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Victimes collatérales

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A Châtillon (Hauts-de-Seine), le centre d’hébergement Flora-Tristan pour femmes victimes de violences conjugales dispose d’un espace qui accueille spécifiquement leurs enfants. Les petits peuvent y exprimer leur vécu de la violence pendant que leurs mères sont reçues en entretien.

Blotti dans les bras de Dominique Labussière, éducatrice de jeunes enfants (EJE), Andrei(1), 1 an et demi, est captivé par l’histoire qu’elle lui lit. A l’étage, sa maman est en entretien avec une travailleuse sociale. A Châtillon, le CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) Flora-Tristan accueille des femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants. Créé en 1978, il héberge notamment dans un service « urgence » des femmes qui viennent de quitter leur domicile. L’an dernier, 126 femmes et 102 enfants y ont été mis en sécurité, le temps qu’ils trouvent un logement plus durable – soit en général pour une durée de quinze jours. La spécificité de ce service est de disposer d’un « espace enfants » animé par deux éducatrices, où les enfants sont écoutés et accompagnés en tant que victimes collatérales des violences intrafamiliales.

Un soutien pour les mères éprouvées

Ce lieu récréatif a été ouvert en 1986, d’abord pour que les mères puissent être reçues seules en entretien par les professionnels. « L’enfant n’a pas à entendre l’intimité conjugale de sa mère », explique Françoise Toutain, directrice du centre. A l’époque, l’équipe a constaté que des enfants, apeurés ou perturbés, se mettaient en danger, en sautant par exemple de balcon en balcon, et que certaines mères, très éprouvées par la violence, semblaient dépassées dans l’exercice de leur parentalité. « L’équipe a donc créé un espace pour que l’enfant soit, lui aussi, pris en compte et qu’un regard soit posé sur la relation mère-enfant », poursuit la directrice. Deux postes à mi-temps d’EJE ont été créés, financés par la DRIHL (direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement).

Parmi les enfants de femmes victimes de violences conjugales, 92 % sont exposés aux violences(2), soit environ 4 millions d’enfants en France(3). En Amérique du Nord et en Australie, trois décennies de recherches ont mis en évidence qu’un traitement efficace de la violence conjugale nécessite d’inclure les enfants, explique Nadège Séverac, sociologue et auteure en 2012 du rapport « Les enfants exposés à la violence conjugale »(4). C’est rarement le cas en France, où l’on commence seulement à s’intéresser au sujet. « Même s’il n’est pas frappé, l’enfant entend, il a peur », confirme Dominique Labussière, EJE à l’« espace enfants » depuis treize ans. Et il est aussi traumatisant pour un enfant de voir sa mère violentée que d’être violenté lui-même. « La mère est la référence rassurante et protectrice, poursuit la professionnelle. Si cette base est maltraitée, ce sont toutes les fondations de l’enfant qui sont ébranlées. » Les conséquences de cette violence sur les enfants se manifestent de diverses façons : repli sur soi, angoisse, sentiment de culpabilité, troubles du comportement, faible estime de soi, déficit de compétences sociales… Et surtout, un risque majoré d’être directement victime de maltraitance, mais aussi de reproduire – ou de subir encore – cette violence une fois adulte, en pensant que c’est la « norme ».

Libérer l’expression des enfants

Dominique Labussière a sorti les crayons de couleur pour un petit garçon. Sa collègue, Fabienne Grandjean, éducatrice faisant-fonction, joue à un jeu de société avec une fratrie. Elle travaille depuis huit ans à l’« espace enfants », qui ressemble à une vaste aire de jeux. Il comprend une grande pièce de jeux colorée, une bibliothèque, un coin « cuisine » où les petits imitent les adultes, des placards remplis de jouets et un jardin avec une balançoire et un toboggan. Les mères peuvent y déposer leurs enfants tous les jours de 9 h 30 à 12 h 15 et le mercredi jusqu’à 17 h 15. « Le lieu permet aux enfants de s’exprimer, de se décontracter et de se défouler si nécessaire », énumère Fabienne Grandjean. En moyenne, quatre enfants sont accueillis par demi-journée, mais son occupation est imprévisible et très fluctuante. La majorité des enfants reçus ont moins de 3 ans, les 4 à 10 ans sont moins nombreux et les adolescents rares.

