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« De la protection à l’activation, on passe d’un monde à l’autre »

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Entre Etat-providence et références néolibérales, s’oriente-t-on « Vers un Etat social actif à la française ? » Dans son ouvrage ainsi titré (éd. Presses de l’EHESP, 2016), Marc Rouzeau, chercheur en sciences politiques, montre que ce changement de cap est bel et bien engagé. Plutôt que de le déplorer, il y voit une opportunité pour mettre en œuvre une réorganisation ambitieuse de l’action sociale.
Est-on actuellement dans un « Etat social actif » ?

Nous sommes depuis cinq ou six ans dans une période de grande renégociation de ce que veut dire la solidarité et de ce qu’elle implique. Nous sommes à un moment où se rediscutent nos engagements les uns vis-à-vis des autres. Face aux difficultés, aux inégalités et aux risques de la vie sociale, à quelles contributions sommes-nous réellement décidés à prendre part ? Bien sûr, la référence aux inégalités est toujours vivace, légitimant des interventions publiques vers ceux qui en seraient les victimes. Mais les représentations de ce qui fait socialement problème se diversifient : on parle désormais de « cohésion sociale » et de « nouvelles solidarités ». Face à la persistance de la question sociale et aux contraintes budgétaires qui l’accompagnent, on s’inquiète pour le vivre-ensemble, on réfléchit sur la fragilisation du lien social et, de plus en plus, on interroge les comportements individuels, quitte parfois à les juger inadéquats.

Pourquoi parler d’Etat social actif « à la française » ?

La référence à l’Etat social actif est en train de se diffuser au plan international, et cette perspective est double. D’une part, elle prône la stimulation des compétences des personnes et de leur entourage. D’autre part, elle mise sur la mobilisation des collectivités infranationales. Ces nouvelles références viennent hybrider les cultures nationales et se confrontent aux philosophies politiques, en particulier celles qui sont à l’origine de la construction des systèmes de protection sociale. Suivant les pays, des régimes d’Etat social actif différents sont en train de se structurer. En France, nous nous devons de décliner une version de cet Etat social actif qui soit compatible avec notre héritage républicain.

Quelles sont ces nouvelles références ?

De mon point de vue, la terminologie d’Etat social actif recouvre deux types de transformations. Largement commentée chez les chercheurs en sciences sociales et dénoncée par les sociologues critiques, l’une correspond à l’idée que les problèmes sociaux peuvent trouver une partie de leur résolution à travers la mobilisation des personnes elles-mêmes. En France, la stratégie d’activation des personnes a débuté avec le RMI [revenu minimum d’insertion]. Depuis lors, prenant appui sur cette « innovation », les dispositifs sociaux sont pensés comme des occasions de remettre en selle ceux qui vont mal socialement, avec l’objectif de renforcer leur pouvoir d’agir. Il s’agit de reconnaître les usagers de l’action sociale comme des acteurs à part entière et de tenter de renforcer la maîtrise qu’ils ont de leur destin social. Dans cette perspective, gérer la question sociale, s’attaquer aux problèmes sociaux, c’est mettre en place des interventions publiques qui encouragent et garantissent dans le temps la mobilisation de chacun d’entre nous. Nous sommes de plus en plus considérés comme des « entrepreneurs de nous-mêmes » ; cela nous oblige à développer nos compétences sociales et nous engage à construire un parcours de vie raisonné. Ainsi les politiques sociales misent-elles sur la personne elle-même, sur l’entourage proche et sur les services de proximité. Cette perspective qui innerve progressivement le domaine social est aussi à l’œuvre en matière de santé publique. La figure du patient y est complétée par celle de l’acteur qui, grâce à l’éducation à la santé et au soutien de son médecin, interroge ses comportements et en devient comptable.

Mais, en parlant d’Etat social actif, on souligne aussi que l’Etat n’a pas abandonné la partie, loin s’en faut. Après une période où il s’est fait modeste et animateur, il ose redire la norme et cherche à faire faire en concentrant ses financements sur des lignes stratégiques explicites. Dorénavant, les appels à projets et les suivis évaluatifs sont entre les mains d’agences, comme l’Agence nationale pour la rénovation urbaine ou l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, aujourd’hui réunies sous la tutelle du Commissariat général à l’égalité des territoires. Les agences régionales de santé (ARS) participent de la même logique. Ces dernières mettent les collectivités ou les opérateurs privés en concurrence et soutiennent de manière très importante les gagnants, comme cela a été le cas avec le programme de réussite éducative ou avec les opérations de rénovation urbaine. En 2016, sur la thématique des politiques intégrées de jeunesse, le Commissariat général à l’investissement a retenu cinq ou six dossiers, dont un en Bretagne qui se voit doté d’une perspective financière de plus de 3 millions d’euros. Du jamais vu dans le social !

