A la mairie de Sains-du-Nord, ils ont l’habitude et prêtent une oreille indulgente aux demandes des résidents des Acacias. Un changement de nom pour s’appeler Ronald Reagan ? Les secrétaires tendent le formulaire ad hoc et assurent s’occuper de la démarche avec toute la diligence nécessaire. Vivre aux côtés de schizophrènes n’inquiète plus personne, dans ce village de 3 000 habitants dans le département du Nord, où une structure d’hébergement les accueille depuis dix ans. « Ici, j’ai trois mille salariés », plaisante Marc Saison, directeur adjoint de la résidence.
Les Acacias(1) ont ouvert en mai 2006 à l’initiative de l’association de parents ADEP (Association de l’espoir des psychotiques), qui voulait offrir un lieu de vie à ces malades. Consciente de son besoin d’être épaulée, l’ADEP s’est alors tournée vers l’Afeji, une association nordiste de lutte contre le handicap et les exclusions, capable de monter le projet, de le défendre devant les tutelles et de gérer ensuite le site. « Sur la région, c’était la première alternative à un accompagnement des schizophrènes qui n’existait alors que dans le milieu médical. Ils faisaient sans cesse des allers-retours entre chez eux et l’hôpital », se souvient Marc Saison, éducateur spécialisé, titulaire d’un diplôme d’Etat d’ingénierie sociale. Il poursuit : « Aux Acacias, nous leur offrons un lieu sécurisé. Leurs angoisses se développent moins. » L’établissement accueille des schizophrènes stabilisés, avec une intelligence normale, qui n’ont pas besoin d’une prise en charge, mais d’un accompagnement. « A cause de la maladie, ils ont perdu énormément de leurs acquis. Nous sommes là pour les remettre en route », précise-t-il.
Marc Saison le résume clairement : « Nous sommes une émanation directe de la loi de 2005 sur la reconnaissance du handicap psychique. » Expérimentale pendant trois ans, la structure est désormais homologuée « foyer de vie » et dispose d’un agrément pour 14 personnes : 13 en accueil permanent plus une en accueil temporaire, pour des séjours de un mois, avec un maximum de trois mois cumulés sur l’année. Le prix de journée est de 112 €, pour un budget global de 680 000 € par an. L’équipe, restreinte, doit faire preuve de polyvalence. L’établissement compte 11,5 équivalents temps plein (ETP) : un directeur adjoint et une CESF (conseillère en économie sociale et familiale) à temps plein, une infirmière, un agent d’entretien et une maîtresse de maison à mi-temps, et cinq AMP (aides médico-psychologiques) qui se partagent 4,5 ETP – ce qui permet d’avoir au moins un agent présent sur la structure jours, nuits et week-ends. Pour la partie administrative, une secrétaire-comptable et un comptable sont présents à temps partiel. Se rajoutent le directeur, Vincent Dubeaurepaire, éducateur spécialisé, titulaire d’un Caferuis, et une chef de service, Jannick Dansette, qui a le même profil : les deux responsables se partagent entre les Acacias, le CHAI (centre d’hébergement et d’aide à l’intégration) de Felleries et la MARPA (maison d’accueil et de résidence pour l’autonomie) d’Avesnelles, tous gérés par l’Afeji et situés sur le même territoire de l’Avesnois. Une réunion d’équipe se tient chaque semaine, et l’ensemble du personnel est rassemblé une fois par an pour un événement institutionnel. Un conseil de la vie sociale a été mis en place, avec des représentants des résidents, des parents, des salariés et du centre communal d’action sociale.
L’idée qui a présidé à la création des Acacias était d’organiser le retour des personnes vers la cité, avec un hébergement où elles pouvaient vivre de la façon la plus autonome possible. Ce qui est le cas, même si, pour des questions de sécurité, les résidents doivent signaler quand ils quittent la résidence et indiquer le lieu approximatif où ils se rendent, ainsi que l’heure présumée de leur retour. Les objectifs à atteindre sont formalisés dans un projet personnalisé d’accompagnement.
