voie médiane qui préserve notre héritage, maintienne la créativité des acteurs sans nous faire entrer à reculons dans le XXIe siècle ! Il nous faudra certes un peu d’engagement et de courage, mais ce serait une belle manière de renouer avec nos origines, le Conseil national de la Résistance. »
(1) Le changement social – Ed. du Seuil, 1970.
(2) Un lieu pour vivre : Les enfants de Bonneuil, leurs parents et l’équipe des « soignants » – Ed. du Seuil, 1975.
(3) La crise de la culture – Ed. Gallimard, 1972.
(4) Cf. David Glauque – La bureaucratie libérale – Ed L’Harmattan, 2004.
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