« Un majeur protégé n’est pas un mineur en devenir. Il n’a pas besoin d’être éduqué ou surveillé dans ses actes. Il a besoin que ses libertés soient préservées grâce à l’intervention d’une personne qui pourra lui assurer une information adaptée, le conseiller souvent, l’aider parfois, le représenter exceptionnellement. C’est le rôle le plus difficile pour être un professionnel efficace – et c’est pour cela que le métier de mandataire judiciaire à la protection des majeurs n’est certainement pas un travail comme un autre. » C’est ainsi que Laurence Pécaut-Rivolier, inspectrice générale adjointe des services judiciaires, résume l’exercice délicat que constitue l’accompagnement tutélaire(1). Pour « protéger sans jamais diminuer »(2), comme y incite la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs(3), les professionnels ont à articuler la protection des personnes vulnérables et le respect de leurs droits fondamentaux, de leur autonomie et de leur volonté – ce qui revient, régulièrement, à devoir concilier des valeurs et des points de vue divergents, voire opposés. Mais « la loi de 2007 et ses décrets d’application ont, semble-t-il, trop rapidement omis d’organiser la réflexion éthique et la conception de bonnes pratiques pour les professionnels sur la protection juridique des majeurs », pointe la sous-commission « droit et éthique de la protection des personnes » du Comité national pour la bientraitance et les droits (CNBD) dans l’intéressant rapport (non publié) remis en mars dernier aux secrétariats d’Etat chargés des personnes âgées et handicapées. Le besoin d’éthique dans le champ des majeurs protégés ne date pas d’hier. Mais il prend une acuité particulière depuis que la loi de 2007 a ajouté un volet personnel de protection des personnes au mandat de gestion financière et patrimoniale, explique Anne Caron-Déglise, présidente de chambre à la cour d’appel de Versailles, auteure du rapport du CNBD. Une loi qui laisse une grande marge de manœuvre aux professionnels.
Pour tenir compte des enjeux de la réforme en termes d’accompagnement bientraitant, le premier souci a été de professionnaliser les mandataires judiciaires à la protection des majeurs (MJPM)(4). D’où l’obligation de formation pour exercer ou continuer à le faire, ce qui a permis une montée en compétences du secteur. Toutefois, « cette formation se révèle plus ou moins exigeante selon les centres – on a donc des surprises sur le terrain », constate Anne Caron-Déglise. Par ailleurs, de nouveaux profils de MJPM sont apparus, en particulier chez ceux qui exercent à titre individuel, parmi lesquels bon nombre ne proviennent plus du travail social mais de la gestion ou du droit. Or « tous n’ont pas intégré la dimension sociale et humaine de la protection des personnes voulue par le législateur », ajoute la magistrate. C’est pourquoi, avec les experts réunis autour d’elle(5), Anne Caron-Déglise recommande, d’une part, de mieux cadrer et de renforcer la formation initiale des MJPM – dont la complexité de la profession « justifierait la délivrance d’un diplôme – équivalant à un master 1 – et non plus d’un simple certificat de compétence ». D’autre part, de prévoir une formation continue obligatoire d’au moins une semaine par an. Par ailleurs, face aux questions éthiques auxquelles se confrontent les différents professionnels intervenant dans le champ de la protection des majeurs, « il est nécessaire de mettre en place, dans chaque région, une instance éthique transdisciplinaire », financée par les pouvoirs publics, sur le modèle de celle qui existe dans les Hauts-de-France (voir encadré, page 33).
