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« La focalisation sur la mixité sociale permet de se donner bonne conscience »

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La mixité sociale est devenue l’un des axes forts des politiques de logement et d’éducation. Mais cet idéal ne masque-t-il pas des effets pervers et une absence de débat sur la redistribution ? C’est l’idée que développe le chercheur Eric Charmes dans un ouvrage qu’il a cosigné.
Dans une précédente interview aux ASH(1), vous appeliez à ouvrir le débat sur la mixité sociale. Est-ce le cas aujourd’hui ?

A l’époque, j’avais publié un article sur le site de La vie des idées, dans lequel je soulignais le décalage existant entre des discours publics assez consensuels sur la mixité sociale en tant qu’objectif à poursuivre de façon volontariste et un discours scientifique plus nuancé sur cette question. Depuis, un certain nombre de choses ont changé, notamment avec l’affirmation, dans les débats académiques et publics, de l’importance d’une dimension que l’on peut qualifier d’ethnoraciale et de la dimension religieuse. A l’inverse, la place du revenu, qui était déterminante, est devenue moins importante. Cela va de pair avec une évolution de la société qui tend de plus en plus à apprécier la diversité d’un quartier à partir de la présence des minorités visibles. Cela étant dit, le consensus autour de l’importance de la mixité sociale dans les quartiers et à l’école reste fort, avec, d’une certaine façon, une radicalisation du discours contre le communautarisme.

Pourquoi la mixité sociale est-elle devenue centrale dans l’action publique en France ?

Il existe tout un ensemble de causes politiques et structurelles. La ségrégation est une caractéristique forte des sociétés urbaines, notamment dans les grandes métropoles. On peut même se demander si la division sociale de l’espace n’est pas consubstantielle au fait métropolitain. En effet, une différence importante entre la métropole et le monde rural traditionnel, où existait une certaine diversité des positions sociales au sein des villages, est la mobilité résidentielle. Dans la grande ville, compte tenu de la masse de la population, on peut plus facilement établir des liens affinitaires, notamment en termes résidentiels. La division sociale de l’espace a grandement à voir avec la mobilité résidentielle des personnes, qui favorise la spécialisation des lieux. Il n’y a que dans une grande métropole que l’on peut trouver une clientèle suffisante pour constituer un territoire socialement homogène, conçu pour un style de vie spécifique (par exemple un ensemble pavillonnaire autour d’un golf). Le problème est que, dans ce contexte, l’inégalité de plus en plus forte liée aux revenus se retrouve dans les possibilités de choix résidentiels. Ces choix peuvent alors être interprétés en termes de ségrégation. Avec la métropole, la mixité est ainsi devenue une question. Un changement qui s’est fait assez rapidement, en deux ou trois générations seulement.

Il y a cinquante ans, il existait déjà des grandes villes. Qu’est-ce qui a changé ?

Là encore, le changement est lié à la mobilité, mais plutôt quotidienne. A une certaine époque, il était important pour une collectivité d’avoir des emplois sur son territoire. La population soutenait cette logique, parce qu’on voyait la commune comme un territoire de vie globale cumulant l’emploi, le lieu de résidence et l’éducation. D’où la nécessité de construire aussi des logements sociaux pour loger les ouvriers des entreprises locales. Aujourd’hui, nous sommes dans une logique différente. Certaines communes sont tout à fait satisfaites d’être purement résidentielles. Quant à celles qui comportent des zones d’activité économique, le plus souvent, les ouvriers n’habitent plus sur place. Ainsi, les communes perçoivent le logement social de moins en moins comme une ressource et de plus en plus comme une charge. L’engagement des collectivités locales dans la production du logement social est donc devenu un problème, parce qu’on ne raisonne plus autant qu’auparavant à l’échelle du territoire municipal.

L’idée de mélanger les populations d’un quartier ou d’une ville semble pertinente. Pourquoi la remettre en question ?

