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Laurent Mucchielli : « Il n’est pas plus risqué de se promener dans les rues marseillaises que dans celles de la capitale »

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Marseille, ville du crime ? Une idée reçue que le sociologue Laurent Mucchielli s’est attaché à déconstruire depuis 2011, année de la création, en PACA, de l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux. Dans un ouvrage qu’il a codirigé, le chercheur dresse le bilan de cet organisme expérimental, qui visait notamment à rapprocher élus locaux et chercheurs.
L’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS) arrive au terme de son programme de recherche en PACA. Comment est né cet organisme pionnier en son genre ?

Il a été créé en 2011 et l’essentiel de ses travaux est aujourd’hui achevé. Notre convention avec le conseil régional de PACA se terminait le 31 décembre 2015. L’observatoire va perdurer encore deux ans, mais uniquement dans le champ universitaire. L’aspect novateur de cette expérimentation était d’associer le milieu universitaire et de la recherche avec une collectivité territoriale. Les chercheurs ont ainsi pu disposer de véritables moyens pour mener à bien un programme de recherche ambitieux. Ils ont également vu s’ouvrir des portes institutionnelles difficiles à franchir lorsqu’on n’est pas dans le cadre de commandes publiques. La collectivité, pour sa part, a bénéficié d’une expertise publique sans devoir se contenter d’un audit interne – qui n’est pas une véritable évaluation – ni devoir se tourner vers le marché privé du conseil en sécurité, dont les visées sont d’abord commerciales. Il s’agissait également de valider dans quelle mesure il est possible de mener une expertise publique, sous forme de diagnostic d’évaluation, au profit d’une collectivité territoriale. La France souffre en effet d’un déficit d’expertise publique dans le domaine de l’accompagnement des politiques locales de prévention et de sécurité. Seules des institutions nationales travaillent sur cette question, comme l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales.

Quel bilan tirez-vous de ces cinq années de travaux ?

Le premier point positif est d’avoir pu créer en région PACA un véritable réseau de recherche collectif sur les questions de prévention et de sécurité. Près d’une cinquantaine de personnes y ont participé, avec, deux fois par an, des journées d’études. Y ont contribué des universitaires ainsi que différents professionnels : des policiers, des gendarmes, des magistrats, des travailleurs sociaux, des coordonnateurs de conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, etc. Notre second sujet de satisfaction est d’avoir pu mener des recherches qui ont contribué à l’avancée des connaissances scientifiques. Nous avons démarré avec des travaux statistiques qui ont permis de poser un certain nombre de points de repère, notamment sur le supposé particularisme marseillais en matière de délinquance. Nous avons utilisé des données nationales échantillonnées au plan local, puis, dans un second temps, produit des enquêtes sur la victimation et le sentiment d’insécurité dans trois villes de l’agglomération marseillaise. Plusieurs autres thèmes de recherche ont également été abordés, comme l’évaluation des zones de sécurité prioritaire (ZSP), le trafic de drogue à partir des archives judiciaires, la prévention spécialisée, en partenariat avec une association locale, la réparation pénale, etc. Le plus difficile, au début, a été d’obtenir les chiffres de la police et de la gendarmerie. Nous étions encore sous le quinquennat Sarkozy, marqué par la politique du chiffre, et le préfet de police de l’époque, proche du pouvoir, ne voulait pas entendre parler d’une collaboration avec des chercheurs. Depuis, les choses se sont beaucoup améliorées et nous travaillons régulièrement avec la préfecture de police.

Marseille et sa région constituent-ils une terre de délinquance, comme certains le prétendent ?

Il existe, de fait, une spécificité marseillaise dans le domaine du banditisme. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. Historiquement, on observe trois grandes périodes : celle de l’opium à la fin du XIXe siècle, celle de l’héroïne dans les années 1970 et celle du cannabis aujourd’hui. Cette spécificité apparaît aussi dans nos travaux, menés en collaboration avec la police judiciaire, sur les règlements de compte. Il n’en existe pas moins des présupposés culturalistes à l’égard de Marseille et, plus largement, de la Provence, considérée comme une terre de violence. Il n’est pourtant pas plus risqué de se promener dans les rues marseillaises que dans celles de la capitale. Nous avons interrogé 3 000 habitants de Marseille afin de mesurer l’ordinaire de la petite délinquance dans la vie quotidienne des gens : vols, cambriolages, bagarres de rue… Or le niveau de cette petite délinquance, même s’il est élevé, n’est pas très différent à Marseille de celui qu’on observe dans d’autres grandes villes, notamment en région parisienne. Ce n’est pas parce qu’il y a des règlements de compte liés à la présence du grand banditisme qu’il existe un continuum de violences jusqu’à la petite délinquance. La société marseillaise n’est pas plus violente qu’une autre, compte tenu de l’importance des phénomènes de pauvreté et d’inégalité.