Cette modalité de régulation correspond à une forte demande de l’ensemble des acteurs du monde tutélaire – MJPM, juges, agents de la cohésion sociale, médecins –, observent les spécialistes qui ont travaillé pour le CNBD. D’autant qu’il y a seulement 80 juges des tutelles (en équivalent temps plein) – et aussi peu de greffiers en chef qui contrôlent les comptes. « Nous sommes donc en très grande difficulté pour vérifier l’effectivité du droit des personnes », commente Anne Caron-Déglise. D’où le risque de fermer les yeux sur certains dysfonctionnements et/ou de mettre les professionnels dans une impasse. Par exemple, lorsque, au vu des problèmes que pose une famille malveillante avec un majeur protégé, les services sociaux, puis le médecin, puis le mandataire judiciaire se disent qu’il n’y a pas d’autre solution pour assurer la sécurité de l’intéressé que de l’orienter en établissement – ce que lui-même ne souhaite pas. « Nous sommes alors dans un vrai questionnement sur la bientraitance et la maltraitance », analyse Anne Caron-Déglise. Mais, « pour avancer sur l’éthique, et le faire de manière organisée, il est indispensable qu’il y ait une volonté politique forte. Sinon, chacun va s’approprier la réflexion au niveau de chaque corps de métier. Partir dans tous les sens ne me paraît pas être la meilleure façon de respecter les personnes ».
Pour l’heure, pas de grand chantier intersectoriel piloté par l’Etat. Toutefois, les MJPM sont loin d’être inertes. Face à l’élargissement de leurs missions, les organisations professionnelles ont beaucoup travaillé, ces dernières années, sur les fondamentaux du métier. Même si c’est en ordre dispersé, la plupart d’entre elles ont mis au point des chartes ou des codes destinés à favoriser l’éthique et la déontologie dans leurs rangs. A commencer par l’Union nationale des associations familiales (UNAF), premier réseau associatif de services mandataires, qui a publié en 2010 un important document de référence(6). Pour Pierre Bouttier, président de l’Association nationale des délégués et personnels des services mandataires à la protection juridique des majeurs (ANDP) – qui a également élaboré une charte professionnelle –, « il s’agit de traduire les obligations légales dans une perspective éthique très pragmatique, c’est-à-dire de proposer une lecture concrète des textes pour éclairer les pratiques sans guider les conduites, mais en amenant tout le monde à penser de façon éthique ». Il y a toujours des risques de dérive des postures quand on se réfère uniquement à son propre bon sens, fait-il observer. Sans compter que « les MJPM sont sous la pression permanente d’un peu tout le monde – familles, médecins, travailleurs sociaux, professionnels du secteur marchand – et mis en demeure par leurs interlocuteurs de décider à la place de la personne protégée, du fait d’une confusion permanente entre l’autorité parentale et leur mission. Socialement parlant, on est encore très majoritairement sur la figure du tuteur ou curateur “bon père de famille” ». Aussi est-il important d’avoir des références bien assises pour s’extraire du discours ambiant et résister à l’injonction de se prononcer au nom d’autrui, sauf en l’absence d’autre possibilité et quand le cadre légal le prévoit. Mais d’évidence, il y a encore des marges de progression appréciables dans la compréhension de la loi de 2007 et de son esprit, même chez les MJPM.
Ce constat est l’un des enseignements de l’enquête « Eval’éthique » réalisée en 2015 par la Fédération nationale des associations tutélaires (FNAT), qu’elle a récemment rendue publique(7). Trois cents mandataires y ont participé et ont contribué à dresser un état des lieux des pratiques de la profession. Pour évaluer la fréquence et l’importance des situations pouvant poser problème au plan des connaissances juridiques ou des positionnements éthiques(8), 11 scénarios ont été élaborés, qui mettent en scène des expériences issues du quotidien des MJPM. Par exemple, des situations liées à la vie privée de la personne protégée, au respect de sa volonté, à l’argent, à la détention et au partage de certaines informations par le MJPM, ou encore à une erreur de ce dernier aux conséquences potentiellement dommageables à l’usager. Dans chaque cas, les répondants se voyaient présenter quatre comportements et devaient désigner celui qu’ils adopteraient et celui qu’ils pensaient avoir le plus de chance d’être choisi par l’ensemble de la profession. Cette enquête fait ressortir des écarts significatifs entre la décision jugée souhaitable par les MJPM et celle qu’ils attribuent à l’ensemble de la profession, commente Jean-Jacques Nillès, éthicien du cabinet Socrates, qui a travaillé avec la FNAT. Il précise que les professionnels ont analysé cinq situations « de façon claire et cohérente » par rapport au droit et à l’intérêt de la personne protégée, mais quatre « de façon problématique » et deux de manière inappropriée. Ce qui permet de cibler les cas pouvant être jugés prioritaires en termes de prévention des risques de conduites inadaptées ou, plus simplement, dans la perspective du développement de la réflexion éthique de la profession.