Il faut être très clair : dans cet ouvrage, nous ne discutons absolument pas la réalité des effets négatifs de la ségrégation sociale. Ce que nous discutons, ce sont les solutions qu’on y apporte. En effet, on a tendance à penser que la solution est de faire l’inverse de la ségrégation, à savoir la mixité sociale. Mais comme solution au problème de la ségrégation, la mixité est loin d’avoir fait ses preuves, en raison de tout un ensemble d’effets pervers et de conditions de mise en œuvre problématiques. Par exemple, il est assez rare que l’on détruise des immeubles haussmanniens dans des quartiers centraux de Paris pour construire à la place des logements moins cossus, plus petits et plus accessibles aux populations modestes. Là où l’on détruit des immeubles, c’est dans les quartiers populaires. Or, en détruisant un immeuble, on abat aussi un lieu de vie, un espace riche de réseaux relationnels et d’un capital social essentiels pour des populations en difficulté. De la même façon, lorsqu’au nom d’une politique de mixité sociale on permet à des jeunes de quartiers populaires d’être scolarisés dans des établissements cotés situés dans des quartiers aisés, on les coupe de leur milieu social pour les plonger dans un autre milieu dont ils ne maîtrisent pas les codes et où les différences de revenus peuvent poser problème. En termes de socialisation, tout cela a chez ces jeunes des effets qui peuvent contrebalancer les bénéfices de la scolarisation dans un établissement réputé excellent.

Vous développez aussi des critiques plus globales…

En effet, les politiques de mixité sociale servent, en quelque sorte, de cache-sexe pour éviter de trop s’interroger sur la redistribution des ressources. La focalisation sur la mixité sociale permet de se donner bonne conscience. Une manière de compenser les effets négatifs de la ségrégation serait d’abord d’apporter des ressources supplémentaires aux populations qui en ont le moins. Certes, il y a des choses de faites, mais cela reste limité, comme pour l’école, où les politiques de l’éducation prioritaire sont loin de compenser les écarts. D’autre part, l’un des enjeux pour aller vers une véritable redistribution serait que les quartiers populaires, et leurs habitants, puissent peser politiquement. C’était le cas à l’époque des banlieues rouges, le Parti communiste jouant alors, quoi qu’on en pense, un rôle de représentation des intérêts de la classe ouvrière. Aujourd’hui, dans le discours de nombreux élus, les quartiers populaires apparaissent comme des lieux de pathologie sociale, des zones de non-droit. On sous-entend, d’une certaine façon, qu’ils n’ont pas de légitimité à exister. Ce discours ne favorise absolument pas leur capacité à occuper une place dans le débat politique. Les politiques de rénovation renforcent plutôt ce sentiment de mise à l’écart. Bien sûr, certains élus manifestent une véritable volonté de consulter la population lors d’opérations de rénovation urbaine. Mais, très souvent, cette consultation est assez limitée. Enfin, je rappelle que la promesse de François Hollande d’accorder aux immigrés le droit de vote pour les élections locales n’a pas été tenue. Cela aurait pourtant permis de reconnaître symboliquement une certaine légitimité politique à ces quartiers où vivent beaucoup de personnes immigrées.

Il faudrait, dites-vous, développer une véritable solidarité entre territoires…

Pour cela, il faudrait une volonté politique, et donc une opinion publique favorable. Notre travail de chercheurs, en présentant nos résultats dans l’espace public, contribue à cette tentative de nourrir le débat et d’attirer l’attention sur les problèmes et leurs solutions. Sur cette question de la redistribution des ressources entre quartiers, il existe des enjeux très forts autour du passage à l’échelle métropolitaine du gouvernement des villes. Par exemple, à Vaulx-en-Velin (Rhône), où je travaille, au-delà des seuls crédits de l’ANRU [Agence nationale pour la rénovation urbaine] alloués pour des opérations de rénovation, la solidarité interne au Grand Lyon joue un rôle important dans le réaménagement du centre-ville et dans le développement des transports en commun. Ce n’est pas le cas pour une ville comparable en région parisienne telle que Clichy-sous-Bois. La solidarité entre territoires passe donc aussi par l’existence d’un gouvernement métropolitain incluant les banlieues populaires. Se pose aussi la question du périurbain. La Métropole de Lyon comporte près de soixante communes, mais en incluant la couronne périurbaine, l’aire urbaine lyonnaise compte 514 communes. Quid de toutes ces communes qui constituent l’espace d’accueil des accédants à la propriété les plus modestes ? Reste qu’on ne peut pas renvoyer toutes les responsabilités aux seules collectivités locales. Une solidarité nationale – voire transnationale – doit être mise en place, avec des mécanismes de redistribution calés sur les territoires d’action des grandes entreprises mondialisées.

Repères

Eric Charmes est directeur du laboratoire RIVES (Recherches interdisciplinaires ville, espace, société) à l’Ecole nationale des travaux publics de l’Etat (université de Lyon). Avec Marie-Hélène Bacqué, il publie Mixité sociale, et après ? (éd. PUF, 2016). Il est également l’auteur, entre autres, de La ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine (éd. PUF, 2011).

Notes

(1) Voir ASH n° 2666 du 2-07-10, p. 38.

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