Comment expliquez-vous l’importance du trafic de stupéfiants à Marseille ?

La délinquance ne tombe pas du ciel. Elle ne vient pas non plus de l’héritage génétique de chacun ou d’un calcul rationnel sur l’avantage économique qu’il y aurait à la pratiquer. Dans la réalité, les choses ne se passent pas comme ça. Marseille est une ville très inégale et très pauvre. La grande richesse et la grande pauvreté se côtoient sur un petit territoire. Un quart de la population vit dans ce qu’on appelait jusqu’à l’an dernier les zones urbaines sensibles. En comparaison, à Paris, c’est à peine 7 %. Ce qui explique qu’à Marseille il existe pour le trafic de drogues une main-d’œuvre permanente et disponible, composée pour l’essentiel de jeunes exclus. Cette main-d’œuvre est d’autant plus nécessaire que le cannabis est devenu un marché de masse, avec 13,5 millions de consommateurs en France, ce qui suppose d’organiser tout un système de vente au détail. Enfin, il faut rappeler que Marseille est un port et, par conséquent, un point d’entrée du trafic. La principale zone de production du cannabis est d’ailleurs située juste en face, dans la vallée du Rif, au Maroc.

La démarche de l’ORDCS vous paraît-elle transférable à d’autres régions et, si oui, à quelles conditions ?

La mission d’information « Lutte contre l’insécurité » de la commission des lois de l’Assemblée nationale a rendu en octobre 2014 un rapport proposant de développer l’évaluation sur les questions de sécurité à l’échelle locale et de créer des observatoires locaux sur le modèle de l’ORDCS. C’est une reconnaissance très gratifiante de la part de la puissance publique. Néanmoins, par la suite, je n’ai été sollicité par aucune collectivité intéressée pour développer un dispositif similaire. Faut-il développer ce type d’observatoire partout ? Pas nécessairement. Certaines régions en auraient bien besoin, tandis que d’autres maîtrisent suffisamment les questions de sécurité. Par ailleurs, créer un observatoire tel que l’ORDCS suppose de disposer d’une ressource universitaire suffisante. Or très peu de chercheurs s’y intéressent vraiment en France. J’ai travaillé longtemps en région parisienne au CESDIP [Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales] et il n’existe, en région, aucun équivalent de cet organisme. Je reste pourtant convaincu qu’il faut aller dans cette direction. Le monde universitaire devrait travailler davantage avec les collectivités territoriales et, inversement, les politiques publiques devraient prendre en compte le potentiel de recherche existant.

Les élus locaux vous paraissent-ils prêts à jouer le jeu ?

C’est le point négatif qui explique pourquoi ce type de démarche risque de ne pas se développer. Très peu d’élus sont demandeurs d’une expertise publique, collective et indépendante sur les questions de prévention et de sécurité. Si j’étais cynique, je dirais que ne pas savoir dans le détail ce qui se passe permet de continuer à dire un peu n’importe quoi… Mais surtout, les élus sont davantage dans des stratégies d’affichage que de diagnostic. Ils sont plus souvent confrontés à la résolution de problèmes individuels qu’à la mise en œuvre de stratégies globales. On peut le comprendre. Le maire d’une ville est sollicité tous les jours sur des problèmes de vie quotidienne. Il passe son temps à essayer de régler ces problèmes l’un après l’autre. L’idée de prendre du temps pour poser un diagnostic d’ensemble afin de mettre en œuvre des stratégies pluriannuelles est assez loin de ses préoccupations. A l’inverse, les techniciens qui sont sur le terrain sont, eux, bien conscients de cette nécessité car ils sont dans cette approche de diagnostics pluriannuels et de partenariats.

Repères

Le sociologue Laurent Mucchielli est directeur de recherche au CNRS (Laboratoire méditerranéen de sociologie) et enseignant à l’université d’Aix-Marseille. Il a fondé et dirige l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS). Avec Emilie Raquet, il publie Délinquances, police, justice. Enquêtes à Marseille et en région PACA (éd. Presses universitaires de Provence, 2016).

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