Etymologiquement, il signifie « se retirer à l’intérieur ». Il est apparu au Japon dans les années 1990, au travers des préoccupations du gouvernement et des médias sur les problèmes de la jeunesse. Mais c’est surtout un ouvrage du psychiatre Tamaki Saitô, paru en 1998, qui a mis en lumière ce phénomène. A l’époque, Saitô avait estimé qu’il concernait environ un million de jeunes, mais ce chiffre a été revu depuis à la baisse, même si les estimations restent assez difficiles à réaliser.
Il s’agit, le plus souvent, d’un jeune homme qui vit retiré dans sa chambre depuis au moins six mois, sans symptôme d’affection telle que la dépression ou la schizophrénie. Il ne prend plus part à la vie sociale et n’a que très peu de relations sociales, voire plus du tout. Evidemment, il ne travaille pas et, d’une façon générale, il ne fait plus ce que l’on attend de lui. C’est un décrochage social complet. Le plus souvent, ce retrait se fait au domicile des parents pour la simple raison que, pour rester chez soi sans rien faire, il faut que l’univers familial soit disponible.
Il existe une grande variété de situations. Les cas les plus sévères sont ceux de jeunes gens qui ne sortent plus du tout de leur chambre et à qui leurs mères passent des plateaux-repas. Mais ce sont des situations extrêmes. Nous avons rencontré aussi des jeunes qui continuent à communiquer avec leurs proches. Quelques-uns sortent même à l’extérieur, en choisissant les moments où ils auront le moins de chances possible de croiser des personnes qu’ils connaissent. Il n’est d’ailleurs pas rare que ces jeunes inversent le rythme de vie jour-nuit. Il arrive que des hikikomori aient un petit boulot, mais ils organisent leur vie pour éviter au maximum les interactions sociales.
Ce sont majoritairement des garçons, plutôt jeunes. Parfois, ce retrait commence très tôt à l’adolescence, mais certains hikikomori ont aujourd’hui 40 ans. Le phénomène est plutôt urbain et touche surtout des jeunes de la classe moyenne ou de milieux aisés. Cette observation est toutefois à prendre avec précaution. Il est probable que pour les jeunes des classes populaires, ce retrait prenne d’autres formes, car la possibilité de rester au domicile sans rien faire pendant des mois, voire des années, apparaît plus problématique. La plupart du temps, les jeunes retirants étaient investis à l’école. Certains étaient même brillants dans leurs études. C’est d’ailleurs ce qui déroute leur entourage. Ces jeunes apparemment sans problème décrochent soudainement, sans explication. Souvent, c’est assez énigmatique. On observe parfois une sorte de burn-out par rapport aux études – au Japon, la pression scolaire est forte –, mais ce n’est pas la cause principale du retrait de ces jeunes. Si l’école ou l’université jouent un rôle dans le phénomène, c’est plutôt en tant que lieux des relations avec les pairs. En effet, le jeune hikikomori se dérobe d’abord aux obligations normées de ces relations.
Toute une littérature a tendance à lier ce phénomène à un usage excessif d’Internet et des jeux vidéo. Dans notre équipe de recherche, nous estimons qu’il s’agit plutôt d’une conséquence. Ces jeunes qui se retrouvent dans leur chambre pendant des mois, voire des années, organisent assez naturellement leur vie autour de leur ordinateur. Certains jouent aux jeux vidéo, d’autres surfent sur Internet ou regardent des films… Ils continuent parfois à entretenir des relations par le biais des réseaux sociaux, ce qui est un signe clinique plutôt rassurant. Mais lorsqu’ils se contentent de jeux sans lien avec personne, c’est plus inquiétant.