Comme d’habitude, Karim, 6 mois, a du mal à s’abandonner au sommeil. Dominique Labussière le berce dans sa poussette. Les enfants absorbent souvent l’inquiétude de leur mère liée aux conséquences de leur départ soudain du domicile familial. A l’« espace enfants », ils se posent. « L’endroit offre une activité sociale aux plus grands, d’âge scolaire, qui sont chamboulés de ne plus aller à l’école », détaillent les éducatrices. Dans un cadre ludique et apaisé, l’idée est de redonner sa place à l’enfant. « Souvent, il a été parentifié et est devenu un enjeu dans le couple, décrit Claude Retière, chef du service éducatif du CHRS. Quand ils sentent que la femme se détache de leur emprise, beaucoup d’hommes violents utilisent les enfants en leur faisant prendre parti contre leur mère. »

D’abord, s’amuser, puis communiquer

A Flora-Tristan, les enfants sont là en premier lieu pour s’amuser, et les éducatrices attendent qu’ils aient pris leurs repères avant de tenter de percevoir leur ressenti. En vérifiant, d’abord, s’ils savent pourquoi ils sont là. Certains pensent être en vacances ou au centre aéré. « On fait toujours très attention à ne pas mettre la parole de la maman à mal, précise Fabienne Grandjean. En sa présence, pour qu’elle sente que sa parole est intégrée, on met des mots sur la violence et la fuite du domicile. On essaie de rétablir la communication entre l’enfant et la mère. » Du fait de la violence à la maison, beaucoup de choses ont été cachées à l’enfant, et l’importance de lui adresser une parole n’est pas toujours comprise par les mères. Elles imaginent qu’« il sait », ou encore, maltraitées également dans leur rôle, sont convaincues d’être de « mauvaises mamans ». « Nous verbalisons beaucoup, même avec les tout-petits, parce que la parole est un lien, poursuit l’éducatrice. On parle franchement, un langage vrai, mais toujours en posant des questions à l’enfant pour partir de ce qu’il pense et de ce qu’il dit. »

Sur le dessin de Julia, 6 ans, un énorme bonhomme dit : « Je vais te tuer »… « Nous travaillons sur leur ressenti profond de la violence », indique Dominique Labussière. Quantité de choses se disent au travers des jeux ou sur la base de livres que les éducatrices ont sélectionnés. « Notre but est de les inviter à exprimer leur vécu de la violence, leurs angoisses. Nombre d’enfants confondent les émotions comme la tristesse, la colère, l’étonnement. On s’aide de cartes illustrées par des émoticônes. » Chaque enfant réagit différemment. Certains gardent tout à l’intérieur, d’autres ont envie de tout casser. « On leur dit que nous sommes tous traversés par la colère, la frustration, la violence, que c’est normal, raconte Fabienne Grandjean. Et nous les aidons à extérioriser et à canaliser. » Par exemple, en frappant un coussin ou en criant avec eux. « Ça se finit souvent en rire – une première prise de distance avec la colère. Ensuite, on souligne qu’on tape un coussin, mais pas Dominique, parce que ça fait mal. » Les éducatrices sont régulièrement témoins de scènes où des enfants, mimant le père violent, frappent leur mère. « Nous désignons directement les comportements violents comme interdits par la loi : il ne faut pas taper car c’est interdit, et toi, personne n’a le droit de te taper non plus », insistent les professionnelles, qui montrent aux enfants comment résoudre des problèmes ou exprimer leur volonté sans violence.

