« La pratique professionnelle en travail social est-elle conciliable avec un engagement militant de type syndical ou politique ? Quelles informations un travailleur social peut-il révéler à d’autres professionnels ? Aux pouvoirs publics ? Quelles obligations se doit-il de respecter envers la personne qu’il accompagne ? Envers ses pairs ? Ses employeurs ? Sur quoi doit se fonder le rapport qu’il entretient avec la loi ? Peut-il transgresser cette dernière ? Si oui, dans quels cas ? Dans quelles conditions ? Etc. Ces quelques interrogations relèvent d’un domaine particulier de la pratique professionnelle connu sous le nom de « déontologie », et que résume une question philosophique centrale, celle de savoir s’il existe des devoirs pour un travailleur social ; et si oui, lesquels.
S’intéresser à la déontologie pourra paraître inhabituel, tant le terme même souffre d’une certaine éclipse. La notion de déontologie est en effet moins populaire que celle d’éthique. Il n’en est pas moins vrai que l’un des sous-domaines de cette dernière, lorsqu’elle est appliquée à une pratique professionnelle, s’intéresse à la définition de normes collectives propres à cette même pratique. C’est à ce dessein pour notre secteur que se consacrent les œuvres d’une série d’acteurs très différents, allant des nombreux comités éthiques locaux aux organismes nationaux tels que l’Association nationale des assistants de service social (ANAS), le Comité national des avis déontologiques (CNAD)(1) et bien sûr le Conseil supérieur du travail social (CSTS)(2).
Parler de déontologie renvoie étymologiquement à l’idée d’une hypothétique science des devoirs moraux. C’est cependant dans un sens quelque peu différent que nous l’étudions ici. La déontologie suppose pour nous l’existence d’un corpus, celui des règles éthiques ou morales écrites, prenant le plus souvent la forme d’un code impératif, que se doit de respecter tout praticien de la profession concernée. Respecter ce code permet alors de définir symboliquement l’appartenance à la profession, tandis que l’enfreindre signe d’emblée l’exclusion plus ou moins définitive hors des frontières de cette dernière. La déontologie a donc, on l’aura compris, pour philosophie sociale le professionnalisme, c’est-à-dire la croyance dans l’importance du rôle joué par les professions dans une société démocratique. Elle suppose toute une série de croyances connexes, parmi lesquelles l’idée qu’une pratique professionnelle doit bénéficier de certaines protections, mais aussi de formes de réglementation et de contrôle, jalons indispensables à un meilleur service rendu aux personnes suivies par un professionnel. C’est ce tressage de protections et d’obligations qui éloigne la déontologie du corporatisme, qui la préserve de n’être que le masque d’une simple défense d’intérêts. La déontologie possède en effet un but, le respect des personnes, et un moyen, la définition d’une somme de normes prescrites et contrôlables que devra observer le professionnel. Poussée jusqu’à son terme, l’idée de déontologie implique l’existence d’institutions régulatrices, d’un ordre professionnel notamment. Est-il besoin de rappeler qu’un tel ordre existe à peu près partout dans le monde ? Dans ce domaine, comme d’ailleurs dans celui de la recherche, le travail social français accuse un retard certain.
Mais, dira-t-on, si toute déontologie suppose une profession constituée, quelle est alors la profession régissant le travail social de notre pays ? Contrairement à ses homologues étrangers, notamment anglo-saxons, notre secteur n’a pas créé une authentique profession, malgré l’existence d’une multitude de métiers. Certaines branches du travail social français se rapprochent néanmoins de cet idéal. Ainsi en va-t-il du service social. Les assistants sociaux français ont en effet tenté de concrétiser l’idéal professionnaliste, en se dotant, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des outils nécessaires pour cela : protection du titre, secret professionnel et code de déontologie. Ils se sont rapprochés par là des standards internationaux en travail social et ont initié une démarche déontologique riche d’une histoire forte de plusieurs décennies d’exercice, dont l’étude, entamée par Henri Pascal(3), reste encore à faire. Remarquons au passage que le fait même qu’elle soit un objet historique montre que la déontologie évolue. Loin d’être synonyme de rigidité, voire de sclérose ou encore de langue de bois, la liste des devoirs admis peut se modifier, à condition que la profession concernée soit un corps politique, c’est-à-dire un espace de débat. Quoiqu’il en soit, l’entreprise des assistants sociaux français représente un modèle que l’on aurait tort d’ignorer, voire de sacrifier sur l’autel d’une supposée modernité. La question serait plutôt de savoir si ce modèle peut être généralisé à d’autres métiers du travail social ou non. Quant à l’hypothèse d’un travailleur social unique(4), elle n’aurait de sens qu’à la condition de sauvegarder les conquêtes d’après-guerre de l’ANAS et de conserver des spécialités fortes, comme le service social du travail ou le service social en faveur des élèves. A l’inverse, comment un travailleur social, fût-il unique, pourrait-il prétendre au statut de professionnel si le modèle retenu l’entraînait à perdre le secret professionnel par titre ou le code de déontologie ? A titre de comparaison, beaucoup de gens trouveraient anormal et même très dangereux de voir disparaître la protection conférée par le secret professionnel dont jouissent les clients des avocats ou des médecins. Pourquoi, alors, ce que nous trouverions dangereux pour ces deux professions le serait-il moins pour le travail social ? La perte nette et sèche de la profession d’assistant social, noyée dans un nouveau métier générique, unique et déréglementé, loin de professionnaliser le secteur social, le déprofessionnaliserait plutôt et serait le signe d’inquiétants reculs de l’idéal démocratique dont le travail social est l’un des artisans.