Comment s’organisent les relations entre les niveaux national et local ?

Avec la réorganisation des services de l’Etat, les fonctionnaires d’Etat ont été reconcentrés au niveau régional. Or, paradoxalement, en enlevant ses fonctionnaires du local, l’Etat se redonne des marges de manœuvre. Il devient stratège et cherche à gouverner à distance grâce aux agences. Certains chercheurs analysent ces outils comme des pilotes invisibles de l’action publique. Grâce à eux, elle devient nettement plus prescriptive et cette manière de faire se diffuse à tous les échelons. Ainsi les régions et les départements s’y prennent-ils de la même façon et travaillent à enrôler les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) et les associations autour de programmes d’action relativement fermes. Cependant, un mode d’action publique ne fait jamais totalement disparaître le précédent. Ce déploiement de l’Etat social actif vient se superposer aux manières de faire historiques, que ce soit celle de l’Etat-providence qui intervient dans une logique planificatrice ou celle de l’Etat animateur qui mise sur la capacité politique locale.

Vous écrivez pourtant que « le travail social, dans sa forme héritée, a vécu »…

On n’est pas sur le modèle d’une conversion religieuse qui arriverait du jour au lendemain. Je ne diagnostique pas un changement à 360°. De la protection à l’activation, on assiste au passage d’un monde à l’autre, mais il s’agit d’une évolution relativement lente, puisque ce que nous venons d’évoquer date du début des années 1980 et se concrétise en France plus de trente ans après. Dans un premier temps, de nouvelles idées se sont diffusées et de nouvelles catégories d’action ont vu le jour : insertion, équité, empowerment … Depuis une dizaine d’années, de nouvelles institutions sont apparues ; parallèlement, les choses se précisent en termes d’options concrètes et de mesures qui commencent à avoir des incidences sur les pratiques professionnelles.

A l’apogée de l’Etat social providence, on croyait que le progrès économique, couplé avec la protection sociale, devait faire disparaître la question sociale. Le travail social représentait un espace assez marginal de l’action publique au point que, dans les écoles de travail social, on disait se former à œuvrer à notre propre disparition. Marginal, le travail social était en même temps très autonome. N’intéressant pas grand monde, il a pu se développer en partie avec ses propres règles. C’est ce qui m’amène à diagnostiquer, autour des Trente Glorieuses, la constitution d’un « quasi-secteur » : un espace ayant à gérer des problèmes bien identifiés, où des professions particulières s’organisent et un corps spécifique de fonctionnaires – les inspecteurs des affaires sociales – se constitue. En France toutefois, la constitution de ce secteur n’est pas aboutie : les affaires sociales restent toujours ballottées entre famille, santé, emploi, travail. En outre, à la différence des Etats-Unis ou du Québec, on n’assiste pas à la création d’un domaine de recherche dédié au travail social et à l’action sociale.

A partir des années 1980, le travail social se retrouve au cœur de transformations assez paradoxales. Les questions sociales remontent sur l’agenda, de plus en plus d’objectifs sociaux sont incorporés aux politiques d’éducation, d’habitat, de transport, de culture… La question sociale gagne donc en visibilité, mais les travailleurs sociaux doivent désormais se situer à l’intérieur d’une chaîne d’intervention qui les dépasse. On braque le projecteur sur leur activité et, en même temps, cette dernière ne peut plus se penser qu’encastrée dans l’action publique, laquelle est pilotée de manière plus proche, du fait de la décentralisation, et de manière aussi plus intersectorielle.

Par ailleurs, le glissement de la perspective de protection à celle d’activation se répercute sur les comportements attendus des professionnels. Il leur faut moins être des protecteurs que des « supporters » au sens québécois du terme, c’est-à-dire des gens qui soutiennent certes, mais en aidant à mobiliser, et qui peuvent aussi faire preuve d’exigences. Cependant, cette double mutation n’emporte pas tout sur son passage : chaque travailleur social garde encore beaucoup d’autonomie.

