En ce début de mercredi après-midi, les « bonjour » fusent au passage d’Ibrahim, de Matthieu, de Jasmine(1) et de leurs éducateurs, en route pour le théâtre d’improvisation à travers les rues du centre-ville de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie). Ici, c’est un restaurateur qui a récemment convié les enfants à des ateliers de cuisine avec leurs parents. Là, c’est un artiste peintre qui les a aidés à réaliser les fresques colorées de l’accueil de jour multifamilial où ils se retrouvent chaque semaine. Plus loin, c’est au tour d’une chanteuse de les initier aux chansons de Brel et de Brassens… Comme si ce qui se tissait à bas bruit au quotidien était l’affaire de tous.
« Vous connaissez le proverbe africain “il faut tout un village pour élever un enfant” ? Eh bien, à RETIS (2), c’est un peu la mise en action méthodologique ! Avec les parents, les citoyens et les professionnels, on essaie de constituer ce village parfois nécessaire autour des jeunes pour les aider à grandir », confirme Mohamed L’Houssni, le très dynamique directeur de cette association fondée neuf ans auparavant avec deux autres professionnels du milieu. RETIS – pour Recherche, éducation, territoires, interventions, sociabilités, et dont l’acronyme signifie « réseau » ou « filet » en latin – a développé un dispositif intégré inédit sur trois des quatre bassins de la Haute-Savoie (Thonon-les-Bains, Annemasse et Annecy), avec le soutien du conseil départemental et de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse).
« Notre pari est de lier ensemble toute une palette d’actions originales au sein de la même structure locale d’accompagnement, comme la loi du 5 mars 2007 en a ouvert la possibilité. L’innovation, c’est souvent des petites choses qui sont faites au quotidien, des approches habituellement séparées qui se croisent, pour que ça marche mieux, et à l’échelle locale, c’est jouable ! », décrit, enthousiaste, Mohamed L’Houssni, éducateur à la tête de plusieurs structures à caractère social avant d’initier ce dispositif au format innovant. RETIS combine ainsi la prévention avec un accueil de jour multifamilial et un service d’action éducative en milieu ouvert avec hébergement ; la protection avec un service tiers digne de confiance et des familles d’accueil spécialisées ; et également la prévenance, avec la création de jardins partagés, de groupes de parole ou encore, à venir, un projet de microcrédit…
De quoi retenir l’attention du département, qui lançait en 2006 son premier schéma départemental de protection de l’enfance et était en quête d’une diversification de son offre. « Face aux ruptures entre les différents types de mesures – AEMO [action éducative en milieu ouvert], accueil ou placement – qui marquaient trop souvent les trajectoires des mineurs, la volonté départementale était de rompre avec le cloisonnement classique de la protection de l’enfance. Quelques dispositifs innovants existaient en marge des structures, mais ils ne faisaient pas l’objet d’un projet global et coordonné », rapporte la juriste Valérie Urbani, à l’époque chargée de mission au conseil départemental et désormais chef de service du pôle administratif de RETIS. « Notre projet est venu répondre à des trous de service au bon moment, juste avant la crise de 2008 et le nouveau cadre de la loi “HPST” (3), qui a fortement impacté l’initiative privée ! », confirme le directeur de la structure, aujourd’hui troisième du département pour sa capacité d’accueil : 168 places et environ 190 enfants suivis. Exit les solutions plaquées, l’objectif est de privilégier le sur-mesure : « Ce qui est nouveau, dans notre démarche, c’est de vouloir créer un cadre d’action qui puisse tenir ensemble la commande et la demande », indique Emmanuel Cosson, chef de service à RETIS depuis 2015. A l’expertise technique des professionnels, le dispositif entend allier l’expertise expérientielle des jeunes et de leurs familles, souvent monoparentales et brisées par un violent conflit conjugal à l’origine de carences éducatives, de troubles du comportement et de problématiques scolaires.