Les studios sont des petits appartements, avec salle à manger-kitchenette, salon et chambre, loués 480 € par mois, toutes charges comprises. Ce coût est pris en charge au moyen de leur AAH (allocation aux adultes handicapés) par les résidents, qui peuvent eux-mêmes se préparer à manger. La résidence assure également un service de livraison de repas par liaison froide, tarifé 9 € par jour, mais chacun est libre d’y souscrire ou non, au jour le jour. Aucune situation n’est figée, pour se maintenir dans une dynamique d’apprentissage. Tous les cas de figure se rencontrent : trois ou quatre pensionnaires cuisinent leurs repas tous les jours ; la majorité s’offre un déjeuner ou un dîner tout prêt deux fois par semaine ; d’autres, enfin, sont totalement dépendants des plats livrés. A chacun son rythme : c’est le principe des Acacias. Tous les mardis après-midi est organisée une réunion de planification des livraisons. Elle se révèle nécessaire pour assurer la logistique, tout en servant d’appui pour travailler la structuration du temps avec les résidents. Mangés ou pas, les repas commandés sont facturés à la fin du mois : il ne s’agit donc pas de s’engager sans réfléchir. C’est d’ailleurs une partie du travail d’Adeline Gouin, CESF, d’apprendre aux pensionnaires à gérer un budget ainsi qu’à équilibrer leurs menus sur la semaine en composant une liste des courses. De même, la propreté de l’appartement doit être assurée par son occupant, la maîtresse de maison ne s’occupant que des parties communes, organisées autour d’un agréable patio.
« Nous sommes dans la dimension éducative et non thérapeutique », insiste Marc Saison. Avec un apprentissage du quotidien et une obligation d’activité. Les aides médico-psychologiques contribuent au repassage, au lavage, et sont chargés de faire le tour des studios une fois par semaine pour vérifier leur bonne tenue et relever les points à travailler. « On entre un peu dans leur intimité, donc on y va doucement », souligne Brigitte Demanet, AMP. Ils organisent aussi une multitude d’ateliers : stretching, chant, ping-pong… « Il faut les faire bouger au moins une fois par jour », explique Brigitte Demanet.
La seule manière d’échapper à l’une de ces activités est de s’organiser une sortie ou une autre occupation. « Il s’agit de meubler suffisamment leur vie pour qu’il y ait autre chose que leur schizophrénie, insiste le directeur adjoint. Nous partons du principe qu’en structurant leur quotidien, ils se structurent eux-mêmes. » Sans jamais oublier qu’il s’agit d’une pathologie dont on ne guérit pas et qui se traduit par une appréhension particulière du réel. Reste que les progrès sont là : une résidente qui, lors de son arrivée, était dans un délire permanent arrive désormais à conserver la plupart du temps un état de conscience normal. Cette obligation d’activité se révèle délicate à manier pour les travailleurs sociaux. « A partir de quel moment faut-il pousser les gens à agir ? s’interroge Clémence Meunier, stagiaire TISF (technicienne d’intervention sociale et familiale) présente pour deux mois. C’est un public qui a des capacités intellectuelles, qui a pu travailler ou faire des études. Il faut donc toujours aller chercher les personnes, leur proposer des choses. Nous devons nous mettre à leur place et trouver l’adhésion de l’autre. »
Aucune d’elles n’apparaît en mesure de travailler. « Elles ne le seront sûrement jamais, car si la maladie est considérée comme stabilisée, elle n’en reste pas moins considérablement handicapante », justifie Marc Raison. Pour un ou deux résidents, une sensibilisation au monde du travail a toutefois été envisagée par l’intermédiaire de Cap emploi. Cela concerne des formations ponctuelles (lever les freins à l’emploi, reprendre confiance en soi) ou de petits stages en entreprise. Une démarche très valorisante pour les personnes concernées.