Quel a été l’impact de la décentralisation sur les interventions sociales ?

Dans les années 1980, en matière sociale, l’ouverture du jeu a été expérimentée dans le cadre des politiques contractuelles. La politique de la ville, la prévention de la délinquance, les politiques socio-éducatives ont été autant d’occasions de mettre en œuvre des modes d’intervention qui se voulaient adaptés aux situations locales. Cependant, cet appel à l’intelligence locale, ces dynamiques d’innovation n’ont pas pleinement concerné le noyau dur de l’action sociale et du travail social. Entre 1980 et 2000, le travail social généraliste et la protection de l’enfance, confiés aux départements, ont bénéficié de ressources supplémentaires, mais les références professionnelles n’ont pas été frontalement interrogées. La décentralisation a permis de moderniser les moyens de l’action sociale traditionnelle, mais les cadres d’emploi, les pratiques d’intervention, la doctrine et la déontologie professionnelles sont restés à peu près les mêmes.

La grande affaire arrive maintenant et se joue sous nos yeux. Alors qu’on assiste à une massification des problèmes sociaux, les départements doivent faire face à des contraintes budgétaires grandissantes. On comprend dès lors que les élus se mettent à se soucier de l’action sociale et de sa rénovation. Dans la première étape de la décentralisation, ceux en charge du social s’en occupaient plutôt dans une logique notabilaire ou d’attachement historique à ce champ d’activité. Désormais, des élus et des managers territoriaux s’intéressent davantage au social, le considèrent comme un secteur à part entière et réfléchissent à l’ingénierie publique qu’il nécessite.

Les nouveaux scrutins départementaux viennent de consacrer une classe politique rajeunie et paritaire. Ces élus sont en train de se rendre compte que le social représente leur principal objet de travail. Je fais donc l’hypothèse que ce secteur pourrait devenir la pierre angulaire de leur engagement politique. Ma conviction, c’est que les questions sociales sont des questions éminemment politiques. L’action sociale moderne a donc besoin d’élus motivés et de managers performants comme elle a besoin de travailleurs sociaux à la fois engagés et prêts à interroger leurs cadres de référence.

Vous devez être satisfait d’avoir vu le leadership départemental en matière d’action sociale et de développement local clairement réaffirmé(1) ?

Pour piloter et animer l’action sociale, le rôle des élus me semble effectivement primordial, et le département le bon échelon. Niveau intermédiaire par excellence, il permet des régulations bien en phase avec les questions sociales qui demandent à la fois de la proximité et de la distanciation. En rester à un échelon national ou régional ne permettrait pas d’élaborer des stratégies suffisamment adaptées ; choisir une maille territoriale trop fine engendrerait des inégalités de traitement. En outre, le département est déjà bien équipé car, depuis la décentralisation, la France s’est couverte de maisons du département, centres départementaux d’action sociale, unités territoriales d’action sociale – entre dix et trente selon les départements. L’étape suivante serait de clarifier les relations entre ces antennes et les centres communaux et intercommunaux d’action sociale, afin d’éviter les doublons.

Mais surtout, pour que les élus des départements puissent vraiment contribuer à des stratégies territorialisées d’action sociale, je plaide pour que le pilotage de l’ensemble des moyens d’intervention de « première ligne » leur soit transféré. La première ligne, ce sont les services sociaux et médico-sociaux qui, sur un territoire, sont en lien direct avec l’ensemble de la population. Cela concerne en particulier le service social en faveur des élèves, qui relève actuellement de l’Education nationale, ainsi que les services de prévention et de promotion de la santé, dont les budgets sont aux mains des ARS. Je pense aussi que cette action sociale généraliste doit être mise à distance de la délivrance des prestations sociales. Quant à la gestion des services spécialisés, ceux de la « deuxième ligne », elle doit redevenir une affaire nationale.

Cela voudrait dire qu’on déleste le travail social de l’instruction des aides financières ?

Tout à fait. A mon avis, nous sommes dans un moment où il importe que le cadre national et républicain vienne tempérer la pénétration de l’Etat social actif en garantissant un même accès aux droits sur tout le territoire. L’instruction et la délivrance des prestations sociales doivent remonter au niveau national et être gérées en fonction de normes et de budgets nationaux. Au sein des départements, le rôle du travailleur social est tout autre : il a à construire des réponses spécifiques en fonction des personnes auprès desquelles il intervient. Pour se centrer sur la dimension clinique de la rencontre avec la personne et sur la dimension sociopolitique du développement social local, il est nécessaire de libérer les travailleurs sociaux de première ligne de la prégnance des questions financières.