Globalement, on constate « l’isolement dans lequel se trouve le délégué MJPM face à des situations complexes, et un manque de concertation ou des difficultés à partager avec d’autres professionnels sur les modalités et les difficultés de prise en charge », détaille Anne-Marie David, vice-présidente de la FNAT. En particulier, le juge comme tiers et partie prenante à la mesure n’est pas suffisamment sollicité dans la prise de décision. Certains mandataires ne se tournent pas vers lui, car ils pensent être dans l’obligation de répondre à toutes les attentes et, en tout état de cause, le rythme de la justice n’est pas toujours compatible avec la gestion de l’urgence. « La référence au droit, sa mise en œuvre en toutes circonstances et l’exécution du mandat qui nous est confié ont une place prépondérante dans les décisions ; cependant ces dernières doivent être systématiquement confrontées à la réalité de vie des personnes que nous accompagnons », poursuit Anne-Marie David. Il faut notamment envisager la prise de risque de la personne par rapport à son environnement et au respect de sa volonté. Toutefois, le danger que l’intéressé fait courir à lui-même ou à autrui constitue une limite impossible à franchir au seul motif de respecter sa volonté. « Ce questionnement sur le risque et les limites à poser est une constante du métier de délégué mandataire à la protection des majeurs ; il doit pouvoir être analysé et partagé », insiste la vice-présidente de la FNAT, qui pointe aussi la responsabilité des services employeurs pour porter les valeurs. « Il ne peut y avoir de démarche éthique que si elle se constate dans les intentions et le quotidien des structures, dans les réponses apportées aux sollicitations des personnes sous protection », affirme-t-elle.
Dans la suite de cette enquête, des formations expérimentales ont été organisées par la Fédération nationale des associations tutélaires auprès d’associations membres de son réseau. Il s’agissait là aussi d’envisager les postures éthiques souhaitables, mais à partir de situations concrètes rapportées par des stagiaires qui les avaient vécues – comme la pression exercée par les tiers en cas de trouble de jouissance, les conséquences d’une pathologie psychiatrique sur le déroulement de la mesure, les fréquentations d’une personne protégée qui la mettent en danger. Ce fut l’occasion, pour la FNAT, de tester son référentiel sur l’éthique et la pratique professionnelle élaboré dans le cadre de la démarche « Eval’éthique », qui définit les vertus cardinales du métier et les lignes de conduite à associer aux activités clé des MJPM.
Cet outil s’est révélé « être un soutien apprécié » de ses premiers utilisateurs, commente Anne-Marie David. Mais « ce n’est que le début d’un travail au long cours, qui est bienvenu dans un contexte où les valeurs sont de plus en plus mises à mal ». Prochaine étape : la mise en place, « sans doute » en 2017, d’une plateforme en ligne pour aider à s’interroger dans les situations difficiles. Avant, peut-être, un travail collectif du secteur pour « réfléchir ensemble à l’avenir de notre profession et à la construction d’une éthique commune ». Le pire, à cet égard, serait que « des non-praticiens produisent un texte et nous disent “l’éthique, c’est ça” », met en garde Pierre Bouttier, tout à fait en phase avec la FNAT : « L’émergence d’une éthique, c’est-à-dire de valeurs de référence communes, est un horizon indépassable afin d’asseoir un vrai métier, affirme le président de l’ANDP. Tant que la profession ne sera pas bien construite, ce sera au détriment des personnes protégées. »
