« Peut-on diriger aujourd’hui comme hier ? La réponse est non, car les exigences pour un juste et bon gouvernement ne sont pas les mêmes en période de relative stabilité et en phase de crise profonde. Quand presque tout semble remis en cause, quelles boussoles et quelles balises se donner ?
Les dirigeants associatifs (bénévoles et salariés des directions générales) et l’ensemble des cadres de direction sont conviés à faire exister collectivement, chacun à sa place et de sa place, des associations et des établissements comme des “systèmes politiques” engageant ceux qui y travaillent et fondant leur légitimité et leur autorité. C’est ce que font déjà bien des associations et des établissements “capables de construire un ordre local légitime et efficace parce que partagé par les professionnels qui y travaillent… Plutôt que de multiplier les normes et les dispositifs, essayons de construire des institutions qui redonnent du sens au travail sur autrui”(1).
Il est préférable, vu l’ampleur de la tâche, de s’y mettre à plusieurs sans céder à la confusion des places. Il s’agit notamment de différencier ce qui relève du champ des politiques associatives et ce qui est du registre de la direction, sans oublier que la construction d’une institution ne peut être que le fruit d’une création collective incluant bénéficiaires et professionnels.
Vu le cadre contraint de notre réflexion, nous la centrerons sur les directeurs et les cadres qui constituent l’équipe de direction, cette dernière étant à géométrie variable en fonction de la taille associative. En effet, notre propos concerne aussi bien les (petites) unités composées d’une équipe de direction rassemblée autour de son directeur, que les associations, de plus en plus nombreuses, qui se sont dotées d’une direction générale. Dans ce cas précis, les équipes de direction sont diverses et “hiérarchisées” : la première d’entre elles regroupe le directeur général, des cadres du siège et les directeurs des structures, chaque établissement ou service se dotant ensuite de sa propre équipe de direction.
Rappelons que le mot “équipe” renvoie à l’univers de la navigation, équipe venant d’équipage et d’équiper qui signifie pourvoir un navire de ce qui est nécessaire à la navigation. Dans la période particulièrement agitée que nous traversons, cette référence est porteuse de sens : il faut bien tout un “équipage de direction” pour maintenir le cap quand la mer est grosse.
Cet équipage est en situation de devoir exercer l’autorité, une autorité pensée notamment comme conjugaison d’une culture qui excède l’expertise, d’une capacité à discerner et à juger en situation et d’une aptitude à initier, mettre en œuvre, mener à terme, puis assumer ses choix(2).
C’est un exercice individuel et collectif et tout manquement individuel attaque la cohérence du positionnement managérial ; on mesure la complexité de la tâche et combien l’exercice de l’autorité à plusieurs est un construit permanent et fragile. D’autant plus que l’environnement et ses contraintes, ses incertitudes, ses menaces sont des éléments de déstabilisation du cadre construit par la direction et qu’il faut impérativement faire face à une nouvelle donne qui consiste à construire du collectif, une communauté de vie et d’action, tout en contribuant à ce que les acteurs s’individuent et non s’atomisent.
Parler de nouvelle donne n’est donc pas une formule de style. La responsabilité de diriger ne peut s’exercer désormais sans retour sur les pratiques, sans élaboration collective, c’est-à-dire sans une mise en pensée organisée(3).
Disposer d’espaces de mise à distance et d’élaboration de leurs pratiques et de leurs vécus professionnels est aujourd’hui une nécessité pour les dirigeants et les cadres de direction ; ces derniers ont de plus en plus recours au coaching et à l’analyse des pratiques (surtout les cadres intermédiaires). Ces formes d’accompagnement des cadres sont utiles, mais notre fréquentation des équipes de direction nous amène à penser qu’il serait également opportun et peut-être prioritaire de développer des pratiques d’accompagnement centrées sur l’équipe de direction et son projet managérial.
Nous constatons sur le terrain qu’un certain nombre de difficultés tiennent à l’indéfinition d’un projet de direction. Projet associatif, projet d’établissement, projet personnalisé… La méthodologie de projet s’est imposée et pourtant le projet de direction demeure souvent dans le registre de l’implicite alors même que l’objectivation et la communication des fondamentaux managériaux, mis en œuvre dans la concrétude du quotidien sans être toujours clairement identifiables, constitueraient un repère utile pour tous les acteurs.