Dans cet espace dédié, l’enfant peut aussi parler de son père, absent du lieu. « Pendant son séjour, une femme réveille beaucoup de souffrances causées par le conjoint. Il est alors compliqué pour elle de parler de lui à l’enfant », constate Claude Retière. Pour éviter que le petit, pris dans un conflit de loyauté, ne culpabilise ou ne le reproche à sa mère, les EJE expliquent d’emblée que le lieu est « interdit aux papas », que c’est la règle. Mais l’enfant peut tout à fait dire que son père lui manque, qu’il l’aime ou qu’il est en colère contre lui. « On lui dit qu’il a le droit d’aimer son papa, même s’il n’est pas d’accord avec lui ou même si celui-ci fait des erreurs. » Au rythme de l’enfant, les professionnelles sont prêtes à tout aborder : l’envie de retourner chez soi, les choix difficiles pour la mère, la capacité du père à changer, l’éventualité d’avoir deux maisons sans dispute. L’équipe aimerait inclure plus d’hommes, qui renverraient des images masculines positives. « Nous soulignons que tous les hommes ne sont pas méchants ou violents, précise Dominique Labussière. Sinon, nous risquons de renvoyer implicitement aux garçons le message que grandir est problématique pour eux. » Parallèlement, le reste de l’équipe travaille avec la mère sur l’idée qu’elle n’a pas le droit de soustraire ses enfants à leur père et que, tout en reconnaissant à ce dernier sa place, elle va trouver la meilleure manière de se protéger.

Le but du dispositif est aussi, en travaillant sur des sujets tels que la séparation, de conforter le lien mère-enfant. Une séparation que le climat d’insécurité lié à la violence domestique a rendu complexe, tant pour la première – souvent menacée par le père de l’enlèvement des enfants – que pour le second – qui revit alors des événements traumatiques ou s’angoisse de ce qui arrive à sa mère lorsqu’il ne la voit pas. « L’enfant a aussi pu être pour elle la consolation suprême, ce qui la faisait tenir, analyse Fabienne Grandjean. Le confier à un tiers est donc difficile. » C’était le cas de la maman d’Andrei, roumaine, qui sera bientôt obligée de le faire garder. Les éducatrices ont organisé un rendez-vous avec une interprète pour en parler plus aisément. « Elle a pu exprimer que permettre à son enfant d’être bien avec quelqu’un d’autre, cela signifiait pour elle qu’il puisse être bien, ensuite, avec son père. Et cela a fait ressurgir sa crainte qu’on le lui enlève, se souvient l’éducatrice. On lui a répondu que c’était humain de ressentir cela. Elle s’est apaisée, Andrei aussi. »

Redonner à la mère son rôle protecteur

Les mères qui arrivent au centre Flora-Tristan ont été rabaissées dans leur rôle maternel. Elles ont perdu confiance en elles. Les EJE tentent donc de les aider à retrouver une position parentale protectrice par rapport à leur enfant, en les amenant à percevoir qu’il a été une victime collatérale de la violence du couple. « Elles l’ont généralement sous-estimé, note Claude Retière. Parce qu’elles sont déjà complètement perdues et tiraillées quant à leur situation personnelle. » Les éducatrices aident les mères à décoder certaines conduites, émotions ou besoins de l’enfant : « On les incite à trouver les solutions pour apaiser ceux qui pleurent et crient la nuit. A les câliner ou à jouer avec eux pour les déstresser, à renouer le lien verbal », ajoute la chef de service. Un groupe de parole, animé par un psychologue, est également proposé à toutes les mères du centre.

L’« espace enfants » participe au travail de l’ensemble de l’équipe avec ces femmes en leur permettant de déposer leur histoire auprès des travailleuses sociales hors de la présence des enfants. « Nous répétons aux enfants que les adultes trouveront des solutions à leurs problèmes d’adultes », explique Dominique Labussière. De même, lors des réunions d’équipe hebdomadaires, les EJE apportent leur éclairage aux autres professionnelles, qui ne travaillent qu’à partir de la parole des femmes. Elles évaluent également les effets de la violence sur le développement des enfants. « Le centre ne propose pas d’intervention thérapeutique pour les enfants », rappelle Françoise Toutain, mais les observations des éducatrices peuvent aboutir à une orientation vers un CMPP (centre médico-psycho-pédagogique) ou à une demande d’aide éducative pour une mère. Le CHRS Flora-Tristan apparaît ainsi comme un équipement essentiel dans le champ de la protection de l’enfance. « Il offre une réponse innovante qui intègre la problématique des enfants exposés aux conséquences délétères des violences conjugales, se félicite-t-on au pôle “solidarités” du conseil départemental des Hauts-de-Seine. Il développe une approche respectueuse du maintien du lien mère-enfant, qu’un contexte de violence peut gravement altérer, et offre une évaluation ouvrant sur une prise en charge globale des victimes directes ou indirectes. »