« La spécificité des professionnels de RETIS, c’est la réactivité – ils montrent toujours une grande disponibilité – et la prise en compte de la famille comme point de départ, observe Anne Meissirel, juge des enfants au tribunal d’Annecy. Avec eux, on part de la réalité des familles pour créer un suivi, à la différence de grosses structures trop rigides qui peinent à avoir une connaissance fine de ce qu’elles sont et à s’appuyer sur leurs compétences. Ce qui peut ainsi être développé pour le bien-être de l’enfant va au-delà de la mesure elle-même, avec cette idée très intéressante que le dispositif travaille à sa disparition. » Le document de prise en charge individuelle qu’elles signent avec l’association le stipule d’ailleurs clairement : « Le but de la mesure est de se passer de la mesure. »
Dans cette optique, à RETIS, les besoins ne sont plus seulement définis par le magistrat ou les professionnels, mais avec et pour les bénéficiaires, dans le cadre d’une évaluation participative déclinée au sein d’un plan d’action. « On est là pour les soutenir, en compensant chez eux ce qui est défaillant, mais aussi pour remobiliser leurs potentialités. Cela suppose une certaine pédagogie de l’opportunité, c’est-à-dire d’accepter que tout ne dépende pas de nous et d’oser innover avec eux. La plupart du temps, ils ont les solutions mais se neutralisent ! », poursuit le directeur, par ailleurs sociologue, dont le cadre conceptuel original, façonné avec son équipe, s’inspire du paradigme du don, du pouvoir d’agir, des théories de l’attachement ou encore du modèle écosystémique.
Cette stratégie des petits pas qui mise beaucoup sur l’interaction exige une approche pragmatique : « On n’est ni dans l’idéologie du lien ni dans celle de la séparation », prévient Mohamed L’Houssni. Avec toute la souplesse que cela implique dans l’organisation du travail… Quatre portes d’entrée sont ainsi proposées pour les bénéficiaires. En amont, pour éviter le placement, un soutien à la parentalité est organisé au sein d’un accueil de jour multifamilial (AJMF). Chargé depuis septembre 2012 de la mise en œuvre de mesures d’accueil de jour administratif pour des enfants de 3 à 12 ans, ce lieu de proximité de 20 places est unique en France : « Nous ne sommes pas raccrochés à une MECS [maison d’enfants à caractère social], ce qui nous permet d’avoir une réelle identité institutionnelle. Par rapport à un accueil de jour classique, notre spécificité porte aussi sur le travail multifamilial : au-delà du soutien éducatif aux enfants après la classe, on accueille aussi les familles entières tous les samedis pour qu’elles puissent échanger, cuisiner, agir ensemble pendant les six mois renouvelables que dure cette mesure volontaire », explique Etienne Chauffour, son coordinateur.
Le sens de la démarche, inspirée du « Multiple Family Work » anglo-saxon, vise à permettre à des gens en difficulté de devenir eux-mêmes aidants et à réduire l’asymétrie souvent vécue dans le mandat social entre l’aidant et l’aidé, dans une logique d’enrichissement d’expériences. « Plutôt que de s’en tenir à une intervention très individualisée qui ne suffit pas, on se place dans une approche plus globale et collective des problèmes et des difficultés rencontrées qui agit aussi sur l’environnement : on arrime aide et entraide », poursuit l’éducateur. A l’opposé même de l’idée d’institution totale, fermée sur elle-même, RETIS se veut ouvert, ancré sur le territoire et créateur de lien social…
L’intégration, aux côtés de la petite équipe de professionnels (trois éducateurs spécialisés, un psychologue, un médiateur familial et un coordinateur), de six personnes ressources bénévoles pour le soutien aux enfants ainsi que l’engagement de nombreux volontaires dans des projets multiples et variés constituent un ressort essentiel de l’action de l’AJMF, et une source d’interpellation « pas toujours évidente mais féconde », reconnaît Etienne Chauffour. « On vient parce que cela nous fait plaisir, c’est gratuit, commente Carole Augustin, la petite cinquantaine, bénévole depuis deux ans. Des liens se tissent, le côté affectif n’est pas bridé. Cela donne de la valeur à l’enfant, qui voit qu’au-delà de son parcours social il y a des gens qui s’intéressent à lui. » La famille ressent aussi cette plus-value, comme en témoigne Johanna M., dont l’adolescent a été accueilli à l’AJMF durant neuf mois : « Il y a avec les éducateurs une proximité sans jugement et de la confiance. Les activités qui sont proposées avec nos enfants et d’autres parents revalorisent nos liens avec eux, permettent de souffler et de ne pas rester replié sur un mode de fonctionnement à la maison. » Sans pour autant agir comme une recette miracle. Une sortie sur deux de l’AJMF débouche sur une prise en charge en milieu ouvert prononcée par le juge.
