« Au centre de détention de Caen où j’étais sous-directeur, un vieux détenu épouvantable avait apprivoisé un petit oiseau dans sa cellule. Il y était très attaché. A tel point que, lors d’une extraction pour le tribunal, on l’a sorti avec l’oiseau. Personne ne se serait avisé de ne pas le faire : cet animal faisait tout l’équilibre de cet homme », se souvient Yves Lechevallier, aujourd’hui directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Ouest. De son côté, Sandrine Willems, psychologue et enseignante du DU d’anthropozoologie à l’université Paris-13, rappelle qu’un chaton s’était immiscé dans la cellule de Nathalie Ménigon, membre d’Action directe condamnée à perpétuité, et lui avait beaucoup apporté. Alors qu’on le lui avait enlevé, l’ex-militante avait rédigé une lettre ouverte à la ministre de la Justice où elle ne cessait de parler de lien, pointe Sandrine Willems.
Au-delà de ces témoignages, c’est tout l’intérêt du travail mettant en relation un animal et des personnes placées sous main de justice, en particulier incarcérées, qui était au cœur du colloque « Justice et médiation animale – L’animal, nouvelle aide à la réinsertion », organisé à Lyon, le 30 novembre 2015, par la Fondation Adrienne-et-Pierre-Sommer. Un intérêt de mieux en mieux reconnu. « En milieu carcéral, les premières initiatives formalisées ont débuté il y a une dizaine d’années à Strasbourg[1] et à Rennes, où elles ont pris leur essor. Aujourd’hui, plus de 10 % des prisons françaises développent un programme de médiation animale », se réjouit Boris Albrecht, directeur de la fondation. Cette pratique compte, selon cette dernière, « sur les interactions positives qui se jouent entre l’humain et l’animal qui lui est proche pour explorer des voies nouvelles [et vise] le mieux-être et l’intégration des plus vulnérables ». Via l’animal, elle réintroduit « le tact et le tactile », « permet la relation à l’autre », « de se découvrir », et « fait sauter les verrous de la peur », souligne Yves Lechevallier. Plus largement, elle aide à « mûrir, à acquérir le savoir-faire, le savoir-être, nécessaires à la vie en société, vie que le détenu doit pouvoir retrouver dans les meilleures conditions possibles », résume Michèle Cros, anthropologue et professeure à l’université Lyon-2.
Equidés et canidés sont les animaux le plus souvent associés. A la maison centrale d’Arles (Bouches-du-Rhône), il existe ainsi depuis 2010 un dispositif de médiation équine intitulé « Des camargues et des hommes », dont un temps fort est de faire entrer des chevaux de race sur le terrain de sport de la prison. Objectif : passer d’un lien d’homme à animal à un lien d’homme à homme. Le régime de cet établissement, qui reçoit des condamnés à une longue peine ou réputés dangereux, est très axé sur la sécurité. Maints détenus souffrent, par ailleurs, d’importants troubles « psy » ou cognitifs dûs à un enfermement prolongé. « Tout cela crée des incompréhensions, des difficultés relationnelles et de communication entre détenus et avec les surveillants, très tournés vers le versant coercitif de leurs fonctions », constate Jessie Ansorge-Jeunier, psychologue clinicienne qui a participé à l’évaluation du projet(2). Les détenus volontaires intègrent le dispositif, décliné une fois par mois, après plusieurs entretiens. « En théorie, tous peuvent en bénéficier mais, selon le risque, le besoin de la personne, sa réceptivité potentielle aux intérêts de l’activité, certains sont choisis en priorité », précise-t-elle, ajoutant que des objectifs individualisés peuvent être définis.
Lors de cette journée équestre, les six détenus retenus ne montent pas les chevaux. Le matin, le programme cible l’importance de la communication non verbale, l’observation de l’animal mais aussi de ses propres émotions et de son comportement. Chaque détenu est appelé à réaliser divers exercices exigeant la collaboration du cheval. « Si son geste est intolérant ou menaçant, il ne les réussira pas », pointe-t-elle. Après un repas partagé avec les surveillants et les autres intervenants présents – moment très apprécié de convivialité –, le travail s’effectue en binôme. La coopération recherchée entre les détenus, voire avec des surveillants, vise à améliorer in fine le climat en détention. Plusieurs débriefings suivent : un à chaud en collectif, un plus tard en individuel pour revenir sur les émotions de la journée. Le travail de « réhabilitation psychosociale » se poursuit ensuite par le biais d’autres ateliers, dont l’objectif est de préparer une sortie réussie.