Les critiques de l’idée de déontologie auront sans doute à cœur de démontrer que cette dernière comporte un risque majeur. A trop fortement revendiquer la profession comme source, ne risque-t-on pas une forme d’appauvrissement ? On peut imaginer que le quotidien d’une pratique professionnelle enferme de fait cette dernière dans une contingence telle que lui serait interdite toute prise de recul. De même, le questionnement propre à toute déontologie n’est-il pas de nature à s’épuiser dans la résolution de questions finalement banales ?
C’est oublier que la déontologie relève d’un domaine situé à l’intersection de plusieurs disciplines, du droit et de la philosophie notamment, qui viennent nourrir le questionnement professionnel. Il est vrai que cette intersection semble, à première vue, tenter de faire coïncider des entreprises différentes. Ainsi reproche-t-on souvent à la philosophie de naviguer dans un univers éloigné de l’expérience pratique concrète. A l’inverse, il peut paraître difficile de repérer une métaphysique dans l’expérience journalière d’un travailleur social. C’est oublier pourtant que certaines écoles de philosophie cherchent à proposer des éthiques expérimentales, partant de l’expérience plutôt que du concept. C’est oublier encore que la matière même de la pratique professionnelle en travail social relève de la résolution de problèmes touchant, le plus souvent, à la conduite à tenir, à la délibération à mener, à la décision à prendre. A tel point que l’un des savoir-faire fondamentaux d’un travailleur social est le savoir-être. Le travailleur social est un expérimentateur éthique en acte. Si ce dernier point peut faire l’objet d’un large accord, on peut s’interroger sur son lien avec la question des devoirs professionnels. On admettra sans doute que, si une pratique individuelle permet à un travailleur social d’apprendre à répondre à certaines questions éthiques, lorsqu’il est ramené à une dimension plus collective, ce même apprentissage devient savoir commun, sculpté par une communauté de praticiens d’un même domaine. La déontologie émerge de cette veine, c’est-à-dire de l’expérience collective accumulée par plusieurs professionnels, dont la destination est d’être partagée. En tant que telle, cette expérience révèle alors la déontologie tout autant comme grammaire – c’est-à-dire comme une somme de règles – que comme guide pour le travailleur social individuel. C’est bien en effet dans la confrontation au doute qu’un travailleur social éprouve le besoin d’avoir recours à une institution qui va l’aider à savoir s’il existe une réponse aux interrogations qu’il se pose et si la réponse qu’il a lui-même pu apporter est légitime. Bref, si elle est conforme aux devoirs éthiques de sa profession. »
Contact : lilian.graviere@itsra.net
(1) Voir le site
(2) Voir notamment le rapport du CSTS Ethique des pratiques sociales et déontologie des travailleurs sociaux – Ed. ENSP, 2001. Une journée des comités d’éthique a également été organisée le 29 mai 2015 à la direction générale de la cohésion sociale – Voir notre « Décryptage » dans les ASH n° 2918 du 10-07-15, p. 30.
(3) Henri Pascal, Histoire du travail social en France, de la fin du XIXe siècle à nos jours – Ed. Presses de l’EHESP, 2014.
(4) Voir notre « Décryptage » dans les ASH n° 2952 du 18-03-16, p. 34.