Julia et sa mère quittent le centre. Elles viennent dire au revoir aux éducatrices. Deux semaines environ… Le laps de temps que les professionnelles passent avec les enfants est court. « Parfois, l’enfant ne s’est pas exprimé, et c’est frustrant, reconnaît Fabienne Grandjean. Mais on ne peut pas se fixer un objectif à atteindre en deux semaines, sinon on ne respecte pas son rythme. Il aura toujours entendu et ressenti des choses. » En quittant l’établissement, un tiers des femmes sollicitent le 115 pour trouver un hébergement, 40 % obtiennent une place dans un foyer ou sont accueillies chez un particulier, et un quart retournent au domicile, parfois parce qu’elles n’ont pu trouver de logement adapté. « Ce n’est pas dans notre mission de nous angoisser pour la suite, justifie Dominique Labussière. Si l’on s’apitoyait sur les enfants, si l’on ne voyait que la violence et la souffrance, on ne pourrait pas travailler. Nous cherchons au contraire leurs forces. Nous leur disons que nous avons confiance, qu’ils sont tout à fait capables de s’en sortir. »

L’équipe ne devrait-elle pas cependant, à titre de précaution, aider les mères et les enfants qui retournent au domicile à concevoir des scénarios de protection ? Dans son rapport de 2012, la sociologue Nadège Séverac soulignait que ce paramètre, développé aux Etats-Unis, apparaît très peu dans les interventions françaises. « Amener les enfants à se questionner – faut-il s’interposer entre son père violent et sa mère ? comment se protéger si ça dérape ? qui alerter ? –, d’accord. Mais attention aux responsabilités que l’on donne à l’enfant, réfléchit Dominique Labussière. Un enfant devrait-il appeler la police pour faire embarquer son père en prison ? Part-on du principe que le parent maltraité ne peut pas faire cela lui-même ? Il faut y réfléchir… »

Élargir l’accueil aux adolescents

Même s’il dispose de ressources limitées, l’« espace enfants » a élargi ses horaires d’ouverture et organise des ateliers pour les enfants des autres services du centre. Les éducatrices aimeraient aussi toucher davantage les adolescents, qui restent souvent au domicile familial pour suivre leurs cours. A cette fin, elles pensent mettre en place des groupes de parole. Un nouveau projet « enfants exposés aux violences » a, par ailleurs, été lancé avec l’ancien procureur des Hauts-de-Seine pour recevoir, lors de trois ateliers, des femmes ayant déposé plainte et leurs enfants, qui ne sont ni hébergés ni entrés en contact avec des associations.

Françoise Toutain aimerait également poursuivre un partenariat développé avec l’aide sociale à l’enfance pour répondre à des professionnels qui avaient sollicité le centre afin d’obtenir un éclairage sur les enfants exposés aux violences conjugales. Une piste prometteuse… Selon Nadège Séverac, la segmentation et le cloisonnement des formes de prises en charge nuisent fortement à l’accompagnement des victimes de violence domestique : « Les services de protection de l’enfance ayant identifié une situation de violence conjugale peuvent considérer qu’elle relève de l’intimité du couple, tandis que le mandat de protection de l’enfance ciblerait exclusivement la relation parent-enfant. » Comme le souligne Dominique Labussière, on commence maintenant à comprendre que « l’enfant est plus que témoin des violences, il fait partie de la scène ».

Notes

(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.

(2) Etude réalisée en 2015 d’après les appels au 3919 « Violences Femmes Info ».

(3) Selon une estimation de la Fédération nationale solidarité femmes.

(4) Voir ASH n° 2787 du 14-12-12, p. 8 – A lire aussi, Exposés aux violences conjugales, les enfants de l’oubli, de Chantal Zaouche Gaudron (éd. érès, 2016).

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