A Nouméa, une activité de dressage de chevaux a été mise en place, il y a plus de cinq ans, par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) de Nouvelle-Calédonie. « Il ne s’agissait pas de former à un métier, mais de confronter des détenus à des animaux sauvages et de voir ce que cela produirait. C’était clairement une action de prévention de la récidive, où le cheval était là pour apprendre au détenu comment percevoir l’autre, l’approcher, se lier à lui dans une relation positive », explique Philippe Pottier, ancien directeur du SPIP. Un module de quatre semaines intensives a été créé et des chevaux capturés dans la montagne ont été amenés sur le vaste domaine du centre pénitentiaire. « On a demandé aux surveillants et aux conseillers d’insertion et de probation [CIP] de prendre les détenus les plus difficiles, les plus fermés… Il a fallu travailler cela en amont, d’autant qu’un tel profil génère des problèmes de sécurité », souligne Philippe Pottier. Outre la partie « dressage », le module comprenait un groupe de parole de deux heures où les détenus abordaient la façon dont ils avaient vécu l’expérience avec un CIP et une psychologue. Dès le début, le succès a été au rendez-vous : les chevaux ont été dressés et il n’y a pas eu de problème. « Surtout, nous avons vu le changement de comportement des participants. Ces détenus difficiles apprenaient l’attention à apporter aux réactions de l’autre et découvraient leur aptitude à faire ce qu’ils n’avaient jamais imaginé pouvoir faire. Un gars avec qui il était impossible d’échanger une conversation rationnelle a fini par se révéler comme celui qui s’exprimait le mieux… », témoigne Philippe Pottier. Aujourd’hui, l’action se poursuit deux fois par an.
En milieu ouvert aussi, mener des actions de médiation avec les chevaux peut se révéler intéressant. Le SPIP de Paris a ainsi développé un dispositif avec le centre UCPA du Bois de Vincennes et l’association So’équithérapie. En novembre, un stage a impliqué durant deux journées une dizaine d’hommes volontaires, sans troubles psychiques avérés, condamnés à une peine de travail d’intérêt général (TIG) pour outrage, vol, infraction à la législation sur les stupéfiants. Il alternait des temps en manège et des temps sans chevaux. « Le cheval sert de prétexte pour aborder les personnes de façon un peu ludique et questionner leurs attitudes en termes de confiance en soi, de gestion des émotions et des conflits », explique Laurent Ludowicz, directeur adjoint du SPIP. L’expérience s’est révélée positive. Monter à cheval a été très apprécié. « Ça n’allait pourtant pas de soi. Les exercices ont bousculé les personnes et suscité maints échanges et débats. Celles-ci ont compris ce qu’on pouvait mettre en lumière chez elles », se réjouit-il.
Des stagiaires ont aussi fait le lien entre leur état, être énervé par exemple, et la réaction du cheval, comme partir au galop sans y être invité. « Au niveau du SPIP, l’animal a aussi servi la dynamique de groupe en matière de partage d’expérience, de conseils… », poursuit-il. La force du groupe a notamment été mise en relief lorsqu’il s’est agi de mener un cheval d’un point à un autre sans le toucher ni lui proposer de friandise. « Les stagiaires ont fini par trouver la solution ensemble en formant une chaîne humaine et y ont même intégré le CIP », rapporte-t-il. S’il a permis de valider des heures de TIG, le stage a aussi été l’occasion, selon les participants, d’éprouver « une forme d’apaisement », « une sérénité », de « respirer ». « On a même pu entendre les mots de “plaisir” et d’“amour” », assure Laurent Ludowicz.
C’est également une expérience très riche que le SPIP de Savoie et l’association Présence animale proposent à des détenus de la maison d’arrêt de Chambéry et du centre de détention d’Eytons mais, cette fois, avec des chiens. Dans le cadre du projet « Découverte du bénévolat et sensibilisation à la médiation animale » lancé en 2012, les participants effectuent un stage de cinq jours au centre d’activités de l’association, soit « un site protégé dans un environnement naturel exceptionnel, qui permet d’accueillir des ânes, des chèvres… », précise Martine Pizzetta, la présidente. Parmi les objectifs : lutter contre l’effet désocialisant de l’incarcération en s’inscrivant dans une démarche participative et citoyenne, créer du lien social et d’« aidé » devenir « aidant ». « L’idée est de permettre aux participants, grâce à une rencontre consciente et active avec les animaux, de s’engager dans un processus d’évolution personnelle, de dynamiser leurs capacités sociales et relationnelles. Facilitatrice, la présence des animaux favorise l’observation consciente de soi et des autres ainsi que le partage de savoir-être, de savoir-faire », analyse-t-elle.