Ce placement contraint, en AEMO, est également proposé par le SEMOH (service éducatif en milieu ouvert avec hébergement) de l’association, dans une formule dite « AEMOH ». Outil hybride et intensif (six jours sur sept), permis par la loi du 5 mars 2007 mais peu développé, celui-ci allie les ressources de l’accueil d’urgence, de l’AEMO renforcée et du microhébergement, soit dans un cadre collectif, à la « maison » d’accueil de RETIS, soit dans un cadre individuel, chez un membre de la famille de l’enfant ou une famille d’accueil du réseau. Au total, 120 places sont habilitées, réparties entre les trois antennes départementales de l’association, chacune mobilisant respectivement 5,7 ETP (équivalents temps plein) d’éducateurs, 0,7 ETP de psychologue, un coordinateur et une secrétaire. « Dans une AEMO classique, un éducateur suit 25 situations et consacre de deux à quatre heures par enfant par mois, dans une posture assez solitaire. Le SEMOH s’en distingue par la haute fréquence des temps d’interaction entre le professionnel, le mineur et sa famille, et par la possibilité d’un répit, sans susciter immédiatement de rupture. Cela permet de travailler à chaud sur les problèmes, de ne pas laisser la situation s’enkyster ni la famille entrer dans une “carrière de placement” », précise Emmanuel Cosson, responsable d’antenne.
De même, les moyens, plus nombreux qu’en milieu ouvert classique, autorisent un mode opératoire singulier : pour chaque mineur accueilli, deux éducateurs référents sont désignés – un pour l’enfant et un pour la famille. « Cette double référence permet de sortir de l’unicité du regard porté sur la situation et d’associer le groupe “famille” au sens large à la construction d’une solution », souligne le coordinateur pour le Chablais haut-savoyard (région qui entoure Thonon-les-Bains). Parfois aussi, mais pas de façon systématique, cette coconstruction est soutenue par l’organisation d’une « conférence des familles » où ceux que le jeune considère comme étant de sa famille sont réunis et mobilisés par RETIS pour faire émerger des solutions. « Par rapport à l’expérience de contrainte et d’intrusion que j’ai vécue lors d’un premier placement de mon fils, il y a ce souci de tout faire pour que l’on trouve des solutions ensemble pour le bien-être de l’enfant – malgré les déchirements de l’histoire familiale. On sent une reconnaissance et une cohésion qui donnent envie de se démener », ajoute Johanna M., qui a vécu cette démarche. Le résultat est là : près de huit jeunes sur dix sortis de l’AEMOH en 2015 ont pu rester dans leur milieu familial. Des chiffres appuyés par une réflexion sur l’utilisation des moyens, comme l’explique le directeur : « Aujourd’hui, le coût d’un placement est de 150 à 190 € par jour et celui d’une AEMOH de 44 € par jour pour une durée de neuf mois, contre 9 à 15 € par jour en milieu ouvert classique, pour deux ans en moyenne ! »
Quand ce type de soutien ne suffit pas ou n’est pas possible, les enfants peuvent être placés dans quatre familles d’accueil (soit huit places) : « Nous sommes allés chercher de “vrais” couples avec une formation d’éducateurs et un agrément, détaille Mohamed L’Houssni. Là où un mur sépare habituellement famille d’origine et assistants familiaux, tous collaborent étroitement pour que l’enfant ne se sente pas l’émigré de sa propre famille et que les parents biologiques n’aient pas le sentiment d’être dépossédés de son éducation. » En outre, des points sont faits en direct tous les mois. Educateur technique et assistant familial depuis trente-deux ans, Jean-Marc Piccard, qui accueille trois adolescents et un jeune majeur, apprécie une autre singularité : « On est les référents de l’enfant et, à ce titre, membres à part entière de l’équipe de RETIS, en binôme avec un éducateur référent pour les parents. » Sa collègue Carole Garot, assistante sociale de formation, enchaîne : « Ce que l’on vise est une vraie coparentalité et une coéducation sans rivalité. Ça n’est pas toujours idyllique, mais il s’agit au moins que l’enfant se sente autorisé à grandir avec deux familles, et pas pris entre deux feux. » Pour Benjamin, 21 ans, dont un petit frère vit encore chez Jean-Marc Piccard, ce cadre familial a tout changé : « Il y a vraiment deux parents, et pas cinq éducateurs en turn-over permanent. Cette stabilité est hyper importante. Cela permet de construire du durable et de ne plus être vu uniquement comme le gamin de foyer, mais comme un jeune qui réussira. Ce lien nous a remis sur pied tant mon frère et moi que ma mère, qui va beaucoup mieux et veut travailler aujourd’hui. »
