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Inventer la gestion associative

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Si l’on veut éviter la domination du travail social par le modèle gestionnaire, il faut repenser la gestion à partir du fait associatif, défendent Julien Bernet, directeur du pôle « enfants » de l’EIRC (Espace d’insertion en région de Cognac), Philippe Eynaud, enseignant à l’université Panthéon-Sorbonne, Olivier Maurel, consultant-chercheur, et Corinne Vercher-Chaptal, professeure en sciences de gestion à l’université Paris-13 Sorbonne Paris-Cité(1). Et d’inviter les travailleurs sociaux à se saisir collectivement de la gestion afin d’en faire un enjeu de démocratie.

« Dans le secteur associatif, la gestion souffre de clichés de deux ordres qui s’opposent. Elle apparaît tour à tour comme incontournable et magnifiée ou bien insupportable et diabolisée. Ces positionnements tranchés et contradictoires ne facilitent pas un débat constructif et apaisé autour de la conception de la gestion. Historiquement, cette discipline s’est construite sur l’étude et l’analyse des organisations du secteur marchand. Puis ce modèle a été étendu aux organisations publiques au travers du “New public management”. Depuis quelques années, cette transposition se poursuit dans le secteur associatif au nom de sa “professionnalisation”, sans que ce processus ait été sérieusement pensé et adapté pour être mis au service du fait associatif. Si les sciences de gestion ont du mal à “voir” ou à “penser” l’association, faut-il pour autant les considérer comme incompatibles avec le monde non marchand ? Comme cela est souvent avancé pour les usagers à propos de leur accompagnement, c’est en passant du statut d’objet à celui de sujet de gestion que les acteurs de terrain pourront promouvoir une autre gestion repensée à partir de la spécificité du fait associatif et y participer.

La gestion “classique” ou “formelle” s’est construite autour d’une vision orthodoxe de l’économie, envisagée sous le seul angle du marché (c’est-à-dire limitée à un jeu d’offres et de demandes), ce qui conduit à concevoir la gestion des associations selon une relation de service où l’usager est perçu comme un client, à l’image du management d’une entreprise commerciale. Ce mimétisme et cette transposition supposée possible des techniques de gestion entre secteur marchand et secteur associatif sont critiquables à plusieurs égards :

• L’économie ne peut pas être réduite au marché. Elle comprend certes des logiques d’échange, mais il existe aussi des logiques de réciprocité et de redistribution qui intègrent d’autres éléments comme la solidarité, le don et le bénévolat.

• Les techniques et les outils de gestion ne sont pas neutres et ne peuvent être considérés au travers de leur seule dimension pratique. En formalisant l’organisation, les procédures et donc les comportements, la technique gestionnaire joue un rôle politique puisqu’elle intervient dans la régulation des rapports de force et contraint à la fois la décision et l’action.

Pourtant, souvent pris par le temps, les acteurs associatifs peuvent avoir des difficultés à s’extraire des pressions diverses qu’ils subissent, qu’elles soient liées à des aspects réglementaires, à la restriction des fonds, à des exigences de qualité de la part des financeurs ou des publics visés, etc. Dans un souci d’efficacité immédiate, ils peuvent être tentés d’aller chercher des outils de gestion déjà existants auprès des entreprises du secteur marchand. Ce faisant, ils encourent le risque de faire du copier-coller et de ne pas s’interroger sur ce qui fait la spécificité de leur travail associatif.

Ne pas se perdre « gestion-faisant »

Nous pensons que la diversité et la complexité sont des richesses constitutives de ce qu’est et de ce que fait une association. Simplifier et uniformiser au prétexte d’efficacité à court terme compromet la quête de sens. Ce faisant, l’association s’expose au risque de se perdre “gestion-faisant”. Ce qu’est une association (un groupe d’individus ayant décidé de se rassembler d’une part, les valeurs du vivre-ensemble autour desquelles se retrouvent ces “associés” d’autre part) offre des dimensions et des interactions bien plus complexes que le pacte d’investissement financier noué entre des actionnaires. Et ce que fait une association (son action dans et sur la société) nécessite de s’interroger autant sur le pourquoi (la production de sens) que sur le comment (les moyens). Le fait associatif, regroupement de citoyens dans l’Etat face à l’Etat, recèle en soi une dimension politique qu’aucune démarche de gestion ne saurait réduire à un rôle de production de biens et de services.