Plus largement, je propose de distinguer les fonctions d’animation de l’action sociale – travail social généraliste, développement social, promotion de la santé… – de celles qui concernent davantage l’administration de l’action sociale – prestations et établissements des champs de la protection de l’enfance, des personnes handicapées et des personnes âgées. Les premières méritent d’être entièrement confiées aux départements et les secondes à des agences nationales du type des ARS. Cette proposition permettrait aux départements de recouvrer les énergies qu’ils consomment dans des activités de gestion pour lesquelles ils n’ont aucunement la maîtrise budgétaire. Je vous rappelle qu’ils doivent consacrer une part importante de leurs ressources à compenser le désengagement de l’Etat d’un certain nombre d’allocations de solidarité. Ils récupéreraient ainsi des forces de travail et des marges financières pour mieux les orienter vers le travail social généraliste et l’action sociale territorialisée.

Le plan d’action gouvernemental en faveur du travail social et du développement social(2) va-t-il dans le bon sens ?

Oui, clairement. Dans ce plan, il y a toute une série d’énoncés très positifs : revalorisation statutaire, autonomie déontologique des travailleurs sociaux, promotion de la formation, incitation à la recherche en travail social. On retrouve le souffle de la circulaire de Nicole Questiaux de 1982. Il a donc fallu 35 ans pour voir réaffirmer une véritable ambition pour le travail social ! Mais si ce plan contient des pépites, il ne propose, à ce stade, aucune déclinaison institutionnelle. Le rôle du département n’est pas clarifié et il n’est pas mis fin au bicéphalisme entre cette institution et l’agence régionale de santé au sujet des interventions médico-sociales. Les liens entre les centres de formation et les universités ne sont pas opérationnalisés. Il n’y a pas de création d’instances régionales qui, dans la lignée du Comité régional du travail social de Bretagne, permettraient de mutualiser les financements et les expérimentations(3).

Je constate une véritable difficulté à dessiner une architecture organisationnelle cohérente au point qu’il est patent que l’action sociale a constitué un angle mort, un impensé de l’Acte III de la décentralisation. Cependant, je suis optimiste eu égard à ce plan qui met le travail social à l’agenda et du fait de l’arrivée d’une nouvelle génération d’élus et d’administratifs qui s’intéressent de plus en plus au social. J’essaie aussi d’amener ma pierre à l’édifice par cette réflexion sur un Etat social actif à la française, qui assume la révision des références tout en restant fidèle à notre héritage républicain. Aux autorités nationales de garantir l’accès aux prestations sociales ; aux départements d’animer l’action sociale locale. Cela nécessite de s’appuyer sur le palier régional afin d’organiser la mutualisation interdépartementale, d’articuler véritablement la formation et la recherche sociale et d’animer des coopérations transnationales.

Un parcours dédié au travail social

Directeur de la recherche et de la prospective du centre de formation Askoria (anciennement IRTS de Bretagne) et maître de conférences associé à l’Institut d’études politiques de Rennes où il anime la chaire « Territoires et mutations de l’action publique », Marc Rouzeau, 55 ans, est également responsable de l’équipe technique du Comité régional du travail social (CRTS) de Bretagne. Créé en 2008, ce dernier est un collectif unique en son genre, qui réunit une cinquantaine d’organismes publics et privés de la région concernés par le travail social. Assistant social de formation, Marc Rouzeau a exercé en tant que tel au ministère de l’Education nationale de 1984 à 1992. Docteur en sciences politiques de l’université Rennes-1 depuis juin 2014, il est le premier, dans cette discipline, à avoir décroché ce titre par la voie de la validation des acquis de l’expérience (VAE).

Notes

(1) Par la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) et la loi du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (ou loi « NOTRe »).

(2) Voir ASH n° 2932 du 6-11-15, p. 67.

(3) Voir aussi, sur le plan gouvernemental, la tribune cosignée par Marc Rouzeau, Alain Gillouard et Roland Janvier dans les ASH n° 2936 du 4-12-15, p. 34.

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