Pour que les différents acteurs du champ de la protection juridique des majeurs puissent croiser leurs points de vue et leurs préoccupations, un groupe pluridisciplinaire de réflexion éthique a été mis en place à Lille, en 2012, par la direction régionale de la cohésion sociale du Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Animé par Marie Guinchard, conseillère technique au CREAI (centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité) de la région, il est composé de 14 membres – qui sont les mêmes depuis l’origine : cinq représentants des mandataires judiciaires (un pour les préposés d’établissement, un pour les mandataires individuels et trois pour les salariés d’associations), deux magistrats, deux représentants de l’Etat (directions régionale et départementale de la cohésion sociale), trois experts et deux médecins (un psychiatre et un gériatre). Ce groupe n’est pas une instance d’aide à la décision ni de recours en cas de conflit. Son objectif est d’analyser à froid des situations concrètes ayant été tranchées, dans lesquelles différents principes d’action peuvent s’opposer. Les cas étudiés sont (anonymement) proposés au débat par les membres du groupe, qui se réunit une fois par trimestre. Au fil des rencontres, diverses problématiques ont été soulevées, mettant au jour des aspects de la protection juridique qui peuvent porter tant sur la perception de la mesure par les divers intervenants et la tension entre les valeurs de chacun, que sur leurs responsabilités respectives civile, pénale, mais aussi morale. La question de la complicité d’un mandataire par rapport à son rôle après l’évasion d’un détenu dont il est le tuteur a ainsi été interrogée, ainsi que celle du choix du lieu de vie d’une personne protégée hospitalisée, entre respect de sa volonté de revenir vivre chez elle et risques encourus à domicile, ou bien de la légitimité du maintien d’une mesure pour continuer à préserver le système familial d’un majeur, alors que ce dernier n’avait plus nécessairement besoin de cette protection. « Chaque professionnel a sa compétence. […] On en dit les limites. On associe les complémentarités. On parle aussi des absents […], ni autour de la table, ni représentés », explique le sociologue Benoît Eyraud, l’un des experts de l’instance, qui éclaire l’emboîtement des positionnements et des enjeux dans d’épisodiques « billets d’éthique ». Ces derniers sont publiés sur le site du CREAI, tout comme les comptes-rendus détaillés de certaines rencontres du groupe(1). Ce dernier a choisi de ne pas émettre d’avis ni de recommandations. « C’est le processus de réflexion qui importe, développe Marie Guinchard. Il ne s’agit en aucun cas de proposer des solutions aux situations présentées, mais bien d’accompagner le lecteur dans un questionnement grâce à une multiplicité d’angles de vue sur une situation. » Donné en exemple en 2014 par l’Inspection générale des affaires sociales(2), le groupe régional du Nord-Pas-de-Calais représente aussi pour la sous-commission « droit et éthique de la personne » du Comité national de la bientraitance et des droits un modèle qu’il conviendrait de dupliquer dans chaque région. Toutefois, pour l’heure, il reste unique en son genre.
(1) In « La notion d’intérêt de la personne protégée » – ANDP et Vous – Mars 2016 – Consultable sur
(2) Selon la formule de l’un des inspirateurs de cette réforme, le magistrat Thierry Fossier.
(3) Voir notre supplément juridique La protection des majeurs vulnérables – Mars 2013 – 16 € – Disponible sur
(4) La loi de 2007 pose le principe de la priorité familiale pour l’exercice de la protection. Cependant, moins de 50 % des mesures sont exercées par des familles – et jusqu’à moins de 40 % dans plusieurs régions.
(5) La juriste Karine Lefeuvre, professeure à l’Ecole des hautes études en santé publique, Julien Kounowski, inspecteur de l’action sanitaire et sociale à la direction régionale de la cohésion sociale du Nord-Pas-de-Calais, et Benoît Eyraud, sociologue.
(6) « Ethique et déontologie en protection juridique des majeurs : enjeux, pratiques et perspectives » – Septembre 2010 – Disponible sur
(7) Lors du colloque sur « La protection juridique des majeurs : le défi de l’éthique », organisé le 10 mars dernier à Paris –
(8) Voir notamment la tribune libre de Marc Pimpeterre et de Gilles Raoul-Cormeil sur les questions posées par la décision ou non de mettre fin à la conservation des gamètes d’un majeur protégé, dans les ASH n° 2898 du 20-02-15, p. 32.
(1) Voir l’onglet « Groupe éthique » sur
(2) Dans son rapport Financement par les organismes de sécurité sociale des mandataires judiciaires à la protection des majeurs – Juillet 2014.