La gestion présente en fait un tout autre intérêt pour les organisations du champ associatif : elle ouvre la possibilité d’un débat argumenté autour de ce qui réunit et unit les associés, autour de ce qui fait sens pour ce collectif et les individus qui le composent.

Imaginer une autre gestion demande donc de dépasser une approche traditionnelle focalisée sur l’organisation et la performance économique. Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu ont montré combien les associations ont besoin d’intégrer une dimension institutionnelle, incarnée dans le projet associatif(2). C’est ce qui va permettre de prendre en compte l’objet social, l’histoire, la culture et l’utilité sociale de l’association.

Prendre en compte l’action

A ces deux dimensions que sont l’organisation et le projet, nous proposons que la gestion associative en ajoute une troisième qui va permettre d’intégrer l’ensemble des parties prenantes à la réflexion : l’action. L’action désigne la “fabrication” concrète et collective du projet, à travers les opérations de “terrain” qui constituent le passage à l’acte légitimant la raison d’être de l’association. C’est aussi une mise à l’épreuve en raison des questions éthiques et pratiques que soulève cette incarnation du projet au quotidien. L’action peut ainsi faire évoluer le projet initial tout comme elle peut être recadrée par celui-ci et induire alors une adaptation des modes d’organisation. Penser l’action, c’est aussi penser le désir d’action, penser l’engagement et l’émotion. Un regard sur l’action est par conséquent indispensable pour mieux approcher les motivations des militants, volontaires, bénévoles ou salariés qui constituent les forces vives des associations.

Ces trois pôles de la vie associative (le projet, l’organisation et l’action) constituent les trois clés d’entrée d’une grille de lecture renouvelée de la gestion des associations. Chacun d’entre eux a sa propre dynamique. Au fil du temps, ces dynamiques et la façon dont elles s’articulent entre elles créent une trajectoire associative, avec ses points d’inflexion. En prenant le temps d’observer et d’analyser les discours, les actes et les dispositifs de gestion, nous essayons d’inscrire ces dynamiques dans un processus historique d’institutionnalisation propre à chaque association. C’est à chaque fois une histoire “pleine de gens”, une histoire “faite par des gens”, une histoire “de gens qui ont des histoires entre eux”, bref une société en constante recomposition que la gestion doit servir et non asservir.

En quelques dizaines d’années, la gestion est devenue une compétence incontournable, indispensable pour toute association en quête de légitimité. Tout l’enjeu devient alors de la mettre au service du projet politique de l’association, d’une réflexion critique sur l’action collective et sur la notion de résultat. Seule une gestion plurielle consistant, d’une part, à prendre en compte et à articuler le projet, l’organisation et l’action en s’inscrivant dans le temps, et, d’autre part, la réflexion et le débat peut répondre à ces enjeux propres aux associations. La gestion est ainsi à analyser de manière ouverte, dans une approche pluridisciplinaire. Elle ne se limite pas à une collection de savoirs et d’outils techniques, mais se pense aussi comme une construction sociale et politique. La gestion peut alors être mise au service d’un projet politique et d’une réflexion critique sur l’action collective et la notion de résultat.

Les travailleurs sociaux font souvent part d’un sentiment d’impuissance ou de frustration face à une démarche gestionnaire qui “les mettrait de côté” et limiterait leur pouvoir d’agir. Mais rien ne serait plus grave que de baisser les bras et de se mettre dans une posture passive. Pour transformer la gestion de l’intérieur, il est souhaitable que les travailleurs sociaux investissent les instances de participation, de concertation et de représentation (réunions de projet, comité d’éthique, conseil de la vie sociale, instances représentatives du personnel, etc.), qu’ils s’engagent dans les démarches d’évaluation et d’amélioration de la qualité, et qu’ils participent à la vie de leur association employeur. La gestion ne doit pas être laissée aux seuls spécialistes. Elle doit faire l’objet de débats et d’appropriation collective. Elle doit devenir un enjeu de démocratie. A ce moment-là, elle fait corps avec le social.

Faire du social, c’est savoir se mobiliser, s’indigner, critiquer, réfléchir, proposer, innover. En bref, savoir militer. »

Notes

(1) Auteurs de La gestion des associations – Ed. érès, avril 2016 – Voir ASH n° 2960 du 13-05-16, p. 38.

(2) In L’association : sociologie et économie – Ed. Fayard, 2013.

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