Reste le service « tiers », dont l’objet est de favoriser le recours à la famille large lorsque l’enfant doit être placé. Initié avec 15 places en septembre 2011, désormais à 20 places, il vient combler un vide dans l’éventail des réponses pour les enfants et les familles en assurant le suivi et le soutien des membres de la famille ou des tiers dignes de confiance auxquels les magistrats confient des enfants. Il a d’ailleurs fait l’objet d’une recommandation du défenseur des droits(4). « Ce sont les oubliés du système, les situations souvent les plus lourdes en protection de l’enfance et pourtant les moins accompagnées par des professionnels spécialisés », expose David Peyrot, le psychologue du service. En lieu et place de deux mesures – l’une de placement auprès du tiers digne de confiance, et l’autre d’AEMO avec un éducateur –, le service propose une aide à l’aidant et le suivi du développement de l’enfant. « Trop souvent, dans les services sociaux, règne la défiance à leur égard. L’enjeu est de les soutenir pour favoriser au maximum la pérennité du lien avec l’enfant et prévenir l’usure », ajoute le psychologue. Depuis un an, des groupes mensuels de parole et de réflexion ont renforcé cette dynamique. « On y évoque tout ce dont on pourrait avoir besoin – sur l’éducatif, les sorties, les portables, les écrans, les notions juridiques permettant de cerner ce qui relève de l’autorité parentale et de la garde… C’est très précieux face à l’isolement que l’on peut ressentir dans ce statut », apprécie Martine Dyrska, depuis trois ans tiers digne de confiance de l’un de ses petits-fils, qui réalise aujourd’hui avec quelques volontaires un premier guide spécifique à l’usage des tiers en s’appuyant sur ces espaces ressources inédits. « Ce qui se vit ici est unique. Aujourd’hui, on doit repartir vivre à Paris avec une simple mesure d’AEMO, et j’appréhende, c’est le désert ! »
Analyse des pratiques, supervision, conférence des familles… La formation reste l’un des moteurs de l’action de RETIS. L’objectif étant de mieux agir et de répondre aux besoins les plus cachés des familles. « Notre budget formation n’est pas énorme (entre 13 000 et 20 000 €), mais en mutualisant intelligemment, on arrive à deux jours minimum par salarié et par an ! », assure le directeur général. Celui-ci veut aussi s’adosser à la recherche-action, au point d’avoir constitué un collège de chercheurs dans son conseil d’administration. « Dans leurs assemblées générales, il y a toujours un souffle, une ouverture sur ce qui se fait ailleurs et sur ce qui pourrait être essayé. C’est très porteur », confirme la juge des enfants Anne Meissirel. Cet investissement de tous les instants n’est pas sans coût : « Il s’agit d’être polyvalents, disponibles. Aider les autres, ce n’est pas déterminer les moments où ils vont parler, et c’est oser s’aventurer sur les marges de l’intervention classique, admet Mohamed L’Houssni, toujours prêt à partager son expérience sans en cacher l’exigence. Une réelle socialisation professionnelle est à l’œuvre. Mais cela signifie aussi qu’on a un seuil critique : avec 44-46 salariés, nous sommes des artisans avec une capacité d’auto-organisation. Si on grossit, on n’aura plus à régler que des problèmes de ressources humaines et de pérennité de l’organisation. Et ce sera la fin de notre structure en mouvement, et du sens qui va avec. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) Association RETIS : BP 40211 – 16-18, rue Ferdinand-Dubouloz – 74205 Thonon-les-Bains cedex – Tél. 04 50 72 26 20 –
(3) La loi « Hôpital, patients, santé et territoires » du 21 juillet 2009 a réformé notamment la procédure dite d’autorisation en généralisant le recours à des appels à projet.
(4) Décision MDE-2014-134 du défenseur des droits.