Durant le stage, les détenus vivent au contact de la nature, suivent les tâches des bénévoles : entretien des animaux, du lieu, éducation des chiens…, découvrent le mode de vie rural, et sont préparés à rencontrer des personnes âgées en EHPAD et à mettre en œuvre une séance de médiation canine. « Nous travaillons la façon d’aborder les personnes âgées dans l’esprit de la philosophie de l’humanitude. Il s’agit de prendre soin de la personne dans sa globalité, d’utiliser le regard, le toucher, la parole, pour entrer en contact », explique Martine Pizzetta. Cette rencontre « improbable » entre ces publics se révèle très positive. Les personnes âgées sont heureuses de recevoir des jeunes hommes et les détenus très émus par la vie des pensionnaires.
Prendre conscience de l’autre est a ussi au cœur de l’action d’Handichiens en prison. Depuis 2013, l’association se rend chaque semaine avec des chiens en formation dans des établissements pénitentiaires et implique des détenus dans l’éducation de ces animaux d’assistance pour les personnes handicapées en fauteuil. Une initiative qui, en plus d’apaiser les détenus et de faciliter l’expression de leurs émotions, les responsabilise et les valorise en leur permettant de s’investir dans une tâche généreuse et pleine de sens (voir page 35).
Si elle n’agit pas comme une « baguette magique », insiste Philippe Pottier, la médiation animale « peut cependant, parfois, être magique ». Un point de vue partagé par Alain Bisiach, juge d’application des peines (JAP) et ex-vice-président au TGI de Tarascon-Arles pour lequel le travail réalisé vise à déclencher un déclic : « Un déclic, ce n’est pas qu’une évolution, c’est une prise de conscience qui amène le détenu à s’interroger sur ce qu’il veut faire de sa vie. Or, pour cela, il faut qu’il arrive à mieux se connaître, à repérer ses failles. » La médiation animale est un moyen de favoriser le nécessaire cheminement intérieur car « la présence de l’animal révèle sa façon de fonctionner », observe-t-il. Même si le déclic ne se produit pas, l’expérience a le mérite de jouer favorablement sur une dynamique dedans-dehors : faire entrer un peu de nature derrière les murs, mais aussi permettre une ouverture sur l’extérieur. « Les séances de médiation équine étaient souvent prolongées à Arles par des sorties à cheval », témoigne le JAP. Il faut, selon lui, permettre à ces outils de prospérer à l’heure où 61 % des sortants de prison sont réincarcérés dans les cinq ans. Sans compter qu’ils créent une autre atmosphère dans les établissements. « Tout le monde y trouve son compte. C’est une avancée formidable », assure-t-il.
Pour qu’un programme soit utile, il faut toutefois qu’il soit bien construit. « Un projet mal anticipé, posant l’animal au centre du dispositif sans réflexion préalable, a de fortes probabilités d’imploser et ne fera que cristalliser les tensions sous-jacentes », affirme Boris Albrecht. Il est ainsi nécessaire de s’interroger sur les publics ciblés, leurs besoins, les objectifs visés, les modes d’évaluation… Au-delà des conditions logistiques – faire entrer un cheval en prison ne va pas de soi ! –, des conditions culturelles se posent. « Il est important que le projet soit lié à la vie des gens. En Nouvelle-Calédonie, on se déplace beaucoup à cheval, le dressage de chevaux a donc du sens. Quelle que soit la culture des personnes, on peut trouver des actions adaptées pour les plonger dans des situations où elles se risqueront elles-mêmes… », remarque Philippe Pottier. Du côté des acteurs de la médiation animale, la question des compétences est prioritaire. « Ce n’est pas pareil d’intervenir auprès d’enfants autistes ou de détenus condamnés à de longues peines. La bonne volonté ne suffit pas », insiste Boris Albrecht. Connaître la population pénale et ses difficultés, savoir se faire respecter, trouver la bonne distance avec les acteurs impliqués, accepter les règles de l’univers carcéral, choisir l’animal idoine… sont parmi les prérequis. La formation des intervenants se révèle donc incontournable. Enfin, les promoteurs de ces projets originaux ont aussi à vaincre d’inévitables résistances et préjugés. D’où la nécessité, afin de les prévenir, de sensibiliser, d’informer, d’impliquer détenus et personnels et d’inscrire l’initiative dans le fonctionnement global de l’établissement.