Une démarche rigoureuse d’explicitation des options princeps, génératrices des pratiques managériales, présente plusieurs intérêts :
• mettant en relief ce qui les fait tenir ensemble, elle a, pour les membres de l’équipe de direction, une fonction de fondation comparable à ce que produit, pour une équipe institutionnelle, une véritable démarche de projet d’établissement, fédérant tous les acteurs autour d’un référentiel partagé ;
• elle constitue une étape les préparant à la mise en forme d’un projet managérial qui se déclinera en plan d’action stratégique et opérationnel ;
• enfin, elle initie l’équipe de direction à une culture de l’évaluation de ses pratiques managériales. Cette équipe, après avoir explicité ses fondamentaux et formalisé son plan d’action, s’emploiera à analyser régulièrement comment elle les met en œuvre ; cette relecture s’intégrant dans la démarche d’amélioration continue de la qualité et garantissant que cette dernière prend bien en compte toutes les dimensions du fonctionnement institutionnel.
Pour ce faire, il faut disposer d’outils et de séquences temporelles préservées des sollicitations multiples du quotidien.
Concrètement, il s’agira donc, dans un premier temps, pour le directeur général et/ou le directeur, d’expliciter ses choix et orientations quant aux grandes fonctions de la direction : relation à la gouvernance associative et aux fonctions supports du siège, management et gestion des ressources humaines (par-delà la nécessaire approche technique, définition d’une philosophie de l’action en termes d’initiative, de confiance, de contrôle…), place faite à la clinique quand s’affirment des logiques instrumentales (gestion, organisation, évaluation), articulation de la dimension entrepreneuriale et de la dimension institutionnelle, tension maintenue entre innovation et conformité, prise en compte de la fonction articulaire des cadres intermédiaires, utilisation du potentiel démocratique du système associatif et développement d’un modèle civique…
Ce travail d’objectivation étant réalisé, il appartiendra au dirigeant de définir les modalités et le périmètre de la mise en débat avec les cadres de direction des options prioritaires qu’il a formulées. Ce n’est qu’ensuite que la démarche d’analyse des pratiques de direction pourra s’engager.
Il s’agira alors de procéder à une relecture systémique des options, positionnements et fonctionnements de l’équipe de direction selon une procédure à déterminer. Nous proposons, pour exemple, une méthode d’analyse organisée autour des points suivants :
• du côté des fondements : articulation du projet politique et du projet de direction, nature et qualité de l’adossement (lisibilité des principes organisateurs des pratiques associatives, déclinaison d’une éthique opératoire vis-à-vis des bénéficiaires et des professionnels…) ; articulation du projet de direction aux orientations définies par la gouvernance, la direction générale, au projet de pôle ; différenciation des fonctions et des places quant à la définition de la stratégie et de sa mise en œuvre…
• du côté des pratiques : explicitation des fondamentaux de l’équipe de direction, puis analyse de la situation de l’association, de l’établissement ou du service au regard de la mise en œuvre de ces fondamentaux ; examen du “faire équipe de direction” (organisation, dynamique coopérative, posture éthique…) ; exercice de la fonction de contrôle et de gestion prévisionnelle du projet de direction : analyse de la situation de l’association et/ou de l’établissement au regard de la mise en application des outils de la loi 2002-2, des obligations législatives et réglementaires, des enjeux et des contraintes budgétaires…
L’examen de ces divers paramètres, déclinés en axes stratégiques, objectifs opérationnels, chantiers, acteurs, moyens, temporalité, débouchera effectivement sur un projet managérial formalisé et sur un plan d’action identifiant clairement les actions à prioriser.
Il est important de préciser que l’esquisse de démarche proposée ci-dessus ne s’inscrit pas dans une dérive instrumentale, mais veut répondre aux exigences de responsabilité que les équipes de direction se doivent d’assumer dans une période de désorientation. Garantir la santé des organisations, s’employer à fabriquer de l’institution à l’heure où les métacadres sont en crise, redonner du sens au travail sur autrui, impliquent un fort engagement des acteurs de la gouvernance et de la direction. Engagement qui tient à la fois de l’éthique et de l’esthétique parce qu’on y soutient le souci du “tenir ensemble” et de la juste posture de direction. »
Contacts : contact@francisbatifoulier.com ; f.noble@andesi.asso.fr
(1) Voir l’intervention de François Dubet, « Les mutations du travail éducatif » – L’acte éducatif en mutation ? – Actes des Ves rencontres nationales des professionnels des MECS des 19 et 20 mars 2015 – Disponibles sur
(2) Robert Damien – Eloge de l’autorité, Généalogie d’une (dé)raison politique – Ed. Armand Colin, 2013.
(3) Notre propos ne concerne pas le matériau habituel des réunions des équipes de direction : projet, évaluation, situations cliniques, difficultés avec un salarié…, même si ces espaces sont également des lieux de pensée.