Il ne s’agit pourtant pas d’être dans une contrainte forte : à l’atelier spectacle de ce mercredi après-midi, les degrés de participation sont divers. Certains ne manquent pas une parole des chansons, d’autres somnolent, sans doute aussi sous l’effet des médicaments. De son côté, Adeline Gouin a plus de certitudes : « Nous nous voyons tous les jours, nous nous connaissons très bien, le rapport de confiance est établi. Je sais à quel moment nous les dorlotons trop ou, au contraire, quand nous les mettons en danger. Pour avancer, il faut prendre des risques avec eux, tout en restant dans la nécessité d’être bientraitants. » Surtout, explique-t-elle, il ne faut pas entrer dans le jeu des résidents, dans leur délire. « On ne peut pas leur dire qu’ils racontent n’importe quoi, car ils se braquent, souligne-t-elle. Il faut reconnaître leur souffrance, mais leur faire comprendre que, dans notre réalité, cela ne se passe pas comme cela. Il faut les ramener à leurs activités de la journée, les faire dévier vers des faits concrets et observables. »
Tous les éléments de la vie de la résidence sont scrupuleusement consignés dans différents cahiers de transmission et classeurs individuels. En particulier les présences aux ateliers, pour disposer d’outils objectifs d’évaluation des comportements : « Il suffit qu’un usager soit absent trois fois de suite pour qu’on ait une impression négative, alors qu’il a été très assidu auparavant », note le directeur adjoint. Dans un souci de traçabilité, ainsi que de structuration de la réflexion, chaque projet possède sa fiche-action. Une organisation nécessaire pour que tout le monde ait le même niveau d’information et pour respecter la démarche qualité mise en place aux Acacias. Ces documents sont dans le bureau de l’équipe, cœur névralgique du centre, où sont également stockés sous clé les médicaments et les semainiers. Enfin, sont disponibles des fiches de réclamation anonymes, afin que les usagers puissent exprimer leurs désaccords. Une manière d’être vigilant sur le respect de la bientraitance au sein de l’institution.
Le positionnement éducatif de la structure est à rappeler régulièrement. En effet, les résidents comme leurs familles ont tendance à donner du « docteur » aux travailleurs sociaux, alors que tout l’enjeu est justement de les sortir du rôle de malades pour qu’ils redeviennent citoyens et, au maximum, acteurs de leur vie. « Nous les voyons plus comme des partenaires au sein de l’établissement », souligne Marc Saison. En toute logique, le personnel médical des Acacias est donc réduit à une seule infirmière, chargée de la coordination des soins, le suivi psychiatrique étant assuré à l’hôpital ou au centre médico-psychologique. Titulaire d’un master en gestion des entreprises sanitaires et sociales et chargée de mission sur le projet médical au centre hospitalier de Fourmies, Fanny Devos apprécie la collaboration mise en place avec les Acacias. Celle-ci a été formalisée dans une convention où sont définis les rôles de chacun. « Cela évite qu’un résident soit parachuté aux urgences : une fiche de liaison permet de connaître le patient, ses antécédents et les comportements qu’il peut avoir dans certaines situations », note la professionnelle, pour qui il est intéressant que le projet de l’établissement insiste sur « la volonté d’emmener les personnes psychotiques vers l’autonomie, et de se projeter au-delà de la structure pour changer le regard des partenaires et des habitants sur eux. »
Ce mercredi matin, une réunion est prévue à la médiathèque municipale, pour exposer les travaux des résidents réalisés lors d’un atelier sur le portrait. Des baies vitrées ouvrent sur un grand jardin et le choix de livres et de CD est vaste : c’est une destination de balade régulière pour ceux des Acacias. Michèle Decourtray, responsable de la médiathèque, a tout de suite accepté la proposition de partenariat faite par l’équipe éducative. « Accueillir tout le monde, c’est de l’ordre de l’évidence : cela fait partie de nos valeurs professionnelles », précise-t-elle. D’autres résidents sont bénévoles à la Maison du bocage, l’écomusée de Sains-du-Nord. « Ce sont des postures où ils ne sont plus dans la maladie : ils endossent un autre costume que celui de patient », souligne Marc Saison. Isabelle, une résidente qui ne souhaite pas donner son nom de famille, apprécie beaucoup le lieu : « J’y ai retrouvé un peu le goût de la vie, après des années de galère en hôpital fermé, confie-t-elle. J’ai une plus grande liberté, je peux faire ce que je veux, écrire, peindre. » Elle regrette juste le côté « bulle » de la résidence et le fait qu’il n’y ait pas beaucoup de « carnet rose », que « peu de couples se forment pour fonder un foyer ».