Si l’intérêt de cet outil – qui s’inscrit, selon Laurent Ludowicz, « dans la logique d’individualisation des peines sur la base des besoins et des ressources des personnes, et en conformité avec les règles européennes de la probation » – commence à être reconnu, il subsiste des freins matériels et financiers à sa banalisation. Comme le pointe un psychiatre exerçant en prison, « on a déjà du mal à avoir du chauffage… ». La Fondation Sommer est « à 99 % le seul financeur de ce type d’action », confirme Boris Albrecht. D’où l’intérêt de développer des recherches pour prouver le bien-fondé de la démarche et convaincre les personnels. D’autant que, comme le rappelle Alain Bisiach, « la prison a un coût exorbitant : entre 100 et 250 € par jour et par détenu, et une efficacité relative. L’argent consacré pourrait être davantage employé à faire du qualitatif pour devenir plus performant ».
(2) « Etude d’un dispositif de médiation animale en milieu carcéral » – Jessie Ansorge-Jeunier et Bénédicte de Villers. Téléchargeable sur
Depuis 2003, sous l’égide de la Fondation de France, la Fondation Sommer a, par ses appels à projets, soutenu plus de 500 initiatives à visée sociale, thérapeutique ou éducative, en établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – où la médiation animale s’est banalisée –, dans des hôpitaux, des dispositifs pour personnes handicapées, des lieux de vie et d’accueil, des maisons d’enfants à caractère social…, mais aussi, et de plus en plus, des structures accueillant les publics sous main de justice, dont des prisons. Soucieuse de faire reconnaître l’intérêt de cette méthode et de la professionnaliser, elle finance également des travaux de recherche.
Contact : Tél . 01 40 07 54 90 –
« Le cheval est un animal de médiation formidable pour des mineurs qui ne ressentent pas la limite comme sécurisante. Quand on leur dit d’arrêter de déclencher les alarmes du centre car ça les met en danger, ça les fait rire ; quand l’animal pèse des centaines de kilos, l’éducateur a moins de mal à donner des consignes de sécurité… », relève Abdelkrim Bakli, directeur du centre éducatif fermé (CEF) Le Relais du Trièves, à Sinard. Dans ce centre de la Sauvegarde de l’Isère, un atelier de médiation équine existe depuis l’aménagement du lieu, qui accueille désormais quatre chevaux. L’intention du projet, essentiellement financé par la protection judiciaire de la jeunesse, est de donner aux 12 jeunes délinquants reçus « l’envie de faire », de leur permettre de vivre des expériences heureuses, de développer chez eux un sentiment de sécurité, de favoriser la maîtrise de leurs émotions et d’enclencher un processus d’apprentissage et de socialisation. « Le cheval remplit une fonction recadrante. Il est un miroir comportemental et émotionnel. Il nous dit ce que nous sommes », résume David Dutreve, moniteur-éducateur, pour qui cette médiation autorise « l’apprentissage du respect mutuel ».
L’atelier équestre est un élément essentiel du projet personnalisé du mineur, élaboré en lien avec les psychologues – par exemple, il s’agit de travailler sur la violence d’un jeune –, et il s’articule avec les actes éducatifs du quotidien : préparer le cheval, le soigner…/se laver, faire son lit, respecter le matériel… Outre diverses balades, des journées de randonnée sont organisées. Celles-ci reposent « sur un travail de retour sur soi et sur son passé, sur l’acceptation du groupe. C’est un temps physique mais aussi de dialogue, qui se vit dans un cadre naturel exceptionnel », poursuit l’éducateur. En s’occupant du cheval, en parvenant à le monter, voire à le maîtriser, à communiquer avec lui, ces jeunes, qui ont cumulé les échecs, regagnent de l’estime de soi. Il leur est ainsi donné l’occasion « de se surpasser et de se valoriser ». Et les résultats semblent au rendez-vous.