Le débat est ouvert. Le phénomène hikikomori japonais a été décrit d’abord par des psychiatres, mais pour la plupart, ce n’est pas une pathologie. Dans certains cas, on peut observer des symptômes de type dépressif, mais la dépression semble être plutôt une conséquence du retrait. Pour des chercheurs, le retrait peut jouer une fonction de sas avant de passer à l’âge adulte. Mais, là encore, il ne faut pas en faire une théorie générale. Si des situations sont finalement positives, pour d’autres, cela peut être beaucoup plus grave. La position de notre équipe est qu’il ne s’agit pas d’une maladie, mais d’une nouvelle façon d’exprimer sa souffrance sans violence, sinon une violence indirecte en direction des proches. Car ce qui est déroutant pour les familles, c’est que ces jeunes ne revendiquent rien et n’expriment aucun désir. C’est surtout cela qui finit par produire de l’inquiétude. Plus globalement, ces retraits semblent être une sorte de miroir inversé des exigences de notre société : à savoir être motivé, efficace, capable de s’auto-activer. Le hikikomori, c’est la suspension de ces exigences sociales.
Leur rôle est central car, pour « fabriquer » un hikikomori, il faut bien une famille autour. Involontairement, elles participent au phénomène dans la mesure où elles acceptent que leur enfant s’installe dans cette situation parfois pendant plusieurs années. J’ai rencontré des familles dont le fils était enfermé depuis plus de dix ans. Au bout d’un moment, lorsqu’il n’y a pas d’autres symptômes inquiétants, il se crée une forme de routine supportable par tous. On est d’ailleurs étonné de voir à quel point cela peut durer longtemps avant que quiconque intervienne.
Au Japon, depuis les années 1990, tout un marché s’est développé, mais pas à partir de l’univers médico-social, comme ce serait le cas en France. Un grand nombre de structures associatives, voire commerciales, se sont créées, à l’initiative de personnes qui ont inventé leur propre méthode ou d’anciens hikikomori qui organisent des groupes de parole et d’entraide. Les approches sont très diverses, avec des coûts très variés – les structures privées peuvent être très chères. On trouve des méthodes de réhabilitation fondées sur une démarche disciplinaire aussi bien que des lieux où l’on considère que les hikikomori sont des gens différents qu’il faut protéger.
Des travailleurs sociaux et des soignants font face à des jeunes hikikomori, mais ils sont désarmés car ils ne disposent pas d’une terminologie adaptée. Ils se réfèrent donc à d’autres notions comme le décrochage scolaire ou la phobie sociale, qui ne sont pourtant pas tout à fait superposables au phénomène de retrait. La question de la prise en charge de ces jeunes se pose aussi pour les cliniciens, qui doivent repenser leurs modalités habituelles de prise en charge. Comment faire dans un CMP [centre médico-psychologique] avec ces jeunes qui n’expriment aucune demande ? Et comment atteindre ces familles qui sont bien souvent invisibles. Il existe quelques lieux, notamment à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, autour du docteur Marie-Jeanne Guedj-Bourdiau, où des consultations sont ouvertes aux familles qui peuvent être reçues sans le jeune concerné. On pourrait aussi envisager de développer des visites à domicile et même, pourquoi pas, de prendre contact avec ces jeunes par l’intermédiaire d’Internet ou de SMS.
Il faut d’abord permettre à la famille d’exprimer sa souffrance, ne serait-ce qu’en mettant des mots sur ce qui se passe et en la mettant en relation avec des cliniciens. Après, il n’y a pas de méthode unique. Il ne faut évidemment pas débrancher autoritairement l’ordinateur et tenter de forcer le jeune à sortir. Cela peut faire éclater une bulle protectrice nécessaire. Pour ces jeunes, le retrait apparaît comme une solution qui leur permet de gérer d’autres problèmes. C’est aussi une façon de suspendre le temps avant le passage à l’âge adulte. Le problème est que, bien souvent, ils ne savent plus comment en sortir et que la situation s’enkyste, parfois pendant des années.
La sociologue Maïa Fansten est maître de conférences à l’université Paris-Descartes, membre du Cermes 3 (Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société). Avec Cristina Figueiredo et Nancy Pionnié-Dax et Natacha Vellut, elle a dirigé l’ouvrage HIkikomori, ces adolescents en retrait (éd. Armand Colin, 2014).