Les Acacias ont réussi leur pari – s’intégrer dans le village – grâce à un important travail de réseau. Le milieu rural présente un aspect paisible qui peut rassurer les personnes souffrant de schizophrénie, dont les angoisses sont débordantes. Mais il faut en connaître les règles : être un enfant du pays, comme l’est Marc Saison, facilite les contacts. Ce dernier ne s’en cache pas. Comme il ne dissimule pas non plus les difficultés des premières années. « Dès qu’il se passait quelque chose dans le village, je recevais un coup de téléphone, se souvient-il, amusé. Nous étions considérés comme la maison des fous. » C’est par le dialogue que ces difficultés se sont aplanies. Une des usagères des Acacias est ainsi persuadée d’être témoin d’une injustice, qu’elle veut à chaque fois dénoncer. Elle se déplace donc à la mairie pour déposer plainte. Ces derniers temps, elle venait si souvent que les fonctionnaires municipaux ont avoué leur lassitude. Les travailleurs sociaux ont posé la limite : elle ne peut plus s’y rendre qu’accompagnée. Les Acacias ont aussi multiplié les partenariats. Ils se sont par exemple engagés dans l’organisation d’olympiades avec le lycée professionnel voisin. Une équipe de chaque côté, et que le meilleur gagne à des épreuves sportives et cognitives. « Ce que n’avaient pas compris les lycéens, c’est que nos résidents allaient se préparer à fond, sourit le directeur adjoint. Ils ont gagné les deux premières épreuves, et le tournoi s’est fini sur une égalité parfaite. » Cette opération a été une double réussite : les habitants de la résidence ont dû sortir de leur monde et les lycéens ont mieux compris ce qu’est un handicap psychique.
Pour que l’intégration se fasse, l’information sur la maladie est une nécessité. Les psychotiques sont souvent considérés comme dangereux par le grand public, à la suite de faits divers très médiatisés – comme le double meurtre, en 2004 à Pau, d’une aide-soignante et d’une infirmière par un patient en pleine crise. La résidence a connu, elle aussi, des cas de violences au cours de ses premières années, quand l’équipe ne savait pas encore bien jauger les situations. Pour mieux comprendre les résidents, il a fallu se former aux particularités du handicap psychique et recourir à une analyse des pratiques avec une supervision extérieure, qui se poursuit tous les trois mois. « Pour un psychotique, nous sommes un danger. Ils ont une bulle de sécurité autour d’eux, qu’il faut respecter », explique Marc Saison. Une procédure a ainsi été mise en place avec des consignes claires : ne jamais se mettre entre une sortie et une personne en crise, pour lui laisser la possibilité de fuir plutôt que de passer à l’acte ; sécuriser les autres résidents. Surtout, les moments de tension ne sont jamais traités à chaud. Il faut apprendre à différer, attendre que la personne se calme, quitte à ce qu’elle passe son angoisse en cassant objets et meubles de son appartement. Et en cas de manquement grave au règlement, un résident peut recevoir un avertissement : au bout de trois, il sera renvoyé. Mais le cas ne s’est encore jamais produit.
A l’origine, le projet se voyait comme un sas de transition entre l’hospitalisation et le droit commun : force est de se rendre compte que les résidents accueillis restent et vieillissent au sein des Acacias. Aucun n’est sorti pour aller vers un logement individuel. L’un d’eux a failli sauter le pas, et l’équipe l’a accompagné jusqu’au bout dans ses démarches en lui trouvant un appartement à proximité. Mais, au final, il a préféré rester dans la sécurité de l’établissement. « La sortie est le point faible du dispositif. Techniquement, ils sont prêts et savent tenir un intérieur, mais ils ne le sont pas psychologiquement », soupire le directeur adjoint. Parmi les résidents, 45 % (âgés en moyenne de 41 ans) sont là depuis l’ouverture. Et depuis trois ans, il n’y a eu aucun départ, malgré une liste d’attente de deux ans… Le point fort ? Un taux d’hospitalisation pratiquement nul : vingt-quatre heures en tout et pour tout en 2015.
(1) Résidence Les Acacias : esplanade Les Charmilles – 59177 Sains-du-Nord – Tél. 03 27 61 27 02.